L'Entretien Jet d'Encre Le 7 juin 2017

L'Entretien Jet d'Encre #9,
Avec Jalil Bennani

0
0
Avec Jalil Bennani

Jalil Bennani

© M’hammed Kilito

Face à la crise migratoire, le Maroc a procédé à deux grandes campagnes de régularisation de personnes en situation irrégulière depuis 2014. La première permit à plus de 23’000 ressortissants étrangers – dont plus de 5’000 Syriens – de mieux s’intégrer dans la société marocaine et d’améliorer leurs conditions de vie de façon générale. Quant à la seconde campagne, toujours en cours, plus de 20’000 demandes de régularisation ont déjà été déposées. Parmi celles-ci, les communautés sénégalaise, ivoirienne et syrienne sont les plus représentées.1

Psychiatre et psychanalyste spécialisé dans la prise en charge des migrants, Jalil Bennani vit et travaille à Rabat. Les questions liées à la migration et à l’exil occupent une place importante au sein de ses travaux. Sollicité par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), en partenariat avec le Conseil National des droits de l’homme (CNDH), Jalil Bennani a recueilli les témoignages de trente réfugiés issus de 16 pays différents résidant au Maroc, leur donnant une voix afin de lutter contre les préjugés et les stigmatisations dont ils sont l’objet. Son ouvrage – « Un si long chemin : paroles de réfugiés au Maroc »2 – met en mots et en images ces entrevues. De la douleur de l’exil à la reconstruction, toutes appellent à voir l’humain au-delà de notre préconception du réfugié.

 

Monsieur Bennani, vous avez rencontré au Maroc trente réfugiés aux origines et parcours très différents. Nombre d’entre eux ont été victimes ou témoins d’épisodes de grande violence physique et psychique. A tous, vous avez demandé de vous raconter leur histoire. Quel a été l’effet chez eux de prendre la parole et d’être écoutés ?

Jalil Bennani : Les réactions étaient différentes selon le pays de provenance, l’âge, le sexe, leur rapport à la langue parlée (le français ou l’arabe). Mais ce qui était déterminant, c’est l’histoire passée de chacun. Ceux qui avaient vécu de grands traumatismes, des persécutions, ceux qui restaient habités par la peur se montraient au début souvent méfiants et réticents. Une fois cette barrière passée grâce à la confiance qui s’installait entre nous, ils se confiaient et devenaient chaleureux le plus souvent. La parole crée le lien et réinstalle une humanité souvent mise à mal par les traumatismes et la cruauté des épreuves vécues par ces réfugiés. Les écouter et leur donner une voix permet de les sortir d’un anonymat injuste et de leur octroyer une dignité. L’artiste photographe M’hammed Kilito a su, à travers son objectif, saisir les regards, les gestes, les situations, conférer une profondeur à ces récits et forcer le respect dû à ces personnes.

Boubakar © M'hammed Kilito

Boubakar
© M’hammed Kilito

 

Tous les réfugiés présents dans votre ouvrage parlent de leur nostalgie par rapport au passé, au pays qu’ils ont quitté, aux souvenirs qu’ils en gardent… au point que l’une d’entre eux a choisi comme pseudonyme Azzohour Addâbila, qui signifie « fleurs fanées », pour l’illustrer. Comment l’expliquer ? Comment passer de la nostalgie et du chagrin à la construction ?

Jalil Bennani : La notion d’exil est une notion tout aussi géographique qu’intrapsychique. Pour tout un chacun, le premier exil est celui du renoncement à l’enfance qui s’opère tout au long du développement humain et trouve un aboutissement au moment de l’adolescence, étape de transition vers l’âge adulte. L’exil géographique des migrants vient raviver les séparations vécues. Il accentue les frustrations et les déchirements. Il impose des renoncements. L’exil concerne le pays, la culture et la langue maternelle qui tombent dès lors dans le domaine intime. C’est cela la nostalgie : une niche de souvenirs, d’affection et de sécurité à laquelle chacun peut recourir à des moments particuliers de sa vie. Cette nostalgie s’exacerbe particulièrement chez ceux qui sont en situation d’exil forcé. Mais l’exil n’est pas que souffrance, notamment lorsqu’il est choisi. Il peut instaurer une distance nécessaire avec la langue maternelle, avec le registre affectif; distance permettant de créer, de découvrir et de se détacher aussi d’un certain passé oppressant. C’est le cas de nombreux poètes, écrivains et artistes.

 

Plusieurs d’entre eux gardent un lien – quoique fantasmé – avec leur pays d’origine. Marwan garde la télévision syrienne allumée ; les jeunes espèrent retourner chez eux ; Abdelkader ne se sent pas chez lui ; Amira rêve de la Syrie en famille ; Manuella ne se sent nulle part… Comment vivre en étant déchiré entre deux lieux ? N’est-ce pas difficile, presque schizophrénique au niveau identitaire ?

Jalil Bennani : Le lien au pays d’origine comporte toujours une part fantasmée. Dès lors qu’il y a une sorte de perte d’une partie de soi-même constitutive de l’exil, il y a un deuil à accomplir pour tout migrant. Étant donné que l’inconscient ne connaît ni le temps, ni la mort, le déraciné rêve souvent de ce que l’on a nommé « le paradis perdu » et qui renvoie là encore à l’enfance. Le renoncement à ce « paradis » peut être compensé par l’espoir de « la terre promise ». Si les conditions d’accueil et d’insertion sont favorables, les fantasmes s’estompent. Mais lorsque l’échec de l’intégration et le rejet prennent le dessus, le retour de la nostalgie se fait en force et vient obstruer l’avenir. Je préfère parler de la pluralité identitaire plutôt que de schizophrénie, terme souvent utilisé dans ces situations, mais qui a un sens précis en pathologie. Dans cette pluralité existent des tensions, entre un passé et un présent, entre une tradition et une autre. Il y a donc un compromis à faire, qui n’est pas toujours facile, mais il est la condition de notre liberté, des limites, du respect de chacun et du vivre-ensemble dans la diversité.

Manuella

Manuella
© M’hammed Kilito

 

Au-delà de ces personnes réfugiées que vous avez rencontrées dans le cadre de votre livre, vous traitez également des migrants dans votre travail quotidien de psychiatre. Vous évoquez ainsi une différence entre la clinique des migrants et des réfugiés. Qu’est-ce que cela change concrètement dans la prise en charge thérapeutique ?

Jalil Bennani : Il s’agit d’une différence de degré dans l’expression des symptômes liée au fait que les réfugiés font un aller sans retour et ne sont plus sous la protection de leur pays d’origine, contrairement aux migrants qui ont la possibilité de revenir dans leur pays. Les traumatismes étant souvent plus importants chez les premiers, la nostalgie peut confiner à de grands désarrois, à de grandes dépressions ou, au contraire, être refoulée pour permettre à l’exilé d’accéder à une intégration dans le pays d’accueil. On assiste même à de grandes réussites, preuve s’il le fallait des grandes possibilités d’adaptation que possèdent certains selon leur équilibre intérieur, l’environnement et l’accueil dont ils peuvent bénéficier. Dans le cadre de ce projet, j’ai été une sorte de médiateur qui leur a donné une voix en s’abstenant de toute interprétation. Mes réflexions sont venues après coup et se nourrissent également de mon expérience professionnelle antérieure à ce projet.

 

Comment pouvez-vous aider vos patients à dépasser leurs traumatismes liés à leur vécu ? Puis leur colère face au racisme, au rejet et à l’exclusion qui peuvent survenir dans les pays qui les accueillent ?

Jalil Bennani : Mon expérience avec les migrants m’a montré qu’avant toute prise en charge sur le plan thérapeutique, il fallait savoir repérer et établir des priorités. Le migrant qui cherche un toit pour se loger, celui qui revendique des droits, tel autre qui est noyé dans des difficultés sociales… doivent d’abord être aidés socialement. Une première reconnaissance peut alors s’instaurer et permettre d’atténuer les colères, le rejet et l’exclusion que vous évoquez à juste titre. Dans un deuxième temps, un lien peut s’établir, permettant de créer des conditions favorables à un suivi psychothérapique ou psychanalytique. Le dépassement du traumatisme (qui a donné lieu aux travaux sur la notion de résilience) peut se faire en agissant tout autant sur les facteurs psychologiques que culturels et sociaux.

Permettre à un migrant ou un réfugié de ne pas renier ses racines culturelles, ses traditions, tout en s’intégrant dans une nouvelle société, une nouvelle culture, est de nature à favoriser des identités flexibles. Le migrant ayant quitté son pays depuis de nombreuses années acquiert des expériences nouvelles qui viennent s’intégrer à ses premières expériences. Les découvertes neuroscientifiques ont montré l’importance de la plasticité neuronale qui fait que le cerveau est dans un bouillonnement permanent et en perpétuel remaniement. Encore faut-il créer les conditions qui le stimulent ainsi que celles qui donnent aux individus la capacité de s’exprimer et de retrouver une parole singulière au sein du collectif.

Marwa

Marwa
© M’hammed Kilito

 

 Parlons de ces conditions justement. Le Maroc a mis en place deux grandes campagnes de régularisation des réfugiés sur son territoire. Plusieurs réfugiés dans votre livre – notamment Abakar et Gloria – expliquent à quel point ce changement de statut a été déterminant pour eux (ça a apaisé nos cœurs, disent-ils). Pourquoi pensez-vous que c’est si important pour eux ? S’agit-il d’une reconnaissance de leur souffrance ?

Jalil Bennani : Le changement de statut social leur donne des droits. Le premier d’entre eux est de ne pas être expulsé hors du territoire. N’étant plus clandestins, ils peuvent sortir au grand jour, aspirer à avoir un logement et un travail. Il s’agit pour eux d’une reconnaissance sur le plan social et humain. Les conséquences psychologiques en découlent. De fait, leurs souffrances s’en trouvent atténuées car ils peuvent se trouver dans une meilleure cohabitation avec leurs voisins, leurs coreligionnaires, leurs collègues de travail, leurs camarades de classe. Nombre d’entre eux ayant connu la clandestinité et la peur des expulsions soulignent l’énorme différence qui existe entre l’époque actuelle et celle où toute régularisation était inexistante. Contrairement au passé, nombre de migrants et de réfugiés ne font plus du Maroc un pays de transit, mais un pays d’accueil.

 

Presque tous expriment une vive reconnaissance envers le Maroc qui s’est révélé beaucoup plus accueillant que l’Europe et actif dans l’intégration des réfugiés (Soulayman dit même que cela permet de ne plus avoir besoin de l’Europe ou de l’Amérique). Beaucoup de réfugiés sont même aidés humainement ou financièrement par leurs voisins, leurs proches. Le Vieux Continent a-t-il à apprendre du royaume marocain ?

Jalil Bennani : Soulignons d’abord un fait qui a toute son importance : le Maroc a inscrit dans sa constitution la pluralité de son identité à travers les influences arabo-islamique, amazighe, saharo-hassanie, africaine, andalouse, hébraïque et méditerranéenne. Cette diversité permet aux réfugiés de s’en réapproprier telle ou telle composante : « Nous sommes Arabes. », « Nous sommes Africains. », « Nous sommes musulmans. ». Le Maroc possède, on le sait, une tradition d’hospitalité séculaire. Celle-ci s’exerce cependant à des degrés divers. Le Syrien musulman peut être mieux accueilli que le Centrafricain chrétien par exemple ; mais le statut social joue également un rôle et dans ces cas un ingénieur ou un médecin chrétien peut être mieux reçu qu’un musulman chômeur… Ces différences viennent questionner nos traditions d’accueil et peuvent nous permettre de les renouveler. Nos traditions sont caractérisées par l’importance accordée aux liens sociaux, au rôle du collectif. Bien qu’elle devienne plus restreinte, notamment dans les grandes villes, la solidarité traditionnelle demeure présente, et nous ne voyons pas l’importance de l’individualisme qui s’est développé en Occident. Il existe une certaine empathie chez les habitants vis-à-vis des étrangers auxquels on offre très facilement le gîte et le couvert.

D’autres traits caractérisent la société marocaine, et à ce titre elle est proche des pays africains. Ainsi, face à l’importance du chômage, à l’absence de couverture sociale ou médicale pour de nombreux habitants, certains se montrent particulièrement créatifs en termes d’entreprise, de recyclage dans les métiers… Un autre facteur mérite enfin d’être cité : il s’agit de l’humour. Il sauve bien des situations de désespoir, de désœuvrement, d’oppression. Tous ces facteurs peuvent constituer des apports, si ce n’est des exemples, pour les Européens face à l’assistance accrue, aux peurs, aux inquiétudes qui gagnent le Vieux Continent.

Abakar

Abakar
© M’hammed Kilito

 

Les inquiétudes générées par l’arrivée de réfugiés en Europe ont été et sont encore vives. La culture, la religion et les traditions de ces derniers peuvent faire peur aux pays et aux populations qui les accueillent. Comment appréhender ces différences – sans les assimiler aussitôt à des risques de radicalisation religieuse ?

Jalil Bennani : Plusieurs pays arabes ont connu une coexistence pacifique entre communautés religieuses : c’est le cas du Liban, de la Syrie et de l’Égypte, avant la période des révoltes arabes. Malheureusement, les guerres et conflits politiques ont été les premiers agents de division. Le Maroc connaît aujourd’hui une cohabitation harmonieuse entre musulmans, juifs et chrétiens. Le phénomène de la radicalisation religieuse est récent et obéit, comme de nombreux auteurs l’ont montré, à d’autres motifs que religieux. Il s’agit de mouvements idéologiques qui manipulent les religions à des fins politiques. Une meilleure connaissance des trois religions monothéistes est de nature à favoriser un dialogue entre croyants ainsi qu’entre croyants et non-croyants. En Europe, il faut aujourd’hui favoriser et encourager une transmission de la mémoire transgénérationnelle pour les migrants et leurs enfants, l’appartenance de leurs ascendants à une histoire avec sa langue et sa culture. Pris entre la méconnaissance de leurs traditions et une quasi-absence d’identification au pays d’accueil, certains deviennent la proie d’extrémistes qui leur proposent des identités à la carte, notamment religieuse.

 

Du point de vue occidental, l’adhésion à une religion – notamment à l’islam – est parfois perçue comme un facteur de conflit et d’instabilité politique. Or, en lisant les témoignages des réfugiés que vous avez rencontrés, on se rend compte que l’identité religieuse n’est pas si déterminante que cela pour eux. Comment expliquez-vous cela ?

Jalil Bennani : En effet, il y a une différence entre les paroles des individus et l’interprétation qui peut être donnée de leur vécu par les médias et certains chercheurs. Les réfugiés nous disent que les différences peuvent être d’abord celles existant entre catégories sociales. Si on prend l’exemple du racisme, on constate qu’il comporte plusieurs stratifications en quelque sorte : la catégorie sociale, le pays de provenance, la couleur de peau. Certains rapportent qu’en appartenant à la même ethnie et en étant de confession différente, ils se soutiennent et partagent les mêmes fêtes… Il y a donc de nombreux préjugés à combattre. Pour résumer, disons que la religion ne constitue qu’une composante de l’identité.

 

En tant que psychiatre, en tant qu’écrivain et en tant qu’homme ayant côtoyé ces personnes réfugiées, comment pouvez-vous nous conseiller face aux réfugiés que nous accueillons ? Comment pouvons-nous les aider ?

Jalil Bennani : La notion de l’accueil me semble fondamentale. Elle suppose des solutions politiques, sociales et humaines. Tout ce qui permet d’entrevoir un avenir ouvert peut être un facteur d’enrichissement aussi bien pour les nouveaux arrivants que pour la société qui les accueille.

Notre monde est pluriel. Aucun enfant n’a choisi le pays de sa naissance. Nous devons constamment veiller aux préjugés, aux stigmatisations et aux projections qui peuvent porter sur l’étranger. Ces projections sont de nature à attribuer à l’autre les causes des problèmes sociaux et individuels. Il convient au contraire de s’interroger sur nos propres peurs, enfouies dans notre inconscient, ce qui permettrait d’atténuer les pulsions agressives, les rejets et les haines. Nous ne sommes pas totalement déterminés dès la naissance. L’homme demeure en devenir puisque l’environnement s’avère déterminant pour le futur de chacun. Donner un rôle, accorder une écoute, permettre au réfugié d’avoir une parole, redonne place à notre humanité et à notre responsabilité dans ce monde.

 

Amira

Amira
© M’hammed Kilito

 


Références:

1. Chiffres datant du 19 mai 2017, fournis par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Plus précisément, en ce qui concerne la première phase, 23 096 personnes sur 27 649 demandes, soit 83,53% ont été régularisées. En ce qui concerne la seconde phase, 21 239 dossiers de demande ont été déposés au 19 mai 2017, dont 1 654 Syriens. La deuxième phase, lancée en décembre 2016, est toujours en cours.

2. « Un si long chemin – paroles de réfugiés au Maroc », Editions La Croisée des Chemins, janvier 2017. Tous les bénéfices liés aux droits d’auteur et d’éditeur sont remis à une association œuvrant en faveur des réfugiés. Le 11 mai 2017, ils ont été remis à l’association Al Karam qui accueille des enfants en situation de grande précarité et vulnérabilité dans un centre d’hébergement à Marrakech.

Le blog de Jalil Bennani : http://jalilbennani.blog.lemonde.fr

http://www.huffpostmaghreb.com/2016/06/17/ouvrage-refugies-maroc_n_10527992.html

https://www.rts.ch/play/radio/tout-un-monde/audio/le-maroc-entame-une-campagne-de-regularisation-des-migrants-en-situation-irreguliere?id=8419463

Site du Ministère chargé des Marocains résidant à l’étranger et des Affaires de la migration http://www.mre.gov.ma/fr/

http://www.cndh.org.ma/fr/communiques/migration-la-commission-nationale-de-recours-adopte-de-nouvelles-mesures-permettant-de

 

 

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.