L'Entretien Jet d'Encre Le 4 octobre 2015

L'Entretien Jet d'Encre #1,
Avec Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou

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Avec Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou

Prof. Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou

Directeur adjoint et doyen académique au Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP), et professeur associé à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou est largement considéré comme l’un des plus grands spécialistes mondiaux des nouvelles formes de guerre et de terrorisme transnational. Au cours de sa carrière riche et plurielle, il a occupé certains postes clés dans le domaine académique – il est ainsi notamment passé par la prestigieuse Université d’Harvard et enseigne aujourd’hui également à Sciences Po Paris. Dr. Mohamedou est par ailleurs un auteur particulièrement prolifique, ayant entre autres publié deux ouvrages de référence au sujet du 11 septembre et d’Al-Qaïda. Régulièrement présent dans l’arène publique, il a aimablement octroyé à Jet d’Encre un entretien, dans lequel il nous offre quelques clés de lecture pour mieux comprendre le terrorisme d’aujourd’hui.

 

Du 11 septembre à la récente attaque manquée dans un train Thalys, les coups d’éclat du terrorisme islamiste des quinze dernières années ont marqué la conscience collective de nos sociétés, lesquelles ont depuis lors l’impression d’être confrontées à une menace nouvelle. Cependant, comme vous l’avez souligné par le passé, considérer ces actes terroristes comme une nouveauté serait faire preuve d’« amnésie ». Pourriez-vous replacer cette vague de terrorisme dans une perspective historique plus large ?

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou (MMM) : C’est effectivement tout le paradoxe de cette notion – qu’il faut en réalité nommer plus simplement « violence politique » – qu’à chaque nouvelle vague, l’on semble découvrir un « terrorisme » qui accompagne pourtant la marche du monde depuis bien longtemps. Présent plus fugitivement dans les périodes antérieures, le terrorisme, dans son acception contemporaine, apparaît sous une forme plus ou moins cohérente et systématique à partir des années 1860. On peut établir une telle généalogie car la combinaison de l’âge industriel, l’invention des explosifs et les tensions idéologiques de l’époque marquent une rupture et une poussée vers la modernité, où le recours à des méthodes destinées à la fois à frapper physiquement et à impressionner psychologiquement un public et une autorité prend forme concrètement. Aussi, on peut penser que le terrorisme est quelque part intrinsèquement lié à la modernité et à la technologie. La première le libère sur le siècle passé et ses déstructurations à venir, et ceci jusqu’à présent donc ; la seconde lui donne les moyens renouvelés, toujours réinventés dira-t-on, de sa violence. Régulièrement, depuis cette période fondatrice des anarchistes russes que nous dépeint mieux que quiconque et avant tout le monde dès 1871 Dostoïevski dans Les Possédés, les « vagues » terroristes se sont succédé, notamment durant la décolonisation des années 1940 aux années 1960, les années 1970 et leurs multiples groupes d’extrême-gauche et d’extrême-droite, puis les années 1980 avec le terrorisme religieux. La période actuelle naît en deux temps : il y a vingt ans, Al-Qaida invente le terrorisme transnational, immatérialisé et transplanté, puis, il y a trois ans, l’État islamique le réinvente dans une synthèse nouvelle de territorialité et d’évanescence.

 

À peine plus de deux ans après la création de l’État islamique en Irak et au Levant, l’organisation a visiblement supplanté Al-Qaida en tant que premier groupe islamiste radical sur la scène globale. Dans le même temps, on a vu avec l’attentat de Charlie Hebdo que des terroristes se réclamant d’Al-Qaida (ici AQPA) continuent de frapper très fort au cœur de l’Europe. Vous revenez régulièrement sur la filiation entre Al-Qaida et l’État islamique. De quelle nature est-elle ? Et comment décririez-vous la situation actuelle en termes d’interactions et de luttes d’influence entre les deux organisations ?

MMM : Le travail historique est important sur ce micro-récit, comme il l’est sur le macro-récit de la question terroriste elle-même dont nous venons de discuter. Comment, en effet, donner sens à ce qui se joue avec l’État islamique sans établir cette filiation si conséquente. S’arrêter au constat du « dépassement » d’Al-Qaida par l’État islamique c’est, certes, consigner une réalité, mais c’est surtout se confiner à cette simple logique de « ranking » si prévalente à notre époque. L’EI donne un coup de vieux à AQ, et alors ?… L’examen circonstancié de la genèse d’Al-Qaida et de ce qu’elle a enfanté est un projet historique naissant, bien plus important, qui nous renvoie à la fois à la période postcoloniale, au début de la fin de la Guerre froide et au lendemain de celle-ci. À ce stade, et gardant à l’esprit la fluidité de tout ceci, on peut identifier deux dynamiques clefs, il me semble. Premièrement, l’État islamique est une émanation d’Al-Qaida, mais il s’est agi d’une franchise particulière qui a été dès le départ marquée par l’indépendance et la violence dont l’a investie originellement Abou Moussab al Zarkawi. Aussi, la différence est là dès le départ, bien qu’on puisse penser que l’« ADN » Al Qaidien demeurera une partie intégrante du projet de l’État islamique. Ceci relativise donc à terme la thèse de compétition et de lutte, sans pour autant nécessairement indiquer de possibilités de « coopération » comme on l’a rapidement avancé au lendemain des attaques de Paris en janvier 2015. Deuxièmement, à la différence d’Al-Qaida qui n’avait pas de centre de gravité, à dessein, outre d’être « la base » du combat, l’État islamique a pris possession d’un territoire et cherche à étendre son influence. Inévitablement, il viendra à introduire un projet toujours plus nouveau qui forcera Al-Qaida à se réinventer – elle a du mal à le faire et n’a pu qu’annoncer une nouvelle franchise indienne l’an dernier – ou à graduellement disparaître, ce qui est en train de se passer lentement. Le défi d’Al-Qaida ne réside pas nécessairement dans son rapport à l’État Islamique, mais bien plus dans sa relation à son audience islamiste.
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Prof. Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou en conférence à l'IHEID

Prof. Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou en conférence à l’IHEID

 

Malgré cette filiation entre les deux organisations, l’État islamique semble revêtir des différences de fond par rapport à Al-Qaida. Pourriez-vous les identifier ? L’État islamique introduit-il de véritables innovations ?

MMM : Oui, indéniablement l’État islamique constitue une innovation à la fois objectivement, de par sa conséquente matérialisation, et subjectivement, de par ses actes ambitieux et de rupture. Ce qui est réellement important, c’est qu’à la révolution qu’introduit Al-Qaida en 1989, à savoir la violence politique transnationalisée et l’islamisme militarisé, fait suite, en 2013, une nouvelle révolution par l’État islamique, qui est une forme hybride d’étatisation de l’évanescence de l’insurrection des groupes armés doublée de rébellion mondialisée. Mais il faut faire preuve de modestie analytique face au projet naissant de l’État islamique. Nous ne sommes qu’à la conclusion d’un premier acte, certes spectaculaire. Quel sens donnera al Baghdadi à son entrée en force ? Comment gèrera-t-il sa victoire à Mossoul acquise en juin 2014, et ses avancées à Ramadi et à Palmyre en mai 2015 ? Comment évoluerait l’État islamique si al Baghdadi venait à périr comme al Zarkawi ? En ce sens, la période à venir est très importante puisqu’elle permettra d’identifier les objectifs non pas simplement militaires de l’État islamique, mais également ses priorités stratégiques et politiques. J’observe que le focus d’Al-Qaida était la guerre ; celui de l’État islamique, c’est le pouvoir. Al-Qaida quittait le local pour frapper le lointain. L’État islamique se concentre sur le local pour influer sur l’international.

 

Dans le débat public, la question du rôle de l’Islam revient de manière récurrente. À votre avis, la composante religieuse constitue-t-elle un facteur explicatif prépondérant, ou au contraire secondaire, dans la compréhension du phénomène djihadiste ?

MMM : Secondaire.

 

Vous avez récemment affirmé lors d’une conférence à l’IHEID que « l’interventionnisme est hautement problématique ». Dans notre cas d’étude en particulier, les interventions américaines au Moyen-Orient sont souvent pointées du doigt comme ayant joué un rôle déterminant dans l’émergence de l’État islamique. Selon vous, quelles sont précisément les dynamiques qui sont à l’œuvre ?

MMM : L’interventionnisme militaire libéré, normalisé, attendu, réclamé – au Nord comme au Sud –, et déstabilisateur est la grande question non soulevée de notre époque. Il s’agit d’une dynamique de fond, qui transcende les opérations particulières menées par les États-Unis au Moyen-Orient et en Asie, ou par la France en Afrique, et qui est en passe de transformer la nature même de la grammaire des relations internationales en ce début de vingt-et-unième siècle. Très précisément, les conséquences sont, notamment, la militarisation continue des termes de l’échange dans les affaires internationales, l’affaiblissement et la décrédibilisation de la diplomatie et une paradoxale contribution à la désétatisation d’États que l’on affirme chercher à bâtir.

 

Pour suivre les dernières réflexions de Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, n’hésitez pas à visiter son blog fraîchement inauguré.

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