International Le 24 mai 2015

Confirmation ou renversement de l’Esprit d’Arusha ? Ce qui se joue au Burundi

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Confirmation ou renversement de l’Esprit d’Arusha ? Ce qui se joue au Burundi

La crise au Burundi a ceci de paradoxal qu’elle semble aussi classique qu’elle pourrait se révéler exceptionnelle. À son origine, la volonté du président Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat, jugé inconstitutionnel par beaucoup. Après d’importantes manifestations populaires contre cette candidature, un groupe de putschistes menés par le général Godefroid Niyombare a tenté de destituer, sans succès, le gouvernement le 13 mai dernier.

Replacé dans un contexte historique plus large, cette tentative de coup d’État pourrait sembler s’inscrire dans la continuité de l’histoire du Burundi. Les coups, en effet, furent nombreux dans l’histoire mouvementée de ce petit pays d’Afrique de l’Est. Pourtant, les références à l’ethnicité brillent par leur absence dans la crise actuelle. L’enjeu, ici, semble purement politique. Au regard de l’histoire du pays, c’est un changement fondamental – mais menacé.


Accaparement du pouvoir et massacres interethniques

Au moment de gagner son indépendance en 1962, le Burundi était encore une monarchie constitutionnelle, avec au pouvoir un parti bi-ethnique, l’UPRONA. Mais dans ce pays voisin et dit « jumeau » du Rwanda, dont la population est composée à environ 85% de Hutus, auxquels s’ajoutent 15% de Tutsis et 1% de Twas, cette situation n’a pas duré. Effrayés de voir reproduit au Burundi le modèle politique rwandais, dominé par les Hutus, les Tutsis s’emparent du pouvoir lors de l’établissement de la Première république, en 1966. Ils conduisent progressivement un processus de monopolisation des postes de pouvoir à tous les niveaux : au sein du gouvernement, dans le parti unique UPRONA, ainsi que dans l’armée, la police et les forces de sécurité intérieure. L’accès aux postes politiques et militaires, mais aussi aux capitaux économique et culturel du pays devient intimement lié à l’appartenance ethnique1.

Face à cet état de fait, la violence ethnique ne tarde pas à faire son apparition. 1965, 1969, 1972, 1988, 1991 : les massacres se succèdent entre Hutus et Tutsis. Ils suivent un même motif, identifié par Peter Uvin : « En réponse à des rumeurs et à la peur, des paysans hutus attaquaient et tuaient des Tutsis locaux, détenteurs de pouvoir ou citoyens ordinaires. L’armée était alors envoyée sur place pour restaurer l’ordre et tuait indistinctement beaucoup plus de Hutus en réponse »2.

La violence atteint son paroxysme lors des massacres de 1972, dont furent victimes, selon les estimations, entre 150’000 et 300’000 Burundais. Suite à une insurrection hutu et des massacres de Tutsis dans le sud du pays, l’armée contre-attaque et mène une répression et des purges contre les Hutus qui finissent par s’étendre à l’ensemble du pays. La controverse sur le qualificatif à utiliser pour décrire ces carnages n’est pas résolue : « génocide », « double-génocide », « nettoyage ethnique » – au fond peu importe, il s’est agi de violence mutuelle aveugle, exercée sur la base de l’appartenance ethnique3.

Une violence qui n’allait pas s’arrêter, malgré la tentative maladroite du président Buyoya de démocratiser le pays avec une nouvelle Constitution en 1992 et une intense propagande sur « l’Unité nationale ». En 1993, après la première élection présidentielle libre du pays, et l’arrivée du Hutu Melchior Ndadaye au pouvoir, l’assassinat de ce dernier et une tentative de coup d’État militaire par des extrémistes tutsis mènent à de nouveaux massacres interethniques, ainsi qu’à l’éclatement d’une guerre civile qui allait durer plus de sept ans4.


Une rupture avec le passé

Aujourd’hui pourtant, le Burundi semble avoir rompu avec ce passé. La foule qui manifeste dans les rues de Bujumbura est mixte. Hutus et Tutsis marchent côte à côte pour s’opposer au troisième mandat du président. Et, comme le note Angela Muvumba Sellström, la réconciliation entre les deux groupes dépasse la sphère politique : « People have always inter-married, but now it seems to be even less problematic. Civil society members who share Nkurunziza’s ethnic background oppose his third-term. Tutsis and Hutus joke with me about their ethnicity when I tiptoe around it. They don’t care about that anymore »5. La crise actuelle est entièrement politique. Elle oppose les sympathisants de Pierre Nkurinziza aux militants anti-troisième mandat. L’adversaire des manifestants, c’est le parti au pouvoir. Et cette absence de conflictualité entre groupes ethniques6 représente une rupture fondamentale dans l’histoire du pays. Ce changement de logique, même dans l’instabilité ambiante qui le menace, n’est pas une mince victoire sur le passé.

Pourtant, on aurait pu penser que les traces laissées dans les têtes et dans les cœurs par les décennies de conflits – la peur, la méfiance, les préjugés et la haine entre les groupes – seraient ineffaçables. Comment cette disparition de la référence à l’ethnicité peut-elle s’expliquer ? Probablement en bonne partie par le système de partage du pouvoir mis en place par les Accords de paix et de réconciliation d’Arusha, qui mirent fin à la guerre civile en 2000 et menèrent à l’adoption d’une nouvelle constitution en 2005. Contrairement à la Constitution de 1992, celle de 2005 reconnaît l’existence de divisions ethniques dans la société burundaise, et s’attelle a gérer la question avec deux mécanismes principaux : la mise en place de quotas ethniques, et l’obligation pour les partis politiques d’être multi-ethniques7.


Les accords d’Arusha et le partage du pouvoir

La Constitution fixe en effet une représentation équitable pour chaque groupe. Au plus haut niveau de l’État, le président est secondé par deux vice-présidents qui doivent être de deux ethnies différentes. Au Gouvernement et dans les deux chambres du Parlement, des quotas sont définis quant à la répartition des sièges pour chaque ethnie : en général, 60% de Hutus et 40% de Tutsis. En parallèle, l’armée est réformée pour respecter une composition paritaire entre les groupes. Ces dispositions offrent des garanties fortes à chaque groupe quant à leur représentation dans les organes de l’État et le processus de prise de décision.

Ce type de système de partage du pouvoir a été critiqué pour sa tendance à renforcer les divisions ethniques en les institutionnalisant, ce qui peut avoir sur le long terme la conséquence négative d’entretenir le conflit ethnique et d’empêcher la réconciliation. Le système burundais règle ce problème d’une manière originale, en fixant dans la Constitution l’obligation pour les partis politiques d’être multi-ethniques. Cette disposition permet d’éviter que les discours et débats politiques ne se structurent autour de l’appartenance ethnique, puisque les membres des partis en compétition sont d’appartenance mixte. Le système impose donc une coopération entre personnes d’ethnies différentes au sein d’un même parti, ce qui entraîne du même coup la nécessité d’établir des programmes politiques cohérents pour attirer des électeurs. La politique, si longtemps liée au clivage ethnique, en est libérée.

Plusieurs mesures sont venues compléter ces dispositions institutionnelles à un niveau individuel. Elles visent à encourager la collaboration et la réconciliation entre les groupes. Au niveau de la population, le travail d’intérêt général du samedi8, qui a permis la reconstruction des infrastructures du pays tout en faisant travailler ensemble des personnes d’appartenance différentes. Au niveau des dirigeants, le « Burundi Leadership Training Program »9, lancé par le Woodrow Wilson International Center for Scholars dans le but de développer la capacité collaborative des leaders burundais. Enfin, une Commission vérité et réconciliation, finalement établie en 2014.

Ces efforts déployés durant l’après-guerre, et le système original de partage du pouvoir mis en place par la Constitution, semblent avoir permis l’apaisement du conflit ethnique et l’engagement du processus de réconciliation. Même si les catégories ethniques existent toujours, leur pertinence politique et leur conflictualité semble avoir diminué progressivement. Quinze ans après Arusha, beaucoup, au Burundi, pensent que « l’ethnie distingue, mais ne divise pas »10.


Menaces actuelles

C’est cet Esprit d’Arusha qui est aujourd’hui menacé par l’entêtement du président Nkurunziza à vouloir se représenter et les tendances autoritaires du parti au pouvoir. Le coup d’État manqué est loin d’avoir fait changer l’état d’esprit du chef de l’État. Au contraire, la situation semble se dégrader de jour en jour dans le pays, et ne tourne pas en faveur d’une résolution de la crise ou de la tenue d’une élection démocratique libre.

Les opposants au troisième mandat, qui ne se sont pas avoués vaincus après l’échec du coup d’État, ont poursuivi, dans la peur, leurs manifestations, et se sont vu violemment réprimés par la police. Après un vendredi marqué par la mort de trois manifestants, une journée de trêve à été décrétée samedi pour permettre la tenue d’un dialogue entre les leaders de l’opposition et le gouvernement. La journée a cependant été marquée par l’assassinat de Zedi Feruzi, président d’un petit parti d’opposition. La tenue d’élections libres devient de plus en plus douteuse dans ce contexte, marqué par l’utilisation de l’appareil d’État pour empêcher la tenue de campagnes politiques justes et équitables, des intimidations contres les opposants, et des exactions commises par les Imbonerakure – la milice de jeunes du CNDD-FDD. La presse est également durement touchée. Plusieurs stations de radio privées ont été saccagées durant la tentative de coup d’État, et ne sont toujours pas en mesure d’émettre. En bref, les menaces contre la démocratie et la stabilité se multiplient et se renforcent dans le pays11.


Des enjeux et (dés)espoirs

Ce qui se joue aujourd’hui au Burundi, c’est la sauvegarde de ces acquis d’Arusha que sont la stabilité, la réconciliation et le processus de démocratisation. Quoi qu’il advienne, la crise actuelle représentera un tournant dans l’histoire du pays. Elle restera soit comme la confirmation d’un changement de logique, allant dans le sens de la disparition du clivage ethnique de la politique burundaise ; soit, au contraire, comme le renversement de l’esprit d’Arusha, avec la possibilité, à terme, d’un retour à la logique meurtrière du conflit ethnique. Rien, en effet, ne permet d’écarter le risque que des entrepreneurs politiques opportunistes ne recommencent à utiliser l’argument ethnique, ce qui représenterait un retour en arrière dramatique et très dangereux pour le pays.

Si l’observateur européen doit aujourd’hui s’intéresser au Burundi, c’est aussi parce que la question du comment vivre ensemble se pose de façon de plus en plus pressante dans le monde. En Afrique, bien sûr ; au Moyen-Orient, aussi, où l’après-groupe État Islamique se devine déjà plein de défis pour la coexistence entre les peuples ; et même en Occident, où les sociétés deviennent de plus en plus plurielles. Si elle est préservée, la réconciliation entre les anciens ennemis au Burundi pourrait être une preuve (de plus) que les inimités entre groupes ethniques ne sont pas une fatalité. Connu comme la Suisse de l’Afrique pour ses montagnes, le Burundi pourrait aussi le devenir comme nation multi-ethnique. Si le Burundi, aujourd’hui, intrigue, c’est qu’il pourrait se révéler porteur d’un autre message que celui de la partition et de la division des peuples, si souvent répété. Si la communauté internationale doit se mobiliser pour aider le Burundi à surmonter cette crise, c’est aussi parce que ce petit pays, malgré sa faible valeur stratégique, est peut-être porteur d’espoirs qui le dépassent.

 


1 Peter Uvin, « Ethnicity and Power in Burundi and Rwanda : Different paths to Mass Violence », Comparative Politics, Vol. 31. No. 3, 1999, pp. 253-271.

2  Ibid, p.259

3 René Lemarchand, « The Burundi Killings of 1972 », Online Encyclopedia of Mass Violence [online], 27 juin 2008, URL : http://www.massviolence.org/The-Burundi-Killings-of-1972

4 René Lemarchand, Burundi, Ethnic Conflict and Genocide, Cambridge : Woodrow Wilson International Center for Scholars, 1994.

5 Angela Muvumba Sellström, Whither Burundi? Violence, protest and the post-Arusha dispensation?, 11 mai 2015, URL :  https://matsutas.wordpress.com/2015/05/11/whither-burundi-violence-protest-and-the-post-arusha-dispensation-by-angela-muvumba-sellstrom/

6 Colette Braeckman, « Au Rwanda comme au Burundi, l’argument ethnique ne fait plus recette », Le Monde diplomatique, décembre 2010, URL : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/12/BRAECKMAN/19957

7 Elisabeth Lothe, Ending Ethnic Conflict : Can Power Sharing Contribute to Sustained Peace in Burundi?, University of Oslo, 2007, URL :  https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/14606/lothe_master.pdf?sequence=2https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/14606/lothe_master.pdf?sequence=2

8 Émilie Clavel, « Burundi : un samedi à Bujumbura », La Presse, 29 novembre 2013, URL :  http://www.lapresse.ca/international/afrique/201311/28/01-4715437-burundi-un-samedi-a-bujumbura.php

9 www.bltprogram.wordpress.com

10 Jean-Jules Lema Landu, « Burundi : les leçons d’un coup d’État manqué », L’œil de l’exilé, 20 mai 2015. http://blogs.mediapart.fr/blog/maison-des-journalistes/200515/burundi-les-lecons-d-un-coup-d-etat-manque

11 Thierry Vircoulon [Interview] « Burundi crisis is not over yet – analysis », The Guardian, 16 mai 2015, URL : http://www.theguardian.com/world/2015/may/16/burundi-crisis-is-not-over-yet-analysis?CMP=share_btn_tw

Crédit photo: Globovisión, « Enfrentamientos en Burundi« . Licence: Attribution-NonCommercial 2.0 Generic (CC BY-NC 2.0).

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