International Le 15 mars 2017

Des crayons contre les bombes

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Des crayons contre les bombes

Pour B., il faut transmettre le programme scolaire aux réfugiés autrement que dans le cadre d’une salle de classe. [A.Python]

Depuis 2011, la guerre en Syrie a fait plus de 300’000 victimes. Parmi celles-ci se trouve l’éducation. Comme B.* refuse de voir se faner le seul outil «pour lutter contre Daesh et tous les problèmes de la région», il a imaginé un moyen pour soutenir le processus d’apprentissage en dépit des écoles bombardées, des meurtres, des séparations et des fuites sur les routes. C’est une histoire de course contre la montre et d’amitié, où le rêve côtoie l’horreur et le froid réalisme de la guerre.

 

Quand B. évoque son projet, il s’emballe, s’empare d’un stylo pour tracer quelques croquis sur une feuille de brouillon afin d’illustrer ses propos et ne lâche pas sa gomme d’architecte. Les pensées débordent sur le bureau bordélique, les phrases sont lancées toutes en même temps et seuls quelques traits de crayon parviennent à calmer le flot d’idées qui occupe son esprit.

L’idée de B. est simple : résumer l’ensemble du programme scolaire syrien en dessins et en graphiques et le mettre à disposition sur internet. Le but est ainsi de le rendre plus facile à mémoriser pour les enfants et adolescents dont le parcours scolaire a été perturbé ou interrompu à cause de la guerre. «Par le dessin, on peut leur faire retenir cette immense masse de connaissances bien plus vite qu’ils ne le feraient dans une salle de classe», explique B. «C’est un moyen alternatif d’éducation qui doit soutenir le travail des enseignants».

 

Une course contre la montre

Rattraper le temps que la guerre leur a fait perdre, combler ce vide engendré par les bombes, les meurtres, le départ précipité d’une ville ou d’un pays. «Si on s’en tient aux moyens traditionnels, on n’y arrivera pas, ça prendra trop de temps». Et l’enjeu est crucial : éviter que cette génération devienne incontrôlable. «Si on ne fait rien pour que ces jeunes continuent d’apprendre, d’étudier, beaucoup vont tomber dans la criminalité ou constituer des cibles faciles pour l’islamisme radical», affirme ce graphiste de 26 ans. En outre, ajoute-t-il, «après un arrêt de plusieurs années, c’est dur de retourner à l’école».

Mais comment résumer des années d’enseignement dans des dizaines de matières différentes, puis les mettre à la disposition de tous, sachant que c’est justement le temps qui manque ? La tâche est immense et pourrait prendre des années. B. le sait bien, lui qui n’est pas qu’un rêveur. En partageant le travail avec tout un réseau de graphistes et de dessinateurs via une plateforme web, il est persuadé que c’est possible. «La première étape est d’identifier quels sont les besoins les plus urgents, comprendre la situation, se rendre compte des conséquences concrètes de la guerre». Il échange alors beaucoup avec des enseignants et des ONG actives dans ce milieu et planche sur les rapports, les statistiques et les études de l’UNHCR. «Il faut ensuite tester ce modèle avec un petit bout de matière, voir comment ça se passe, le temps qu’on gagne».

Avec quelques connaissances du milieu du graphisme et de l’animation, ils s’y sont déjà mis. «C’est un petit milieu et on a l’habitude de travailler en réseau. Je ne fais que transposer notre mode de travail à mon projet. De plus, ce sont tous des gens qui ont l’habitude d’exprimer des choses complexes par des dessins simples». B. trace sur une feuille un croquis rapide et précis. Il souhaite d’abord s’appuyer sur ses proches pour ensuite ouvrir la plateforme à d’autres graphistes ou dessinateurs. Mais il faut prendre le temps de connaître chaque participant, voir comment chacun bosse, voir ce que chacun peut apporter.

A terme, l’idée est donc de réunir une équipe d’une trentaine de dessinateurs autour de ce projet. Mais le jeune homme avoue avoir réfléchi, dans un futur plus lointain, à mettre cette plateforme à disposition de tous. «On peut mettre à profit les talents et les compétences des réfugiés bloqués dans des camps, des villes ou des pays en Europe et ailleurs, et qui attendent l’aboutissement de démarches administratives interminables. Tout ce qu’il leur faut c’est du wifi. Et ça, ils en ont tous ! Ça permettrait de résumer la matière encore plus vite.» Le crayon de B. s’agite sur la feuille de plus en plus recouverte d’esquisses. «Si tout ça se passe bien, on pourrait même envisager une petite rétribution pour chaque résumé, deux ou trois dollars pour chaque contribution».

 

L'appartement de B. représente le seul endroit de la ville où il se sent en sécurité. [A.Python]

L’appartement de B. représente le seul endroit de la ville où il se sent en sécurité. [A.Python]

 

« C’est tout ce qui nous reste si on veut construire la paix »

Bien sûr, pour mettre en place une telle plateforme, il faut des logiciels, des connaissances, de l’argent, dur à trouver en ce moment. Mais B. voit déjà plus loin. «Une fois que toute cette matière est résumée, c’est réutilisable. Tout ce travail sera utile sur le long terme. Et on peut mettre la plateforme et toute la méthode à disposition des habitants d’autres régions du monde qui n’ont pas non plus accès à l’éducation».

Le jeune graphiste a en effet une vision d’ensemble et souhaite consacrer tous ses efforts à ceux qui viennent après lui : «Notre génération et toutes les autres avant nous, qui sont en train de se battre, sont foutues. Alors tout ce qui nous reste si on veut construire la paix c’est de former les plus jeunes. C’est aussi le seul moyen de lutter contre Daesh. En facilitant l’accès à la meilleure des connaissances aux enfants, on évite les mauvaises, on combat la radicalisation».

B. a posé son crayon. Les idées, nombreuses, sont toujours là. Mais il les présente maintenant de manière plus calme, comme autant d’évidences pour lui. «Je ne peux pas régler tous les problèmes de l’éducation. Je ne le prétends pas. Je veux dire, je suis même pas capable de régler ma situation». Réalisme, assurance et modestie se mélangent dans le ton de ses phrases : «Je ne sais pas si mon projet va fonctionner. Mais j’essaie à fond. Ce dont je suis sûr, c’est que je peux au moins faire une petite différence».

 

Il sait l’importance de l’éducation

A l’origine de ce dévouement total à l’éducation, B. évoque un épisode personnel : l’entrée à l’université qui lui a été refusée en raison de ses notes. Nous sommes en 2008, en Syrie, où il est né. Il souhaitait apprendre l’architecture mais la barre était trop haute et les écoles privées trop chères. «Ça a été un choc pour moi. Je me rends compte maintenant à quel point ça m’a changé». Mais B. ne se laisse pas faire. Et c’est sur cette première barrière qu’il dessine les croquis de son destin. Durant les trois années qui suivent, il étudie l’ingénierie topographique et suit en parallèle des cours dans une académie d’animation. La boîte de production de cette dernière l’engage, en cours d’étude, pour un stage de deux ans. Une triple vie à l’image de sa créativité. «C’était difficile mais je m’en foutais, je voulais apprendre l’animation».

Alors il apprend, exerce sa passion. Ses études finies, il travaille sur une série d’animation. Il s’installe comme indépendant et prend pas à pas le chemin de son rêve : réaliser un film d’animation.

Il est arrêté une première fois pour “activisme politique”. «Mais ils (les autorités en Syrie) inventent n’importe quoi pour t’y envoyer. Et ils te fouillent pour rien. Ils savent que tu n’as rien mais ils le font pour te montrer qu’ils peuvent le faire». Puis les séjours s’enchaînent. Ne pas avoir fait son service militaire, un contrôle banal dans la rue, une fausse dénonciation… Toutes les raisons sont valables aux yeux de la police. A chaque fois, il est incarcéré pour une courte durée mais ces séjours usent le jeune homme, petit à petit. Particulièrement un, qui le verra enfermé dans un centre appartenant aux renseignements. B se rappelle. «Ce n’est pas comme la prison normale. Il y a eu de la torture. On les entendait, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Après un interrogatoire, on les voyait revenir avec des marques sur tout le corps. Ils m’ont battu, moi aussi, “pour l’enquête”. Mais comparé à d’autres, c’était rien. Certains y ont laissé la vie.» Il confie avoir pensé au suicide.

 

« Redevenir un être humain » après la prison

Après quelques semaines, il parvient à faire jouer des connexions et, contre paiement d’une certaine somme, il est finalement relâché en janvier 2013. Il met un mois à «redevenir un être humain». En février, une opportunité de job se présente au Liban et B. fait ses valises pour fuir au plus vite ce pays qui veut soit l’enfermer, soit l’envoyer faire une guerre dans laquelle il ne se reconnaît pas. «Je suis Palestinien. Ne me mettez pas dans un combat entre Syriens».

 

Depuis trois ans, chaque déplacement de B. dans les rues de Beyrouth se fait avec la peur d'être arrêté. [A.Python]

Depuis trois ans, chaque déplacement de B. dans les rues de Beyrouth se fait avec la peur d’être arrêté. [A.Python]

 

Installé à Beyrouth, il travaille comme indépendant pendant quelques mois. Il fait sa vie qu’il désire normale, aussi loin de la guerre que lui permet son statut d’apatride. Né de parents palestiniens enregistrés par l’UNRWA, sans passeport et considéré au Liban comme étranger, il ne peut rester dans la république du cèdre plus d’un an. Depuis janvier 2014, il vit donc clandestinement. A cette période, les difficultés le rattrapent et il est arrêté deux fois. Une première fois «à cause d’une broutille. Ils ne visent que les “Syriens”». La seconde fois pour résidence illégale. Il n’aurait dû être incarcéré au total que 6 jours. Il en fera 25.

 

« Qu’est-ce qu’ils ont contre moi ? »

Au terme de son deuxième séjour dans les geôles libanaises, son projet dans l’éducation qui n’était jusqu’alors qu’une idée devient une évidence, puis une nécessité. «Je me suis dit qu’il fallait absolument que je le fasse». Mais la prison l’a également, une fois de plus, profondément marqué. «Rien que l’idée d’y retourner, ça me rend dingue. Ils font de toi un criminel sans que tu ne fasses rien. Si j’y retourne, même pour un jour, je ne sais pas ce que je ferais. La personne qui me mettra en prison sera responsable de mes actes. Je n’ai jamais été arrêté pour quelque chose de sérieux. Juste pour cette histoire de résidence, ils ont détruit ma vie pour trois ans. Qu’est-ce qu’ils ont contre moi ? Je suis un réfugié ? Ok, ça fait depuis que je suis gamin que je suis un réfugié. Je n’ai jamais vécu dans mon pays. Partout où j’étais je me suis toujours senti comme un invité».

Irrespirable. A devenir parano. Et depuis l’élection de Michel Aoun à la tête du Liban en octobre 2016, la situation s’est empirée. Le nombre de militaires – et de contrôles – dans les rues a augmenté et, en cas d’arrestation, le renvoi en Syrie a désormais remplacé la peine de prison. La Syrie. Autrement dit le service militaire. La guerre.

 

Depuis l'élection de Michel Aoun à la présidence du Liban le 31 octobre 2016, les contrôles de police se sont renforcés, augmentant le risque pour les Syriens d'être expulsés. [A.Python]

Depuis l’élection de Michel Aoun à la présidence du Liban le 31 octobre 2016, les contrôles de police se sont renforcés, augmentant le risque pour les Syriens d’être expulsés. [A.Python]

 

Et s’ils t’arrêtent ? B. a posé son crayon depuis de longues minutes. Il passe sa main dans ses cheveux, comme pour y trouver une solution. Lui qui déborde de créativité quand il s’agit de ses projets graphiques ou humanitaires, semble soudainement sans ressource. «Je me demande tous les jours ce que je fais s’ils m’arrêtent. J’en n’ai aucune idée, ça me rend dingue. Je me pose cette question tous les matins, jour après jour. On ne peut pas penser logiquement parce que si on réfléchit logiquement, personne ne devrait se trouver dans une telle situation.» Forcément, dans ce contexte, les idées les plus noires lui viennent. «Cela fait quatre ans que c’est comme ça. Je ne peux plus respirer. Parfois je me dis “Autant aller faire le service militaire !” même si je meurs là-bas. Au moins ça mettra fin à toute cette situation ici. Je suis fatigué maintenant. Je veux respirer. Et si la Syrie est la seule option alors j’y vais.»

 

Fataliste mais pas désespéré

La menace d’une arrestation est constante, omniprésente, alors que peut-il bien faire ? Modifier son quotidien en ajoutant de la paranoïa à l’angoisse ? Pas question, ce serait pire. Alors il va au travail, sort dans les bars, voit des amis, continue de vivre. Et nie avoir perdu tout espoir. «Je n’aime pas dire que je n’ai plus d’espoir. Parce qu’il faut toujours trouver un petit espoir pour se réveiller le matin suivant». Et pour ne pas rester cloîtré chez soi. «Je n’aime pas avoir peur», précise-t-il.

 

Malgré la menace constante, B. ne s'empêche pas de vivre. Il sort, voit ses amis et nie avoir perdu tout espoir. [A.Python]

Malgré la menace constante, B. ne s’empêche pas de vivre. Il sort, voit ses amis et nie avoir perdu tout espoir. [A.Python]

 

Confession superflue mais, là aussi, il est question de sortir. Sortir la peur que les autorités ont mise en lui, l’exprimer. Comme il le fait avec ses crayons et ses stylos lorsqu’il se retrouve face à une page blanche. «Dans ces moments, j’ai l’impression que tout est possible. Sur une feuille, les possibilités sont immenses ! Infinies ! il n’y a pas de limites». Partir de zéro, sans frontière. Comme lorsqu’il se rend avec des amis passer Nouvel an près du mur, tout au sud du Liban. «On a pris des risques mais ça a passé !», raconte-t-il, un sourire aux lèvres.

L’exultation qui fait vibrer sa voix lorsqu’il évoque ce voyage et cette fête à quelques mètres de «la frontière palestinienne» n’a rien de patriotique. Cela ressemble davantage au besoin de côtoyer d’aussi près que possible, jusqu’à se donner l’impression de pouvoir le toucher, l’un de ses nombreux rêves : un lieu pour vivre tranquille, où il se sentirait chez lui, en sécurité. Il a pris part à ce voyage vers le mur pour la même raison que quand, depuis son balcon, il pose son regard sur les bateaux du port de commerce de Beyrouth qui quittent lentement le Liban. Pour sortir.

 

"Tout ce que je veux, c'est pouvoir respirer", confie B. [A.Python]

« Tout ce que je veux, c’est pouvoir respirer », confie B. [A.Python]

 


*  Après avoir pris contact avec B. en passant par plusieurs connaissances et « amis d’amis », la rencontre s’est faite dans son appartement de Beyrouth, début janvier. En quelques heures, il a décrit son projet et raconté son quotidien. Par prudence, il souhaite que son nom ainsi que toute autre indication pouvant l’identifier, ne soient pas donnés.


 

Commentaires

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Noémi

De l'espoir construit sur le désespoir. Sublime.

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Noémi

De l’espoir construit sur le désespoir. Sublime.

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