Sport Le 12 juin 2014

Dois-je boycotter la Coupe du monde de football ? Quand le football n’est plus qu’un support idéologique

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Dois-je boycotter la Coupe du monde de football ? Quand le football n’est plus qu’un support idéologique

(Droits réservés)

Je me sens comme une oie de supermarché et c’est le football qui m’a gavé. La maison football est en crise, même si ça ne se voit pas forcément sur le papier. En réalité, la beauté de son jeu ne suffit plus à cacher ses monstres planqués dans le grenier. Quand l’odeur âcre des protège-tibias enlevés par les joueurs dans les vestiaires n’arrive plus à masquer l’after-shave des dirigeants en costards rayés qui rodent dans les couloirs, c’est qu’il faut commencer à s’interroger. Sur quoi ? Sa finalité ? Mais ce n’est qu’un jeu ! me rétorque l’enfant qui est en moi. Blessé. Attends petit, oui c’est sûrement encore vrai pour le football qui se pratique dans la cour de récré ou au FC Choulex. Mais quand on gratte un peu le vernis de l’écran de télé, ce ne sont plus les nouvelles Adidas predators qu’on a envie d’acheter, c’est plutôt un fusil kalachnikov ou un sac à vomi. Question d’éthique ou de personnalité. Désolé Stoitchkov, tu m’as fait rêver en 1994 avec le Barça et la Bulgarie, mais cette année, j’ai eu envie de voir ce qu’il y avait sous les gazons rasés de près que tu as pendant longtemps foulés. Quand le cynisme gagne partout, il est sain de ne plus hurler avec les loups. Chronique désenchantée sur le football, sa crise de valeur, et sa triste finalité.

Par où commencer ? Il est difficile de tirer sur un ami qu’on a profondément aimé. Une distinction doit donc être faite d’emblée. Le football en tant que SPORT, soit « un ensemble d’exercices physiques se pratiquant sous forme de jeux individuels ou collectifs »1, n’est pas directement visé. Les fans de Messi et autres C. Ronaldo peuvent donc se rassurer, ce ne sont pas les prouesses de leurs idoles que je veux tacler au niveau des genoux. Par contre, leurs publicités photoshopées risquent de prendre un ou deux coups de clavier. Quand David B. empoche des millions pour poser fièrement en slip kangourou, c’est qu’il est temps de s’interroger2. Et quand Michel P., président de l’UEFA, dans un cynisme qui n’a rien à envier aux plus grands parrains de la mafia, dit aux Brésiliens « d’attendre la fin de la Coupe du monde avant de faire des éclats un peu sociaux »3, il est plus que temps de regarder en face la réalité. Quelle réalité ?! Qu’au pays du ballon rond, les chaussures de costards ont fini par remplacer les crampons ? Que, comme ailleurs, c’est la recherche de profit qui est à la base de toutes les stratégies des dirigeants de clubs de la Ligue des champions ? Que cela fait longtemps que le mot fair-play n’est plus qu’un argument marketing supplémentaire pour faire du pognon ? Oui, mais pas seulement, car la plupart des gens savent ce genre de choses depuis longtemps, même si certains ont encore du mal à se l’avouer. À ce propos, la stratégie de l’autruche se révèle encore la meilleure option quand on touche aux sentiments. Car il faut bien le constater, la passion qu’ont dans le cœur les fans de football semble imperméable à tous les excès du sport business et n’a donc pas de prix. Et pour tout le reste il y a Mastercard ?

Non, la question à se poser, à mon niveau, serait plutôt : puis-je continuer à ignorer cette réalité lorsque j’allume la télé ? Je ne pense pas. Pourquoi ? Car ce n’est pas seulement une finale Brésil-Argentine que je vais regarder en juillet prochain4. C’est tout un imaginaire social et commercial. Le football n’est plus un jeu, c’est devenu un des supports privilégiés de l’idéologie dominante. Pour s’en convaincre, il suffit simplement d’examiner quels sont les organismes finançant la prochaine Coupe du monde : on trouve évidemment des banques, mais aussi des chaînes de fast-food, des vendeurs de voitures et des compagnies pétrolières5. Quand McDo et Visa associent leurs images aux successeurs de Maradona, ça devient aussi douteux qu’un car de touristes visitant une favela6.

En fait, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ces entreprises, toutes au sommet de la guerre économique mondiale, ne sont certainement pas guidées par un pseudo amour du ballon rond. C’est l’imaginaire des spectateurs qu’elles veulent coloniser. Faire consommer à tout prix, voilà leur objectif premier. Mme Publicité quand tu veux contrôler ma façon de penser, mon majeur a envie de se lever7.

Simple publicité pour du poulet ou propagande idéologique? © sportbuzzbusiness.fr

Simple publicité pour du poulet ou propagande idéologique? © sportbuzzbusiness.fr

Mais il faut bien avouer que racheter progressivement le sport le plus populaire du monde pour écouler à la fois ses produits et ses idées n’a rien de très étonnant. En fait, vendre du soda en même temps qu’un esprit de compétition de gladiateur, nécessaire à tout individu devant participer, de gré ou de force, à la guerre économique mondiale, n’est qu’une stratégie parmi d’autres, que l’on retrouve dans tous les bons manuels d’HEC de première année.

En 1994, c’est même dans la ville de Coca-Cola, Atlanta, qu’on inaugurait la compétition sportive la plus regardée au monde. Difficile de faire plus symbolique que ça8. La réalité donc, c’est que le football d’élite et le business mondial jouent désormais dans la même équipe et poursuivent largement les mêmes buts. Ce mariage, pour le meilleur et surtout le pire, provoque d’ailleurs toujours plus de confusion entre le comportement des acteurs des deux sphères. Ainsi, celui de certains joueurs ressemble de plus en plus à celui de maniaques qu’on peut trouver dans la finance de marché, par exemple : cocaïne, prostitution et trucage de matchs semblent faire désormais partie de la panoplie du footballeur moderne9,10,11,12. On appelle aussi ça un phénomène de mondialisation, je crois13. Mais, si Ribéry ou Benzema continuent de marquer des buts et assurer le spectacle, pourquoi les sanctionner s’ils veulent solliciter des prostitués comme un DSK ?14,15 Car la loi l’interdit ? Ou parce qu’ils donnent simplement une mauvaise image du sport roi ? Finalement, au vu du faible nombre de peines infligées, je me demande si le mot d’ordre n’est pas: surtout ne pas toucher à la vache à lait des multinationales. Et tout comme l’ancien patron du FMI, même si les charges retenues étaient moins lourdes, Ribéry et Benzéma n’iront finalement pas en prison.  

Et quel est le rôle de la FIFA dans tout ça, me direz-vous ? Diffuser au plus grand nombre les valeurs du sport, le fair-play en tête? Plus vraiment. Quand les enjeux financiers sont trop importants, faire marcher des enfants avec un drapeau jaune et bleu au début des matchs a du mal à créer l’illusion. Non, grosso modo, elle s’occupe de la logistique et de la communication. Elle ne propose pas seulement 22 joueurs qui courent après un ballon, elle propose également 22 représentants commerciaux qui doivent essayer de vendre différents produits en faisant un numéro. En fait, nous sommes toujours à l’époque des jeux romains, à cette différence près que les gladiateurs aussi gagnent des millions16. Le football a remplacé la religion et s’est ensuite progressivement fait manger par le dieu argent, remportant ainsi l’adhésion totale de la population. Adhésion ou soumission ? Telle est la question. Car si tout le monde pouvait profiter des énormes bénéfices générés par ce genre de compétition, de manière plus ou moins égalitaire, je ne dirais pas non. Mais ce n’est pas le cas17. Par exemple, que penser du coût de rénovation exorbitant (presque un demi-milliard) du stade Maracanã à Rio, quand on sait que la plupart des habitants des favelas n’ont pas accès à des soins de santé de base18 ? Voilà le genre de revendications qu’on entend actuellement chez une partie de la population brésilienne et dont Michel P. se moque cyniquement19. Mais c’est normal, car ce n’est pas son job de s’en occuper. Lui doit nous vendre le Brésil « cliché », à base de carnavals et de corps bronzés jouant au futebol sur la plage de Copacabana.

Pourtant, quand les caméras du monde entier vont être braquées pendant un mois sur un pays, il me paraît normal de s’intéresser aussi à l’envers du décor de carte postale qu’on veut à tout prix nous refourguer. D’ailleurs, il suffit de creuser un tout petit peu pour constater à quel point les discours officiels sont éloignés de ce qui se passe actuellement au sein de la population20. Les Brésilien-ne-s semblent être au bord d’une révolte sociale légitime et celle-ci est réprimée de la pire des façons. Pour quelle raison ? Chacun en fera son interprétation21.

Evacuation d'une favela de Rio par les unités de police pacificatrices. Est-ce que ça vaut un dribble du multi-millionaire Ronaldo? © Abdeslam Kelai

Évacuation d’une favela de Rio par les unités de police pacificatrices. Est-ce que ça vaut un dribble du multi-millionaire Ronaldo? © Abdeslam Kelai

Alors moi qui ai déjà de la difficulté à mettre docilement mon cerveau à la disposition d’un vendeur de carte de crédit22 lorsque je regarde jouer Shaqiri, j’en ai encore plus quand je sais qu’indirectement cet argent soutient un gouvernement qui marche sans hésiter sur la gueule de mon cousin brésilien. Et donc, quel choix ai-je comme simple consommateur face à une telle situation ? Me mettre en mode autruche et me concentrer uniquement sur les prouesses footballistiques de mon équipe préférée ? Ou éteindre la télévision, écrire un article et ressortir mes crampons pour aller jouer en vrai avec des amis ? À bien y réfléchir, entre ces deux, le choix est assez vite fait. D’ailleurs, mon sevrage télévisuel avait déjà commencé peu avant l’annonce du transfert record de Gareth Bale au Real de Madrid en septembre dernier, alors que l’Espagne s’enfonçait toujours plus dans la crise politique, économique et sociale que l’on connaît23. Il devrait se poursuivre en tout cas au-delà de la mascarade de la prochaine Coupe du monde au Qatar en 202224,25. À moins que d’ici là, les protagonistes de ce sport aient quelque peu (re)trouvé la raison et le sens des proportions…

 


2 Au sujet du personal branding « David Beckham », lire l’article publié dans les echos.fr en juillet 2013 : http://business.lesechos.fr/directions-generales/lecon-de-personal-branding-david-beckham-et-l-importance-de-la-coherence-8238.php

5 La liste des sponsors est disponible ici : http://www.fifa.com/worldcup/organisation/partners/

6 Sur le sujet, lire l’article « Pacification » des favelas : de la guerre des gangs au tourisme, http://www.bastamag.net/Pacification-des-favelas-de-la

7 Sur le sujet, lire les articles disponibles sur ce site : http://www.casseursdepub.org/index.php?menu=pourquoi

8 Après toutes ces années, mon souvenir d’enfant du coup-franc de George Bregy marqué pour la Suisse lors de la phase de poules a du mal à contrebalancer la réalité du soccer made in USA.

9  À propos du lien entre consommation de cocaïne et crise financière, lire l’article paru dans le Guardian en avril 2013: cocaine-bankers-global-financial-crisis ou en français dans le Courrier international http://www.courrierinternational.com/article/2013/04/22/la-cocaine-coupable-cache-de-la-crise-financiere

10 Au sujet du lien entre prostitution et football, lire l’article de l’Huffington post français : http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2010/04/19/2039042_prostitution-et-football-des-histoires-comme-ca-j-en-entends-treize-a-la-douzaine.html

11 Au sujet du blanchiment d’argent dans le football, lire l’article paru dans Le Monde en août 2012 : http://www.lemonde.fr/sport/article/2012/08/30/blanchiment-d-argent-l-autre-mercato_1751790_3242.html

13 Sur le sujet, lire l’interview de Robert Redeker paru dans Le Figaro en juin 2012 : http://evene.lefigaro.fr/celebre/actualite/robert-redeker-le-foot-se-substitue-a-la-culture-1011764.php

14 DSK pour Dominique Strauss-Kahn, l’ancien patron du Fond Monétaire International (FMI) qui n’en finit pas d’avoir des ennuis avec la justice et les médias pour des affaires de viols et de prostitutions.

15 Pour rappel, les deux joueurs ont été impliqués dans une affaire de prostitution en 2012, sur le sujet lire l’article paru sur la Bbc en janvier 2014 : http://www.bbc.com/news/world-europe-25964763

16 Sur le sujet, lire l’article paru dans L’Express en mars 2014 sur le palmarès des joueurs de foot les mieux payés : http://www.lexpress.fr/actualite/sport/football/ce-qu-il-faut-retenir-du-palmares-2014-des-joueurs-de-foot-les-mieux-payes_1501126.html

18 Sur le sujet, lire l’article publié sur rfi.fr en juin 2013 : http://www.rfi.fr/sports/20130619-prix-mondial-2014-echauffe-bresil-maracana-corruption/

19 Sur le sujet, lire l’article paru dans Le Monde en avril 2014 : http://latta.blog.lemonde.fr/2014/04/28/platini-recommande-aux-bresiliens-daugmenter-les-doses-dopium/

20 Un dossier récent de l’ONG Solidar est assez éclairant sur ce sujet : http://www.solidar.ch/data/0DF06392/Dossier_layout_F.pdf

21 Cela signifie évacuer les favelas ou même tuer les sdf qui squattent la rue. Sur le sujet : http://www.24heures.ch/monde/Des-SDF-seraient-tues-pour-preparer-le-Mondial/story/23742509

22 Je fais ici allusion à la déclaration de Patrick LeLay, patron de TF1 en 2004 qui a dit au sujet du rôle de TF1: « je vends des minutes de cerveau humain disponible » : http://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Le_Lay

 

Commentaires

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Marc

Oui, ce n'est qu'un jeu. Mais les entrepreneurs l'on perverti pour en faire un business. Dans un article, j'ai lu…

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Nicolas

Le pire dans tout ça c'est lorsqu'on réalise que c'est la classe moyenne qui nourrit tout ce système pourri. Noyé…

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Marc

Oui, ce n’est qu’un jeu. Mais les entrepreneurs l’on perverti pour en faire un business. Dans un article, j’ai lu que la vente de footballeurs entre clubs ressemblait à une vente d’esclaves moderne.

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Nicolas

Le pire dans tout ça c’est lorsqu’on réalise que c’est la classe moyenne qui nourrit tout ce système pourri. Noyé par le rêve le temps d’un instant, pour oublier son quotidien médiocre, elle s’asservit en réduisant à l’état d’esclave les classes les plus pauvres à l’autre bout du monde; le tout saupoudré d’une fine pellicule de riches qui se goinfrent en ne se souciant guère de ce monde misérable sur lequel ils restent avachis. Une mer de fric sur laquelle flotte les riches pendant que se noient les pauvres.

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