International Le 22 décembre 2016

Globalisation et rétraction identitaire

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Globalisation et rétraction identitaire

Marine Le Pen, leader du Front national, prononçant un discours devant la statue de Jeanne d’Arc à Paris.

Le sens commun s’étonne que la globalisation aille de pair avec la multiplication de conflits identitaires, tels que des guerres ethniques ou des émeutes religieuses. Il interprète ce paradoxe comme une réaction de défense de la part des sociétés ou des peuples, qui voient leur souveraineté, leur identité, leur culture menacées par la mondialisation.

Cette appréhension des choses repose sur un double contresens, selon lequel l’État se construirait au détriment des appartenances particularistes, et la globalisation ferait reculer l’État. Or, l’État-nation n’est pas une victime de la globalisation, il en est le rejeton. Depuis le XIXe siècle, l’intégration économique et financière mondiale s’est accompagnée de son universalisation : le Printemps des peuples, en 1848, est concomitant de la révolution industrielle et du triomphe du libre-échange ; l’intégration de l’Afrique au marché mondial, par le biais de la colonisation, s’accompagne de son découpage en territoires qui se transformeront en États-nations lors des indépendances, et parfois dès l’occupation européenne ; la conversion de l’Union soviétique et de la Yougoslavie au capitalisme, dans les années 1990, s’est soldée par la formation de deux systèmes régionaux d’États-nations, et non par leur dilution dans le marché ; les réformes de Deng Xiaoping, en Chine, ont été l’instrument d’un nationalisme militariste et expansionniste ; l’adhésion des anciennes démocraties populaires à l’Union européenne a réveillé une conscience ethnonationale exclusive, spécialement en Hongrie, en Pologne et en Slovaquie. Simultanément, la genèse de l’État-nation a cristallisé et exacerbé des consciences particularistes, d’ordre régional, ethnique ou religieux, par exemple l’ethnicité en Afrique, le communalisme en Inde, le confessionnalisme au Liban, les nationalismes régionalistes en Espagne ou encore le conflit linguistique en Belgique.

Depuis plus d’un siècle, cette combinatoire entre l’intégration économique et financière mondiale, d’une part, et, de l’autre, la généralisation de l’État-nation a eu pour idéologie privilégiée le culturalisme : la conviction que les cultures, les identités existent objectivement, quitte à se réveiller après de longues éclipses, dues à la domination étrangère, et qu’elles déterminent l’action humaine. Les différentes moutures de l’orientalisme ont participé de cette vision. Et, aujourd’hui, le débat sur l’islam (ou, hier, sur les valeurs confucéennes) la reproduit.

Aux XIXe et XXe siècles, le passage d’un monde d’empires à des systèmes régionaux d’États-nations, dans un contexte de mondialisation économique, a consisté en un énorme travail d’« invention de la tradition » et de cultures dites « populaires ». Les États-nations sont censés en être les réceptacles, les émanations naturelles, et ont volontiers défini leur citoyenneté en termes ethnoconfessionnels sur cette base, comme dans la plupart des pays balkaniques ou moyen-orientaux. Déjà, l’Europe occidentale avait « confessionnalisé » ses États dans le sillage de la Réforme et de la Contre-Réforme tridentine, et dans son mouvement d’expansion ultramarine.

Là où prévalait le gouvernement impérial et indirect de la différence, comme dans l’Empire ottoman, la purification ethnique, culturelle, religieuse l’a emporté par le biais de la violence, de la discrimination politique et administrative, de l’assimilation culturelle coercitive. Elle a constitué le principal mode de formation des États-nations. Le génocide des Arméniens ou la Shoah ont été les paroxysmes de cette logique assez générale, jusqu’aux déplacements autoritaires de populations au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ou aux conflits de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990. Aujourd’hui, en Irak, Daech, bras armé de la minorité arabe sunnite, qu’avait favorisée l’administration ottomane, puis britannique, et qu’a évincée du pouvoir (et de Bagdad) l’invasion américaine en 2003, la reprend à son compte, à l’encontre de la majorité chiite et des autres minorités, chrétienne, yézidie, turkmène, kurde. En Europe, aux États-Unis, la montée en puissance des mouvements identitaires se prononçant contre l’immigration, et la récupération de cette thématique par une partie de la droite conservatrice traditionnelle, confirment pareillement la corrélation entre les consciences particularistes, d’ordre ethnoconfessionnel et national, et la globalisation. Margaret Thatcher fut, d’un même mouvement, le premier ministre de la libéralisation économique et de la guerre des Malouines. La famille Murdoch est propriétaire d’un empire médiatique global qui diffuse un nationalisme proche de la xénophobie. Quant aux islamistes, ils n’ont pu réaliser l’unité politique de l’umma, la communauté des croyants. Lorsqu’ils ont acquis une position prééminente, ils se sont ralliés à l’État-nation et ont reconnu l’universalité du marché en se convertissant vite au néolibéralisme, comme en Turquie, en Iran, en Tunisie ou au Maroc.

Paradoxalement, le référentiel de prédilection de la globalisation est l’autochtonie. Cette idée paramètre nombre des conflits les plus cruels de l’époque. « J’étais là avant ! » clament les peuples. La marchandisation capitaliste du monde, avec ses produits « authentiques » de « terroir », emprunte elle aussi à cet imaginaire de l’autochtonie, désormais parée des habits « bios » ou « écolos ».

Force est ainsi de reconnaître que la globalisation a universalisé un État-nation dont la rétraction et l’assignation identitaires ont été les ressorts de légitimation. Le monde contemporain n’est donc pas confronté à un jeu à somme nulle entre la globalisation et les identités particulières, mais à une triangulation entre l’intégration mondiale, la domination statonationale et les consciences particularistes.

 

Cet article a été initialement publié dans Globe, la revue de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID).

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