L'encrier Le 16 janvier 2016

Il faut tout casser

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Il faut tout casser

Portrait de Gastride, Mathias Tuosto, crayon noir sur papier, 2015.

Jessica est l’employée modèle, tout ce qu’il y a de plus normal chez une personne qui travaille à cent pour cent dans une boîte. Tous les matins, elle se réveille sans entrain, la figure à l’envers, les muscles endoloris de n’avoir assez dormi, avec l’angoisse d’être frappée par un quotidien peu propice au rafraîchissement. Elle n’attend qu’une chose : les vacances. C’est la seule raison d’aller travailler, même si Jessica sait qu’elles ne suffiront pas. Pour qu’elle puisse se reposer, il lui faudrait s’allonger trois semaines, cinq mois, dix ans, sans bouger. Et encore…

Ce matin-ci, Jessica exerce les mêmes gestes machinaux, dès que la position verticale est adoptée, jusqu’à ce que ses pieds la portent sur le lieu de son travail. Dans l’espoir inconscient de repousser l’heure où débute la journée, c’est-à-dire dès le premier bonjour adressé à un client lambda, elle arrive en retard. La présence ponctuelle de sa personne n’est de toute façon pas le plus important : la librairie ouvrira ses portes, qu’elle soit là ou pas. En vrai, elle ne représente rien de primordial, dans cette société. Ce qui importe, en revanche, c’est l’affluence des clients tout au long de la journée, la rentrée en masse d’argent dans les caisses, la diminution conséquente des piles de livres. Quand les portes se referment, tout le monde est content, surtout les chefs, lessivés, mais contents, parce qu’on a fait du chiffre. Et on fait ça tous les jours. Que ce soit Jessica qui encaisse ou une autre, c’est la même chose, le même geste, le même rythme, c’est-à-dire effréné et sans répit. Malgré l’absurdité de sa situation, elle reste à son poste, parce qu’à la fin du mois, elle reçoit de l’argent et avec ça, elle peut vivre, c’est-à-dire s’acheter des choses qui la feront éviter de mourir et, tout au mieux, lui procureront du plaisir.

Dès la première heure, les collègues entonnent leur refrain quotidien : je suis fatiguéééée, j’ai mal au doooooos, vive les vacaaaaances, quelle horreur tous ces gens je les hais ! Jessica les écoute d’une oreille, pour leur faire croire qu’elle est dans leur camp, s’évade en pensées, cherche encore ce qu’il y a d’intéressant dans chacun de ses gestes répétés à l’infini, tâche d’engager un semblant de conversation avec un client sympathique.

Tous les jours, le même scénario se reproduit. Jusqu’à ce jour-ci, où Jessica réalise à quel point ce quotidien ennuyeux la coupe de toute son énergie…

Comme la plupart des gens qui travaillent ici, elle a besoin de changement.

Elle comprend soudain qu’elle pourrait devenir ce changement…

Cette idée traverse son esprit et s’y ancre à un endroit où rôdent la folie et l’instinct.

Un client en costard-cravate passe à sa caisse sans dire bonjour. Il lui demande un emballage cadeau en balançant sur le comptoir le livre qu’il souhaite acquérir (et dont on taira le nom, tant c’est une abomination d’offrir un tel ouvrage à une personne, quelle qu’elle soit. Bien sûr, on considère le livre comme un objet honorable, qu’il faut utiliser tous les jours pour vaincre la décadence. Sauf qu’il y en a plusieurs, comme celui-ci, et qui sont souvent dans les meilleures ventes, répliqués à des milliards d’exemplaires. Ils véhiculent les pires stéréotypes sociaux, dans le but de marteler la tête des ignorants qui cherchent « un livre facile à lire pour leurs vacances ». En somme : de la littérature en boîte servie sans éthique aux personnes qui restent dans leurs moules réfractaires à toutes réflexions, dans la simple ambition de faire du chiffre.

Après avoir activé la machine pour carte de crédit, Jessica s’exécute. L’homme en face, avec sa lèvre inférieure proéminente et sa moustache taillée au millimètre, lui dit d’un ton agacé :

– Vous n’avez pas un papier d’emballage pour femme ?

Elle lève les yeux. Son méticuleux ouvrage est déjà terminé, celui fait et refait tous les jours, depuis des années, celui qui est devenu mécanique, obsessionnel, rapide et méthodique, qu’elle pourrait exécuter les yeux fermés tant l’empreinte du geste l’a rendue machine. En temps normal, elle n’aurait pas perdu une seule seconde pour lui rétorquer l’infaillible réponse : « Désolée, je ne fais pas de différence entre les genres. » Mais cette fois, c’en est trop. Elle ne peut pas sortir cette phrase apprise par cœur pour refaire l’éducation des gens qui croient encore que seules les femmes et les pédés aiment le rose et les choses qui brillent. À la place, elle reste coite. L’homme la dévisage. Il se racle la gorge, répète la question, puis, face au mutisme persistant, hausse ses sourcils épilés. Il réajuste sa cravate, tapote d’impatience sur le comptoir, ajoute une phrase méprisante pour exciter son imbécile besoin de supériorité.

Le seul son qui finit par sortir de la bouche de Jessica est un long cri de miroir qui se brise, l’éclat de voix qui prophétise l’aube de la déconstruction, l’annonce d’une révolution restée latente à l’ombre des boîtes depuis que la casserole à vapeur à l’intérieur de Jessica a commencé à se trouver incommodée par sa situation :

– IL FAUT TOUT CASSER !

De rage, elle arrache le papier soigneusement plié autour du livre, elle le déchire avec les dents, lance le bouquin sur le client sans ressentir aucune honte envers son acte iconoclaste. L’homme, outré, pousse un cri suraigu avant de prendre ses jambes à son cou. Il se fraie un chemin dans la foule qui attendait impatiemment derrière lui. Chaque corps de cette masse, soudain réveillé, tend le cou dans la direction de Jessica pour voir ce qui se passe.

Un silence d’effroi les parcourt en croisant son regard. Ils n’ont pas encore compris. Alors elle tend la main vers sa collègue. Celle-ci lui donne une tasse vide qu’elle lance contre la vitre, près de l’entrée du magasin. Puis, une autre, et encore une autre, et une autre encore. Ensuite, elle lui passe un pot de chambre en porcelaine, un assemblage de figurines en biscuit placés dans une vasque, un gigantesque vase en verre et enfin, un plateau en argent sur lequel trône superbement l’intégralité d’un service à thé avec dix bols en céramique teinte. Jessica saisit chaque objet et le projette l’un après l’autre sur la vitre, étourdie par le bruit cristallin. Le plateau et le service volent en éclats dans un bruit fracassant. La baie vitrée craque sous l’impact, explose, le bruit résonne comme un écho dans une cathédrale. La collègue lui donne ensuite un grand vaisselier rempli de toutes sortes d’objets en porcelaine et en argent, qu’elle laisse tomber par terre. Sous le poids du mobilier, ses poignets cèdent, tout se casse, même le sol, même la foule par le trou béant dans la baie – et là, en observant les clients se couler dans l’issue improvisée en hurlant, Jessica pense à l’idiot qui s’était plaint de la chaleur dans le magasin et qui avait suggéré de manière très intelligente de laisser les fenêtres ouvertes pendant la nuit.

Un troupeau de badauds reste planté devant la caisse, la bouche ouverte, l’air d’attendre que Jessica reprenne son poste pour continuer son travail comme si de rien n’était. Elle se met à hurler jusqu’à ce que sa voix se casse, la voie toute tracée, l’avenir promis comme une terre jamais foulée, l’idéal désamorcé. On dit que c’est l’argent qui fait le bonheur, parce que c’est avec lui qu’on s’achète des choses. Pour l’argent, faut le travail ! Y a-t-il une plus grande valeur pour l’humanité ? Non. Est valorisé celui qui passe plus de temps sur son lieu de travail qu’à la maison, dans l’espoir de monter en flèche dans l’estime de la hiérarchie supérieure. Est surestimé celui qui gagne bien sa vie avec un bon boulot à responsabilités. Est considéré comme quelqu’un qui a réussi celui qui accumule les promotions. Qu’en est-il de l’homme qui fonde une famille et qui, à cause de la surcharge diabolique de son travail, ne voit jamais ses enfants ? Qui aura quelque chose à lui reprocher, si ce n’est sa progéniture en manque de père ? Que peut-on dire de la femme qui frôle le burnout à chaque fin d’année, par besoin de se faire féliciter par ses chefs pour son labeur titanesque ? Et de celui qui, terrorisé par le manque, pousse là où il ne faudrait pas pour garder son poste, alors qu’il déteste ce qu’il fait ? Travailler pour l’argent sans suivre son désir profond apparaît à Jessica comme une aberration, une idée affolante qu’il faudrait démolir à coups de marteau. L’argent, l’argent… Comme s’il suffisait d’en avoir, au détriment de la santé, du repos, des liens sociaux, pour être heureux.

D’autres collègues libraires, dont la curiosité a été piquée, se sont joints aux clients en face de Jessica. Son hurlement, comme une bourrasque, les fait basculer en arrière. Ils se rattrapent brusquement les uns aux autres, se redressent, transis par une mystérieuse résistance. On dirait que certains d’entre eux ont lâché leurs masques trop lourds à porter. Leurs yeux vitreux devenus brisés, écarquillés, observent le néant. Ils se sont arrêtés pour constater les dégâts, le schéma de leur quotidien détraqué, mécaniquement respecté à la lettre, toutes leurs idées préconçues d’un monde machinal ont éclaté devant eux. Aucun n’ose plus se planter devant Jessica en disant qu’il cherche un livre, l’index pointant l’écran de son Smartphone sur lequel est projeté une image de l’ouvrage en question, comme pour tester si elle est aussi (alpha)bète qu’eux. Ils se taisent, à présent, ceux qui viennent se plaindre contre le prix des bouquins et quand même les acheter, entrer dans l’immense fonctionnement du système dans lequel nous sommes tous assis les yeux fermés, se focaliser sur les problèmes, les regarder en face sans jamais les voir, hausser les épaules en disant : « Je rêve de quitter mon travail, mon mari, cette situation détestable dans laquelle je pédale », avant d’ajouter avec fatalité « Oh ! Et puis bon, après tout, ça pourrait être pire. »

Ils se taisent et regardent l’employée révoltée, vidés de tout espoir. Elle déclame encore qu’il faut se débarrasser des vieux objets auxquels on ne tient plus, fracasser les schémas dans lesquels on tourne en rond, apprendre à marcher sur ses pieds plutôt que sur sa tête, se faire violence pour quitter la zone de confort dans laquelle se trémoussent les fort cons. Elle s’époumone en solo en leur expliquant à quel point il est nécessaire de repousser les limites imaginaires qu’on nous a imposées dès l’enfance, en croyant qu’on ne pourra pas faire mieux, parce que tout a déjà été fait. Elle tente de leur dire qu’il est vital d’abattre les barrières mentales, les boîtes préconstruites implantées dans les têtes bien pleines et mal faites, détruire les expressions qui nous figent et nous coupent l’herbe sous les pieds avant d’avoir essayé. Jessica se met à taper des poings sur le comptoir, en scandant qu’il faut abolir les fausses certitudes pour chercher sa propre vérité, morceler les stéréotypes qu’on a construits pour se rassurer et se protéger de la différence des autres. Il faut quitter les hostiles marécages pour se rapprocher de soi-même, se fractionner pour combiner les pièces dans l’autre sens et retrouver l’essence. Il faut briser la glace des apparences, de l’hypocrisie et de la politesse, laisser courir son cœur et son désir étouffés par les peurs au point qu’on ne se reconnaisse plus. Il faut se casser avant que la réalité, celle qu’on nous a racontée, nous casse complètement.

Sa bouche se referme enfin, laissant toute la place au silence. Devant elle se déploie une fresque d’humains perdus, frappés, déconcertés, intéressés. Jessica enlève le badge qu’elle porte autour du cou et le lance par terre, le piétine des deux pieds. Le gérant la regarde faire sans broncher. Puis, sans ajouter un mot, elle quitte la scène. Certains la suivent, d’autres se mettent à pleurer. Quelques personnages ont quitté leur rôle, soulagés et plus légers. D’autres attendent toujours devant la caisse avec leur pile de livres et leur carte de crédit. Peut-être qu’ils n’ont pas encore compris. Ce n’est pas encore le bon moment pour eux.

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