International Le 8 novembre 2013

La mort de l’Empire ottoman et la création du Moyen-Orient contemporain

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La mort de l’Empire ottoman et la création du Moyen-Orient contemporain

L’Empire ottoman en 1914 © atlas-historique.net

Le Moyen-Orient peut se targuer de ne pas quitter la une de l’actualité. Trop souvent résumé simplement en une litanie de maux se nourrissant les uns des autres, il devient très difficile de comprendre cet « Orient compliqué »1. Un sentiment prévaut toutefois, celui du lien entre la chute de l’Empire ottoman et de nombreux problèmes actuels. Il est en effet globalement admis que la carte du Moyen-Orient contemporain s’est construite entre 1914 et 19232, lors d’une décennie riche en événements3. Cet article a donc pour ambition d’esquisser l’état des relations internationales depuis le début du XXème jusqu’en 1914 afin de montrer l’intérêt de plus en plus croissant du Vieux Continent pour les provinces arabes ottomanes à l’aube de la Première Guerre mondiale.

En 1774, l’Empire ottoman et l’Empire russe signent le traité de Kütchük Kanardja4. Cet accord marque les premières pertes territoriales de la « Sublime Porte »5 mais également le début de la « Question d’Orient », c’est à dire les problématiques territoriales posées par le démembrement des territoires ottomans aux chancelleries européennes6. À chaque nouvelle crise, les grandes puissances s’immiscent au sein des affaires d’un Empire ottoman déclinant afin de régler tout conflit conformément à leurs propres intérêts. Les Russes, protecteurs des orthodoxes, interviennent dans les Balkans et en Asie centrale7. Les Britanniques, dont l’objectif principal est la protection de la route des Indes, soutiennent le maintien de l’intégrité territoriale ottomane face à l’impérialisme russe8. Quant aux Français, ils obtiennent de la part du Saint-Siège au XVIIIème siècle le rôle de la protection consulaire des religieux envoyés dans l’Empire ottoman9. Dès lors, ils tentent tant bien que mal de maintenir une influence culturelle, religieuse et économique au sein de la Syrie et du Liban actuels10. Ainsi, les questions des détroits (Dardanelles et Bosphore), des Balkans ou encore de l’Anatolie orientale (Arménie) font l’objet de négociations et suscitent de farouches oppositions au sein des diplomaties occidentales. Ce « Great Game »11,  établi depuis plus de cent ans, est bouleversé à la fin du XIXème siècle par un nouvel élément : la montée en puissance de l’État allemand sur la scène internationale12. L’émergence de l’Empire germanique amène à la résolution des inimitiés entre Français, Britanniques et Russes et redéfinit le paysage de l’Europe en créant deux blocs distincts : la Triple Alliance13 et la Triple Entente. Pendant ce temps là, « l’homme malade »14 de l’Europe s’alarme de cette nouvelle conjoncture continentale. La signature d’un accord à Reval en juin 190815 entre Britanniques et Russes fait craindre un éventuel démembrement de l’Empire puisque la Couronne, défenderesse de l’intégrité territoriale ottomane s’allie avec le Tsar, ennemi historique de la Porte16. Un mois plus tard, une révolution éclate au sein de la Sublime Porte pour protester contre le dépeçage territorial et l’ingérence européenne17. Les Jeunes Turcs18, qui viennent d’arriver au pouvoir, s’activent à la recherche d’un allié pour permettre la reconstruction d’un Empire qui perd continuellement des territoires19. Ils finissent par signer un traité le 2 août 1914 avec l’Allemagne20, État qui semble le plus à même de répondre à ces besoins. De leur côté, les Alliés se seraient largement contentés d’une neutralité de la Porte.

Les alliances en Europe en 1914 © atlas-historique.net

Les alliances en Europe en 1914 © atlas-historique.net

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale et l’alliance ottomane avec l’Allemagne rend le démembrement de l’Empire de plus en plus inéluctable. Les nations en guerre sont persuadées que les hostilités seront de courte durée. L’apparition des tranchées change toutefois la donne et les stratégies militaires doivent être repensées. Une nouvelle solution devient alors nécessaire pour les états-majors alliés s’ils souhaitent enfoncer les lignes ennemies. Après quelques atermoiements, l’idée retenue est une attaque de l’Empire ottoman à travers les Dardanelles par la flotte britannique au début de l’année 1915. Préalablement demandée par la Russie, aux prises avec l’armée ottomane à Sarikamich à la fin de 191421, l’intervention de la « Perfide Albion »22  fait finalement craindre à Saint-Pétersbourg la non-reconnaissance de son droit sur « Constantinople la byzantine »23  et les détroits24. Plusieurs politiciens britanniques souhaitent voir la Couronne s’allier avec la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie afin de bénéficier d’une aide militaire provenant des Balkans25. Ce projet est pourtant compliqué à mettre en œuvre pour deux raisons. D’une part, une telle alliance semble improbable à cette époque puisque ces trois états viennent de s’affronter lors de la Seconde Guerre balkanique de 1913. D’autre part, l’utilisation des armées grecques du premier ministre Eleutherios Venizélos, partisan de la « Grande Idée »26, est tout simplement impensable pour l’Empire tsariste.

La Russie redoute que la prise de Constantinople par les Britanniques ne fasse resurgir les tensions du « Great Game ». Le début des tractations officielles sur l’avenir de la Sublime Porte par les Russes est la conséquence directe de cette crainte. Le ministre des affaires étrangères, Sergei Sazonov, entreprend alors un échange de notes diplomatiques avec ses homologues occidentaux27 connu sous l’appellation «Accord de Constantinople »28, le 4 mars 1915. Il y évoque le désir de la Russie d’accaparer la ville de Constantinople et les détroits dans le règlement final de la guerre. En réponse, les Français et les Britanniques promettent de soutenir les ambitions russes mais sous certaines conditions. De son côté, Londres aspire à renégocier les termes de l’accord de Reval à son avantage tandis que Paris souhaite se voir garantir la primauté en « Syrie »29. Cette première base de négociations ouvre définitivement la boîte de Pandore sur la question du démantèlement de l’Empire ottoman. La prise en compte des revendications russes avant le terme des hostilités amène les autres parties contractantes à vouloir également formuler leurs aspirations au sein de la Porte. Les Britanniques décident de former un comité sous l’égide de Sir Maurice de Bunsen dont le projet est de déterminer les objectifs stratégiques de la Couronne au Moyen-Orient30. Un pas supplémentaire est donc franchi vers la partition du sultanat ottoman puisque la Grande-Bretagne met un terme définitif à plus de cent ans de politique extérieure, en renonçant à sa stratégie de préservation de l’intégrité territoriale ottomane31.

L’expédition des Dardanelles est un échec cuisant pour l’Entente et la perspective d’une victoire rapide est donc abandonnée. De plus, après cette défaite, les gouvernements français et britannique redoutent un soulèvement des masses mahométanes32 dans leurs colonies. Ils craignent d’être perçus comme les pourfendeurs de l’unique État musulman indépendant. En effet, le camp germano-turc, à travers le califat33 incarné par le Sultan, avait appelé tous les fidèles à la guerre sainte (Jihad) contres les forces alliées au mois de novembre 191434. Pour cette raison, Paris et Londres s’interrogent sur le projet de remettre aux Arabes le califat comme possible compensation de leur action militaire35. Ainsi, dès les premières heures du XXème siècle, les provinces arabes s’ajoutent définitivement aux régions sujettes à caution de la Sublime Porte et deviennent un point de friction supplémentaire pour les chancelleries d’Europe.

Le front moyen-oriental (1914-1916) © atlas-historique.net

Le front moyen-oriental (1914-1916) © atlas-historique.net

Les rivalités restent légion entre les Alliés à propos du dépeçage de l’Empire ottoman, et cela malgré leur alliance. La Russie ne peut permettre une mainmise française et donc catholique sur la Syrie et les Lieux Saints. Quant à la Grande-Bretagne, l’idée d’une Palestine libérée de son influence lui déplaît fortement puisque cela l’empêcherait de sécuriser le Canal de Suez, passage maritime obligé vers le joyau de la Couronne, les Indes. De plus, elle voit en la France une présence intrusive dans la région moyen-orientale. Les provinces arabes constituent en effet un point de rencontre entre leur deux empires coloniaux suscitant d’innombrables tensions36. En ce qui concerne la France, celle-ci tente de maintenir sa position prépondérante au sein du Levant et de perpétuer sa politique méditerranéenne37. En outre, l’échec de Gallipoli38 est patent pour l’Entente qui en sort affaiblie et s’alarme de la position des chefs arabes. Ces derniers pourraient se tourner vers les Empires centraux, relançant ainsi les spéculations autour d’un Jihad planétaire39. Par conséquent, les Alliés décident d’ouvrir des négociations avec le chérif Hussein de la Mecque pour discuter d’une possible alliance. Ces pourparlers, connus sous le nom de « correspondance Hussein-MacMahon », amènent à la participation des notables arabes dans la guerre aux côtés de la Triple Entente en juin 191640. Les pourparlers sur le futur de l’Empire ottoman ne s’arrêtent toutefois pas ici. D’autres parties viendront s’ajouter aux négociations créant ainsi une mosaïque de revendications inextricables qui reste, aujourd’hui encore, un sujet de controverse.

 

 


1 Tournure employée par le Général de Gaulle lors d’un voyage au Moyen-Orient.

2 Le 24 juillet 1923, est signée le Traité de Lausanne mettant définitivement fin à l’Empire ottoman et donnant naissance à la République de Turquie. Traité de Lausanne, http://www.lesclesdumoyenorient.com, (consulté le 11/10/13)

3 PICAUDOU, Nadine, La décennie qui ébranla le Moyen-Orient 1914-1923, Paris, Complexe, 199

4 MANTRAN, Robert, op.cit., 421.

5 Le terme « la Sublime Porte » littéralement Bab-i Ali fait référence aux ministères de l’Empire et par la suite à l’Empire dans son ensemble. ROGAN, Eugene, The Arabs, A history, London , Penguin Books, 2009, p. 30.

6 La Question d’Orient se définit comme l’ensemble des problèmes posés par le démembrement de l’Empire ottoman aux chancelleries européennes. Elle débute en 1774 et se termine en 1923 avec la signature du Traité de Lausanne mettant fin à l’existence de l’Empire ottoman. MANTRAN, Robert, op.cit., p. 421.

7 BERSTEIN, Serge, MILZA, Pierre, Histoire du XIXème siècle, Paris, Hatier, 1996, p. 474-475.

8 PICAUDOU, Nadine, op.cit., 49.

9 La France et le Levant 1860-1920, http://www.lesclesdumoyenorient.com, (consulté le 11/10/13)

10 MANTRAN, Robert, op.cit., p. 421.

11 The Great Game in Asia, http://www.foreignaffairs.com,  (consulté le 12/10/13)

12 PICAUDOU, Nadine, op.cit., p. 51.

13 La Triple Entente est composée de la France, de la Russie et de la Grande-Bretagne tandis que la Triple Alliance est composée de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie.

14 Expression prononcée par le tsar Nicolas 1er à l’ambassadeur d’Angleterre en 1853 faisant référence à l’Empire ottoman. MANTRAN, Robert, op.cit., p. 501.

15 Référence à l’accord de 1908 de Reval entre la Grande-Bretagne et la Russie qui s’accorde sur leurs contentieux relatifs à la Perse et l’Afghanistan et le Tibet.

16 MANTRAN, Robert, op.cit., p. 576.

17 Ibid., p. 569.

18 Les Jeunes Turcs se définissent comme un groupe de jeunes ayant des idées modernes et se rebellant contre un modèle ancien de gouvernance. David FROMKIN, A Peace to end all peace, Henry Holt and Company, New York, 2009, p. 41.

19 En octobre 1908, ont lieu l’indépendance de la Bulgarie, l’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie et le rattachement de la Crête à la Grèce. Ces événements sont des violations du Traité de Berlin de 1878. Le gouvernement ottoman proteste en vain et se retrouve plus esseulé que jamais sur la scène internationale ce qui motive sa recherche d’alliance avec une grande puissance.

20 HUREWITZ, Jacob Coleman, Diplomacy in the Near and the Middle East, 1914-1956, Octagon Books, New York, 1972, p. 1-2.

21 FROMKIN, David, op.cit., 120-121.

22 Expression désignant la Grande-Bretagne

23 PICAUDOU, Nadine, op.cit., p. 57.

24 FROMKIN, David, op.cit., p. 137.

25 Ibid., p. 127.

26 La volonté d’établir un Empire grec avec pour capitale Constantinople, Michael Llewellyn, Ionian Vision, Greece in Asia Minor 1919-1922, Hurst & Company, London, 1998, CH1.

27 L’anglais, Edouard Grey et le français, Théophile Delcassé

28 HUREWITZ, Jacob Coleman, op.cit., 7-11.

29 Le terme « Syrie » est entouré de guillemets car il ne possède pas la même signification qu’aujourd’hui. Il pourrait vraisemblablement regrouper la Palestine actuelle ou tout du moins les Lieux Saints. A cette époque, il était difficile de définir avec exactitude des termes comme Arabes, Syriens, Palestiniens dont le sens était souvent vague et changeant. LAURENS, Henry, La question de la Palestine : l’invention de la Terre Sainte 1799-1922, Tome 1er, Fayard, Paris, 1999, p. 288.

30 FROMKIN, David, A Peace to end all peace, Henry Holt and Company, New York, 2009, p. 146.

31 Ibid., p. 142.

32 Synonyme de musulman.

33 Le califat est une institution spirituelle et temporelle qui a organisé la communauté musulmane pendant près de treize siècles. Le calife est le successeur du Prophète Muhammad, le « remplaçant de l’Envoyé de Dieu ». Il symbolise alors l’unité de la communauté, l’Oumma. Califat : Origine, Rôle et Évolution dans l’histoire, http://www.lesclesdumoyenorient.com, (consulté le 05/10/13)

34 KHOURY, Gérard D, La France et l’Orient arabe, Albin Michel, Paris, 2009, p. 86.

35 FROMKIN, David, op.cit., p. 140.

36 CHAIGNE-OUDIN, Anne-Lucie, La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie-Liban 1918-1939, l’Harmattan, Paris, 2006, p. 13.

37 Ibid., p. 18-22.

38 Référence au débarquement britannique en avril 1915 lors de l’attaque des Dardanelles

39 LAURENS, Henry, La question de la Palestine : l’invention de la Terre Sainte 1799-1922, Tome 1er, Fayard, Paris, 1999, p. 299.

40 Ibid., p. 311.

 

Bibliographie

KHOURY, Gérard D, La France et l’Orient arabe, Albin Michel, Paris, 2009

ROGAN, Eugene, The Arabs, A history, London , Penguin Books, 2009

SMITH, Michael Llewellyn, Ionian Vision, Greece in Asia Minor 1919-1922, Hurst & Company, London, 1998

FROMKIN, David, A Peace to end all peace, Henry Holt and Company, New York, 2009

LAURENS, Henry, La question de la Palestine : l’invention de la Terre Sainte 1799-1922, Tome 1er, Fayard, Paris, 1999

HUREWITZ, Jacob Coleman, Diplomacy in the Near and the Middle East, 1914-1956, Octagon Books, Ney York, 1972

PICAUDOU, Nadine, La décennie qui ébranla le Moyen-Orient 1914-1923, Paris, Complexe, 1992

MANTRAN, Robert, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989

CHAIGNE-OUDIN, Anne-Lucie, La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie-Liban 1918-1939, l’Harmattan, Paris, 2006

BERSTEIN, Serge, MILZA, Pierre, Histoire du XIXème siècle, Paris, Hatier, 1996

CHESNOT, Christian, SFEIR, Antoine, Orient-Occident, le choc?, Paris, Calman-Lévy, 2009

Forum for serious discussion of American foreign policy and global affairs, http://www.foreignaffairs.com

Décryptage de l’actualité au Moyen-Orient, http://www.lesclesdumoyenorient.com

A global educational publisher with products that promote knowledge and learning, http://www.britannica.com

Ressources cartographiques et historiques, http://www.atlas-historique.net

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Stefano Gennai

Il n'arrête pas de mourir cet empire

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