© Mucem/Yves Inchierman
Une expo sur le foot dans l’un des plus prestigieux musées européens? Oui, c’est possible. Au Mucem de Marseille, « Nous sommes foot » interroge notre rapport au sport roi, entre ombre et lumière. Visite guidée avec Stefan Renna.
Sport le plus pratiqué aux quatre coins du globe1, le football est, dans l’esprit de ses plus fervents détracteurs, un jeu de beaufs, sexiste, dicté uniquement par la loi de l’argent et suivi – au minimum – par des hordes d’écervelés ou – au pire – par des fachos.
Tous ces clichés, qui reflètent toutefois une certaine réalité, sont priés d’être laissés « au vestiaire » lorsqu’on franchit les portes de l’exposition « Nous sommes foot ». Eh oui, le football s’expose dans un musée. La phrase a de quoi en faire tiquer plus d’un. À Marseille, dans le superbe écrin du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), on aborde le sport roi sous tous ses angles, entre « ombre et lumière » pour le dire avec l’intellectuel uruguayen Eduardo Galeano2.
Questions sans réponses
Comment passe-t-on d’un ballon constitué de bouts de scotch fabriqué par des gamins d’Alger aux 222 millions d’euros déboursés par le Paris Saint-Germain pour s’attacher les services du Brésilien Neymar ? Est-il bien question du même sport ? Comment en est-on arrivé là ? Chères visiteuses, chers visiteurs : si vous vous attendiez à trouver une réponse claire et tranchée à ces questions, passez votre chemin ! Tel n’est pas l’objectif de l’exposition « Nous sommes foot ».
Le récit muséal raconte plutôt l’inscription de ce sport dans le paysage méditerranéen3. Une aire d’influence où, comme ailleurs, la « culture populaire du football est mise à mal, donnant raison au mépris de classe qui fait de ce sport l’apanage de braillards violents, qui supportent des gamins richissimes, mal élevés ou forcément dopés. »4
Dis-moi ta place, je te dirai d’où tu viens
À travers trois axes – « passions, engagements et mercatos » –, on se balade au gré des objets collectés dans plusieurs pays méditerranéens, des œuvres d’arts, des récits et des témoignages. Tout est très visuel, notamment dans la section réservée aux « passions ». Ici, une réplique du trophée de la Coupe du monde que l’on peut saisir et soulever au ciel, là, un « autel » tout à la gloire de Diego Armando Maradona trouvé dans un bar napolitain. Avec cette question en filigrane : comment naît notre passion pour le foot et pour une équipe ?
> L’autel de Maradona en vidéo:
Vu au @Mucem à l’exposition « Nous sommes foot »: un autel à la gloire de Diego Armando #Maradona quand il jouait au #Napoli (l’original se trouve dans un bar de Naples). Prière et relique comprises. pic.twitter.com/juG21G8EPZ
— Stefan Renna (@StefRenna) January 10, 2018
Pour répondre à cette question, l’exposition met l’accent sur certaines villes qui « respirent » le football (en Méditerranée et au-delà) : Marseille évidemment, mais aussi Naples, Glasgow ou encore Istanbul. L’installation consacrée à la cité phocéenne est particulièrement intéressante. On constate que le ballon rond divise autant qu’il rassemble. Si les lendemains de victoire l’atmosphère est extatique partout autour du Vieux Port (photos à l’appui), Marseille tout entière déprime après une défaite. D’un autre côté, une infographie montre que la géographie sociale du stade Vélodrome, l’antre de l’OM, correspond assez fidèlement à la répartition urbaine de la population. Dans le célèbre virage Nord5, où se rassemblent les tifosi des différents groupes ultrà, on retrouve une majorité d’habitants des quartiers populaires du nord de la ville. À l’inverse, les Marseillais qui vivent dans les quartiers aisés et résidentiels du sud s’installent dans les gradins des tribunes sud et centrales6. Chacun son quartier, chacun sa curva.
Ultràs VS hooligans
La culture ultrà bénéficie par ailleurs de son propre espace au Mucem. Celui-ci présente notamment une fresque murale aux couleurs de l’Olympique de Marseille7 ou encore une collection d’écharpes à la gloire de différents clubs. A l’heure où l’on va de plus en plus au stade comme à l’opéra8, le supporter qui suit son club tous les week-ends, à domicile comme à l’extérieur, est associé à diverses représentations et fait l’objet de nombreux fantasmes. Souvent péjoratifs d’ailleurs. La grande qualité de l’exposition est de distinguer clairement (via une séparation physique qui se matérialise par une grille) le phénomène ultrà et le hooliganisme. Une distinction évidente pour les fans de foot, moins pour le visiteur lambda avant d’entrer au Mucem.
Deux petits bémols toutefois. Premièrement, il est dommage que, dans la section qui leur est consacrée, les ultrà n’aient pas eu l’opportunité d’intervenir eux-mêmes directement dans l’exposition. On aurait aimé voir plus d’œuvres d’ultrà parlant d’ultrà, pour accompagner celles d’universitaires ou de photographes parlant d’ultrà. Ensuite, dans le petit espace clos consacré au hooliganisme, un élément détonne. Une écharpe aux couleurs de la Sampdoria avec l’inscription « Genoa merda »9 côtoie des t-shirts à l’effigie des Ultras Sur et des Falange, deux groupes d’inspiration fasciste liés respectivement au Real de Madrid et au club italien de Latina. On y trouve également des barres de fer, retrouvées sur le champ de bataille qui a suivi l’affrontement sur le Vieux Port de hooligans russes et anglais durant l’Euro 2016. Si ces « armes » ramènent le visiteur à la définition même du hooliganisme – l’affrontement physique violent est la seule motivation de ces pseudo-supporters dans et autour des stades –, le lien est moins évident pour les écharpes et les t-shirts, qui font davantage penser à des éléments de groupes ultrà. La violence – politique pour les nostalgiques du fascisme, verbale pour les insultes anti-Genoa – est indéniable, mais la dimension de l’affrontement physique manque, ce qui peut contribuer à brouiller les pistes pour les non-initiés10. En effet, il existe aussi bien des groupes de supporters d’extrême droite qui partagent une vraie culture ultrà que des hooligans sans revendications politiques claires.11
Quand la politique s’invite
Avec cet exemple, on sent que l’objectif de « Nous sommes foot » n’est pas de proposer un bilan manichéen du football mais plutôt de nous faire réagir et nous questionner sur notre propre vision du ballon rond, qu’elle soit positive ou plus critique. La section suivante, intitulée « engagements », en fait la démonstration en prenant appui sur le lieu du football par excellence : le stade. Ces enceintes, dont les plus grandes peuvent rassembler jusqu’à 120’000 personnes, font figure de véritable espace public. Et, comme tel, elles sont souvent investies de messages à caractère politique qui dépassent le strict cadre du sport.
Parfois pour le meilleur, comme quand les travées de nombreux stades allemands scandent en 2015 « Refugees Welcome ! » en pleine « crise » migratoire, ou quand des supporters de clubs comme Sankt-Pauli (un quartier de Hambourg) ou le Rayo Vallecano (dans la banlieue madrilène) affichent le drapeau arc-en-ciel dans leurs tribunes ou sur leur maillot, en soutien à la cause LGBT. Parfois pour le pire, quand un match entre la Serbie et l’Albanie finit en bataille rangée12, ou quand les aficionados du club israélien Beitar Jérusalem sifflent et insultent deux de leurs propres joueurs, « coupables » d’être musulmans dans un « club juif »13. L’expo remonte également aux années 1970, quand les stades étaient des lieux de torture et d’enfermement pour les dictatures chilienne et argentine. Mais les exemples récents de récupération politique du football ne manquent pas – le statut du FC Barcelone au regard de la situation en Catalogne par exemple14 –, ce qui montre bien que la problématique reste on ne peut plus contemporaine.
Le footballeur-marchandise
Interrogation toujours, en traversant la dernière section de l’exposition, consacrée au « mercato »15. Avec les sommes colossales brassées par les grands clubs, le football est-il encore populaire ? Ou est-ce justement parce qu’il est populaire que le foot est devenu cette « usine à fric » ? Là encore, il ne s’agit pas de répondre avec exactitude à ces questions mais de s’arrêter sur certains processus liés à la marchandisation du football.
Comme cette carte montrant les flux mondialisés des joueurs. À la manière d’une quelconque matière première, le mouvement du footballeur suit inexorablement le même chemin : de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud, destination Europe. Les meilleurs d’entre eux (ou les plus bankable…) deviendront des stars planétaires au salaire mirobolant. Et qui dit stars, dit produits dérivés. Le Mucem en a rassemblé une vingtaine, du traditionnel maillot du Real Madrid floqué « Ronaldo » aux pochettes de CD contenant des chansons à la gloire de certains joueurs – dont « La mano de Dios » de l’Argentin Rodrigo – ou d’autres carrément interprétées par des footballeurs, avec plus ou moins de succès…16
Si le poste-vidéo qui compile les clips de ces pépites musicales a de quoi faire rire, la problématique n’en reste pas moins sérieuse. En 1995, l’arrêt Bosman marquait l’avènement de la libre-circulation des footballeurs. Aujourd’hui, entre agents peu scrupuleux, montages financiers et hedge funds actifs dans le football, les joueurs sont au cœur d’un véritable commerce humain avec ses acteurs et ses victimes. Un système de transferts qui prend, à chaque nouveau mercato, des proportions toujours plus intolérables pour les fans. Des fans qui, malgré tout, continuent de dépenser des centaines, voire des milliers de francs pour acheter le maillot de leur équipe favorite et la suivre en payant des billets au stade ou des abonnements TV hors de prix. Comment l’expliquer ? Serait-ce finalement par ces « passions », exposées au tout début de l’exposition ? La boucle serait en tout cas bouclée.
La légitimité du football dans un musée
Arrivé au terme de notre visite, on se demande ce que peut bien être le football en fin de compte : un sport ? Un jeu ? Un art ? Un fait social ? Une industrie ? Chacun sera libre de se forger son propre avis.
En réalité, le football est probablement un peu de tout cela à la fois, et c’est pour cette raison que sa place dans un musée n’est pas une imposture. Au Mucem, l’exposition « Nous sommes foot » parvient à captiver autant les amateurs de ballon rond que ses plus fervents opposants. Et ça, ce n’est pas un mince succès.
L’exposition « Nous sommes foot » est à voir jusqu’au 4 février, au Mucem, à Marseille.
1. Avec près de 300 millions d’ « actifs », hommes et femmes confondus, selon le dernier recensement de la FIFA. Ce chiffre ne prend toutefois pas en compte tous ceux qui jouent au football de manière informelle, hors clubs. https://fr.fifa.com/mm/document/fifafacts/bcoffsurv/fmaga_9470.pdf
2. « Le football, ombre et lumière », Eduardo Galeano, 1995. Voir aussi : http://www.cahiersdufootball.net/article-eduardo-galeano-la-fin-du-match-5776
3. Sans toutefois s’en cantonner stricto sensu.
4. Extrait d’un panneau explicatif sur le lieu de l’exposition.
5. Le terme « virage » (ou « curva » en italien), désigne les tribunes situées derrière les buts. C’est là que se rassemblent les supporters (« tifosi » en italien), tandis que les spectateurs privilégient plutôt les tribunes latérales, où l’on jouit d’une meilleure visibilité mais le billet est plus cher.
6. Pour aller plus loin : un article de Christian Bromberger, intitulé « Le stade de football : une carte de la ville en réduction », publié dans la revue Mappemonde. https://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M289/p37-40.pdf
7. Une fresque réalisée par des graffeurs espagnols, selon une guide de l’exposition interrogée à ce sujet.
8. Aucun jugement de valeur ici. Simplement le fait que, dans de plus en plus de stades, on doit arriver à l’heure pour le début du match, rester assis ou encore ne pas manger dans les travées, en plus d’y aller davantage pour être vu que pour voir.
9. La Sampdoria et le Genoa sont deux clubs de la ville de Gênes, en Italie, qui partagent le même stade. C’est ce qu’on appelle un « derby ». Quant à l’inscription sur l’écharpe, elle se traduit d’elle-même…
10. Concernant l’écharpe de tifoso de la Sampdoria, on est d’accord, le slogan ne sera pas publié dans un recueil de poésie ou dans un manuel de philosophie mais, selon moi, il tient davantage d’un esprit de clocher et d’une rivalité sportive que d’une envie d’en découdre à coups de poings et de barres de fer.
11. À noter que ce point est purement subjectif et que l’impression ressentie par l’auteur de ces lignes ne saurait être le reflet exact de l’ensemble des visiteurs.
12. Après l’apparition d’un drone exhibant le drapeau de la « Grande Albanie » qui a suscité le courroux des joueurs serbes, lors d’un match de qualification à l’Euro 2016 disputé le 10 octobre 2014 à Belgrade.
13. Voir à ce sujet le documentaire « Forever pure », réalisé par Maya Zinshtein.
14. Voir « Le Barça dans la tourmente », une enquête de Léo Ruiz et Arthur Leanne pour le magazine SoFoot (novembre 2017) qui pointe la « schizophrénie » du club blaugrana « tiraillé entre ses deux identités : la catalane et l’universaliste ».
15. Ou « marché des transferts », deux périodes – en été et en hiver – lors desquelles les clubs achètent ou échangent des joueurs.
16. Petit florilège pour les plus mélomanes d’entre vous : Sergio Ramos, Jean-Pierre François, Marius Trésor, Youri Djorkaeff, et en bonus Love United. Je ne résiste pas à vous balancer aussi cette petite archive-cadeau: « Azzurro », d’Adriano Celentano, chanté par les joueurs de l’équipe d’Italie.
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