Installation du nouveau logo de la SSR sur le bâtiment de la télévision alémanique le 2 mars 2011 © Keystone.
À l’approche de la votation fédérale sur la redevance pour la radio et la télévision, Jet d’Encre vous propose cet article de Martin Grandjean, publié initialement sur son blog le 1er avril dernier.
C’est l’histoire de Goliath qui voulait se faire passer pour David1. Le paysage de la presse suisse est aujourd’hui très largement dominé par un très petit nombre d’acteurs incontournables. Et l’offre numérique ne fait pas exception. C’est alors que l’arrivée d’un nouveau venu, là où deux grands groupes quasi monopolistiques consolidaient tranquillement leur emprise sur les médias suisses (à grands coups de rachats d’annuaires et de services online), pose problème : la SSR cannibalise-t-elle le marché lorsqu’elle quitte son domaine Radio/TV pour produire des contenus web ?
C’est ce que laisse croire Pietro Supino (président de Tamedia, l’information n’est pas anodine) dans une tribune intitulée “C’est le moment d’imposer des limites à la SSR avant qu’elle n’étouffe les médias privés” publiée le 31 mars et dont Pascal Décaillet chante les louanges le 1er avril dans son “SSR contre éditeurs, une guerre de titans qui n’est pas la nôtre“. Etrange peut-être que ces avis soient justement publiés dans Le Temps, un des médias qui, par la qualité des contenus qu’il propose à ses lecteurs et par la richesse des compétences de ses journalistes, a certainement le moins à craindre de la concurrence des sites d’information en continu (et est un des seuls média online à ne pas publier quotidiennement des galeries de bikinis pour augmenter ses pageviews…).
Pour se faire une idée des rapports de force qui se tendent entre les différents titres de médias online, un petit détour par le panorama des audiences de ce mois de février :
Cette visualisation montre l’extrême centralisation du paysage médiatique en Suisse : 5 groupes rassemblent la quasi-totalité des médias online (pas en terme de diversité mais de “parts de marché” du web helvétique). Parmi eux, Ringier, Tamedia et la SSR se partagent 55% de l’audience (de tous les sites affichés ici), un pourcentage encore plus fort si on ne tient compte que des sites de médias (les cercles foncés ci-dessus) : 35.5% des audiences web pour Tamedia, 18.2% pour Ringier et 17.2% pour la SSR2 (suivent le groupe NZZ avec 9.2% et Springer avec 4.9%). Alors, qui est Goliath et qui est David ?
On observe, en particulier sur le graphique de droite dont l’échelle logarithmique permet de s’affranchir visuellement du très grand écart qui existe entre les échappés que sont Blick et 20Minutes et le peloton, que le nombre de pages vues par visiteurs uniques augmente plus vite que l’augmentation du nombre de visiteurs. En résumé, alors que pour les sites fréquentés par moins de 100’000 visiteurs uniques par mois ces derniers consultent entre 4 et 20 pages, cette fourchette est plutôt de 8 à 120 pages sur les sites fréquentés par 100’000 à 5 millions de visiteurs uniques par mois. Les “gros” sites ne sont donc pas uniquement importants en terme de public mensuel, mais également en terme de fréquentation régulière.
Note à propos des données : ces chiffres proviennent des rapports NET-Metrix et concernent le mois de février 2015. Tous les sites recensés par cette source ne sont pas visualisés ci-dessus, seuls les sites de médias sont affichés, auquel on ajoute à titre de comparaison une sélection de sites divers dont l’audience est la plus forte. On notera également qu’il est possible que quelques médias ne soient pas partenaires de NET-Metrix et qu’ils n’apparaissent donc pas. Il ne s’agit donc pas d’un panorama de tout le web suisse, mais des principaux domaines. (*) Les données de La Liberté sont prises sur un mois antérieur puisqu’elles ne sont plus disponibles cette année. On notera également que le résultat d’un comptage des “visiteurs uniques” et “pages vues” dépend beaucoup de l’outil et de la méthodologie : ces valeurs permettent donc de comparer les médias entre eux, inutile de les rapporter à des comptages Google Analytics ou autres.
De la quantité à la qualité ou de la qualité à la quantité ?
On peut être un thuriféraire du Temps et trouver tout de même nécessaire de clarifier ce malentendu sur les chiffres d’audience : Est-ce que la quantité (de lecteurs sur le web) importe au point de penser que c’est à cette quantité qu’on juge un média « de qualité » ? Si c’est le cas, et pour vaincre l’étouffement tant craint face à la très multimédia SSR, il suffira sans doute de diffuser sur le site du Temps quelques épisodes de Game of Thrones ou les plus croustillantes scènes des Anges de la téléréalité (parce qu’on avoue jamais notre passion pour le divertissement), de poster chaque jour le meilleur top-ten à la Buzzfeed (parce qu’il n’y a que ça de vrai sur les réseaux sociaux), puis de pomper quotidiennement une petite centaine d’articles de médias concurrents (parce que les moteurs de recherche n’y voient que du feu).
À l’inverse, on a de bonnes raisons de penser qu’un média qui privilégie la qualité va attirer une quantité grandissante de lecteurs, en particulier dans un espace comme internet, où la globalisation lui permet de toucher des publics jusqu’alors inespérés. Enfin, encore faut-il ne pas avoir une infrastructure à la hauteur, pour mettre en valeur ces contenus de qualité : un site web digne d’un « média suisse de référence »…
Bref, le diable que l’on peint contre notre muraille pour se persuader que le danger vient de l’extérieur (de la SSR, des médias « gratuits », etc.) n’est-il pas parfois aussi le signe que cette muraille ne sert qu’à cacher notre fragilité intérieure ?
Tant mieux s’il existe un média de service public que nos redevances financent, lui permettant de traiter de l’actualité en continu avec fiabilité sans devoir s’abaisser à flatter des annonceurs ! Et tant mieux s’il existe des médias qui valorisent leur valeur ajoutée et leur expertise pointue !
1Remplacez éventuellement par “Léopold III de Habsbourg qui voulait se faire passer pour Arnold von Winkelried”, pour une touche plus locale.
2Hors Télétexte. Sans oublier non plus qu’une grande partie des pages vues sur les sites de la SSR concernent des contenus non éditoriaux (ceux critiqués par le président de Tamedia): programmes TV, météo, etc.
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