Critique Médias Le 15 février 2013

Qui dirige la SSR ?

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Qui dirige la SSR ?

© http://www.yamahacommercialaudio.com. (Image modifiée)

La Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) est le groupe audiovisuel public suisse. Si sa théorique indépendance structurelle et financière semble être un acquis inaltérable, il n’en demeure pas moins que les risques de dérive sont bel et bien réels et que la situation mérite l’attention du grand public. Qui aujourd’hui en Suisse connaît le nom du président du conseil d’administration de la SSR ? Et a fortiori, qui connaît son parcours ?

Fondée en 1931, la SSR est aujourd’hui une entreprise de service public à but non lucratif, financée à 71,5 % par la redevance (payée par le public), à 23,5 % par les recettes commerciales (publicité et sponsoring) et à 6 % par d’autres sources (vente d’émissions d’autres diffuseurs, par exemple)1. Diffusant 14 chaînes de radio (5 en allemand, 4 en français, 3 en italien, 1 en romanche) et 8 chaînes de télévision (3 en allemand, 2 en français, 2 en italien, 1 en romanche), elle est le principal groupe audiovisuel du pays, avec plus de 90% de parts des marché de la radio et de la télévision et est censée être la garante d’une information indépendante, pluraliste et objective, permettant une formation aussi libre et informée que possible de l’opinion publique.

Depuis le 1er janvier 2012, le président du conseil d’administration de la SSR est Raymond Loretan2. Détenteur d’une licence en droit de l’université de Fribourg, il est secrétaire diplomatique du secrétaire d’Etat aux affaires étrangères de 1984 à 1987, avant de devenir le collaborateur personnel du conseiller fédéral Arnold Koller au Département fédéral de justice et police de 1987 à 1990, puis délégué aux Affaires européennes et transfrontalières du Valais de 1991 à 1992. De 1993 à 1997, il est secrétaire général du PDC Suisse et devient en 1997 ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Suisse à Singapour et au Brunei, puis consul général de Suisse à New York (avec le titre d’ambassadeur) en 2002. En 2007, il revient en Suisse et fonde, avec deux associés, le cabinets de conseil Fasel Balet Loretan.

 

De l’autre côté du manche

L’année 2007 marque un tournant dans la carrière de Raymond Loretan. En effet, à l’instar de nombreux autres personnages publics bien plus renommés que lui (Tony Blair, Bill Clinton), il passe d’une carrière dans la politique à une carrière dans le privé, sans doute autrement plus lucrative, profitant des avantages offerts par son passé politique et ses relations diplomatiques. Il explique ainsi son choix : « J’ai eu envie de liberté, de retrouver une liberté de penser et surtout d’action. »3 En effet, quoi de mieux qu’un ancien homme politique et ambassadeur libéré de ses obligations démocratiques pour conseiller les entreprises privées et tirer pour elles le meilleur parti de certaines connivences (présentes ou passées) ? Loretan a déclaré, parlant de la situation similaire de Kaspar Villiger (passé à la tête d’UBS) :

« Aux Etats-Unis, le passage du secteur public au privé est ‘business as usual’. C’est plutôt la règle que l’exception. Contrairement aux Suisses, les Américains ne vont pas confondre UBS et la Suisse, et comprendront très bien la position de l’ancien président de la Confédération. »4

En effet, les Américains savent bien qu’un personnage public qui passe dans le secteur privé fait totalement allégeance à ses nouveaux intérêts. Aux Etats-Unis, le système de « revolving door » voit depuis longtemps des responsables politiques quitter le tremplin du public pour prendre leur envol dans le privé (avec parachute doré pour l’atterrissage, et parfois, retour dans le public). Ce procédé est en effet « business as usual » et ne provoque pas beaucoup de remous dans le débat public, malgré les problèmes que cela pose pour le bon fonctionnement de la démocratie5. Le site du cabinet Fasel Balet Loretan est d’ailleurs assez explicite concernant les avantages de cette transition du public au privé6 :

« […] Le cabinet FBL associés offre à ses clients une gamme de services étendue dans les domaines du conseil stratégique et de la communication. Il met à leur disposition une somme de compétences très diverses, ainsi qu’une excellente connaissance des circuits décisionnels, acquises dans des positions à responsabilités des secteurs économiques, politiques et associatifs. »

« Bien communiquer, c’est savoir que dire, pourquoi le dire, comment le dire et à qui : nous mettons à disposition de nos clients une somme d’expériences, ainsi qu’un réseau important parmi les décideurs et leaders d’opinion suisses, acquis au fil de parcours professionnels et d’engagements associatifs riches et variés. Nos services s’adressent tant aux institutions du monde financier, industriel, politique et culturel qu’aux personnalités amenées à y jouer un rôle prépondérant. »

Les courtes biographies des trois fondateurs détaillent encore davantage la «  somme de compétences » offerte par le cabinet7:

・ Edgar Fasel : « La conception de stratégies intégrées de communication, les relations peaufinées avec des publics cibles choisis, le lobbying et la communication en cas de crise comptent parmi ses domaines favoris. »

・ Chantal Balet : « Membre de la direction de la SDES, devenue economiesuisse, de 1994 à 2007 […], elle assumait la direction du bureau romand. »

・ Raymond Loretan : « Tout au long de sa carrière politique et diplomatique, il a assumé de nombreuses fonctions de conseils, de relations publiques et de lobbying. »

 

© srgssr.ch. Raymond Loretan

 

Natural born lobbyist

Bien évidemment, on me rétorquera que Raymond Loretan fait parfaitement la part des choses entre le lobbying qu’il a pratiqué « tout au long de sa carrière » (et qu’il pratique encore dans son cabinet) et son mandat à la tête du conseil d’administration de la SSR. Qu’il me soit permis d’en douter. Si ses clients vont bien, les finances de son cabinet vont bien. Alors objectivement, qu’est-ce qui retient Loretan de pratiquer autant que possible le lobbying pour ses clients à la tête de la SSR ? Et qu’on ne me réponde pas « l’éthique ». Restons sérieux. Si on faisait confiance à l’éthique des dirigeants, on n’aurait jamais à craindre les conflits d’intérêts qui ne seraient dès lors rien de plus qu’une vue de l’esprit. Mais en l’espèce, il y a bien là un conflit d’intérêts. D’autant plus quand on découvre l’offre du cabinet. Nul doute qu’une position dirigeante à la tête de la SSR confère un avantage certain dans ces divers domaines de prestations8 :

« Conseiller les organes dirigeants dans la gestion de crise et les orienter dans leurs relations avec la presse. […] Concevoir et rédiger des supports écrits (communication interne, rapports annuels, discours, articles de presse, etc.) et en assurer une diffusion ciblée efficace (‘ghost writing’). […] Faciliter en tant qu’intermédiaire neutre des prises de contacts informelles et des entretiens exploratoires en vue de négociations d’affaires ou de résolution de conflits (‘ghost negociations’) […] Plaider la prise en compte d’intérêts particuliers auprès de parlements et d’administrations cantonales et fédérales (‘lobbying’). »

Et force est de constater qu’avant même son arrivée à la SSR, Loretan était déjà un habitué des studios radio et télé du groupe, tout comme ses associés. Une rapide recherche sur internet montre les nombreuses apparitions du trio (la liste est non exhaustive) :

・  Edgar Fasel est invité sur la 1ère dans « Forum »  le 1er juin 2006, le 2 février 2007, le 20 septembre 2007, le 24 juillet 2008 et le 10 juin 2009, dans « Le Grand 8 » le  22 septembre 2006, le 20 octobre 2006, le 9 janvier 2007, le 8 octobre 2008 et le 19 janvier 2009, dans le journal de 12h30 le 24 juillet 2008 et dans « Somme toute… » le 21 octobre 2012.

・  Chantal Balet a été invitée dans « Forum » le 28 janvier 2009, dans « Le Grand 8 » le 28 janvier 2009 et dans « Devine qui vient dîner » le 19 octobre 2010.

・  Raymond Loretan, quant à lui, a été invité dans « Forum » le 6 mars 2008 (le débat portant sur economiesuisse, envoyer Chantal Balet aurait été grossier), le 8 mars 2009 et le 10 juin 2010, ainsi qu’au journal télévisé du soir de la RTS le 13 juillet 2009, le 6 septembre 2009 et le 2 novembre 2009. A cette dernière occasion, dans un court entretien qui porte le fabuleux titre de « Sécurité aux Paquis (GE) : entretien avec Raymond Loretan, habitant du quartier », Raymond Loretan est présenté en simple riverain (!) et fait l’apologie de la privatisation des tâches de sécurité publique. Le cabinet FBL compte probablement des sociétés privées de sécurité parmi ses clients…

Avec une telle visibilité et une telle facilité d’accès à l’antenne, on peut se demander pourquoi Loretan, lobbyiste dans l’âme, choisirait de devenir président du conseil d’administration de la SSR (en renonçant du même coup à passer à l’antenne), si ce n’est parce qu’il prévoit d’être encore plus efficace à ce poste. Dans l’Hebdo, en 2008, voilà ce qu’on peut lire9 :

« [Le trio Fasel Balet Loretan] s’occuperait volontiers, par exemple, de réconcilier les Suisses avec leur place financière. Mais l’alchimie ne s’arrête pas là. Ils l’avouent avec la candeur des gens d’expérience qui n’ont jamais cessé d’être des idéalistes, ces trois-là rêvent de « refaire le monde », plus précisément la Suisse. En remodelant le paysage politique peut-être ? Raymond Loretan avait lancé cette idée il y a dix ans déjà. Ils n’en diront pas plus, mais affichent un large sourire de connivence. »

« Refaire le monde » en « remodelant le paysage politique » ? Mauvais pronostic du journaliste : apparemment, Loretan a finalement préféré emprunter une autre voie, à peine plus subtile, en prenant la tête du groupe audiovisuel public suisse.

 

Liaisons dangereuses

Mais ce n’est pas tout. En plus des clients de son cabinet, Raymond Loretan a également d’autres intérêts plus directs à défendre, car il est également président du conseil d’administration de Genolier Swiss Medical Network (GSMN). Bien évidemment, il se défend de tout conflit d’intérêts, comme dans cette interview pour le magazine EDITO10 :

EDITO : Par rapport à Genolier dont vous présidez le conseil, on entend des critiques… Un conflit d’intérêts est-il possible ?

Raymond Loretan : Quand j’ai été sollicité à la présidence de la SSR, j’ai mis sur la table ce que je faisais. Il y a eu un examen de compatibilité. Les choses sont absolument transparentes […]

E. : C’est une réalité triviale que vous êtes beaucoup mieux payé chez Genolier qu’à la SSR. Ne pourrait-on pas imaginer que vous serviez d’abord les intérêts de la santé avant ceux du service public de l’information ?

R.L. : Si vous croyez que l’on peut dire aux journalistes ce qu’ils doivent dire et faire, heureusement que non ! Depuis que je suis président de la SSR, je ne passe plus à l’antenne. J’y étais très souvent avant. Et c’est juste ainsi.

E. : Pourquoi ?

R.L. : Parce que personne ne veut donner l’impression que la SSR favorise son président. Chaque profession ou fonction implique des comportements évidents. Je n’irais jamais à un débat radio ou télévisé sur la santé.

Réponses somme toute classiques (quoi qu’étonnamment efficaces sur un auditeur peu attentif ou peu au fait du fonctionnement des médias) qu’on peut résumer ainsi : d’une part, on ne pourrait pas « dire aux journalistes ce qu’il doivent dire ou faire ». D’autre part, ne pas passer à l’antenne serait un gage de non-ingérence dans la ligne éditoriale. A quoi je rétorquerais que d’une part, il n’est nul besoin de donner des ordres à un journaliste lorsque celui-ci sait implicitement quoi dire (ou ne pas dire) pour maximiser les chances de garder son emploi (ou minimiser celles de le perdre). Et d’autre part, il n’est nul besoin de passer à l’antenne en personne pour modifier ce qui est diffusé sur les ondes du groupe audiovisuel dont on est président. Au contraire, ai-je envie de dire.

Mon propos n’est pas ici de dire que Raymond Loretan appelle personnellement les journalistes pour leur dicter leurs reportages. Plusieurs mécanismes structurels simples peuvent influer sur le travail des journalistes. Par exemple, ces derniers se doutent peut-être que s’ils sont trop critiques envers GSMN, les réprimandes vont redescendre (plus ou moins formellement) la hiérarchie jusqu’à eux et ils choisissent ainsi une forme d’auto-censure (justifiée ou pas, mais néanmoins réelle). En cette période de crise et de restructuration dans les entreprises de médias (à la SSR, on parle de « convergence »), qui sait sur quoi se baseront les décisions de licenciements économiques, à l’avenir ? Ou alors on peut imaginer que les journalistes, du fait même de leur appartenance à la SSR, ont des contacts privilégiés avec les membres de la direction de GSMN et tendraient à favoriser ou valoriser le point de vue de ces derniers. Il en ira probablement de même lorsqu’il s’agira de parler de la Société Suisse des Explosifs ou de sa branche d’activités financières, SSE Finance, dont Loretan est président des conseils d’administration. Ces mécanismes structurels implicites (et d’autres) permettent d’expliquer les dérives potentielles qui ne manqueront pas de devenir effectives si aucun garde-fou n’est là pour les prévenir.

Ce problème de conflit d’intérêts et de mandats multiples se pose d’ailleurs également pour d’autres membres du conseil d’administration de la SSR, qui pour la plupart ont une trajectoire similaire à celle de Loretan (public, puis privé). Par exemple, Jean-François Roth, ancien conseiller d’Etat, est président de Suisse Tourisme et de la Commission des loteries et paris. Luigi Pedrazzini, ancien président de la Conférence des gouvernements cantonaux, est membre du conseil d’administration du Gruppo Ospedaliero Ars Medica (groupe hospitalier racheté en 2011 par… GSMN) et de Edy Toscano SA (engineering & consulting, travaux publics, autoroutes, chemins de fer, tunnels, ponts, centrales électriques,…). Hans Lauri, ancien conseiller d’Etat et ministre cantonal des finances de Berne, est conseiller indépendant, membre du conseil d’administration de RUAG Holding AG (munitions, armement, aviation, aérospatiale) et de Basler & Hoffmann AG (engineering & consulting, travaux publics, aéroports, autoroutes, ponts, tunnels, centrales nucléaires, …). Ulrich Gygi, ancien directeur de l’Administration fédérale des finances, est quant à lui ancien directeur général de la Poste Suisse, actuel président du conseil d’administration des CFF, et membre du conseil d’administration d’AXA Winterthur et de BNP Paribas (Suisse).

 

Devoir d’intransigeance

Finance, santé, travaux publics, défense, transports… On le constate, de nombreux intérêts privés sont représentés  (directement ou indirectement) au conseil d’administration du groupe audiovisuel public suisse. Est-ce une preuve indéniable de la subordination totale de la SSR aux intérêts en question ? Probablement pas. Est-ce une bonne raison de rester vigilants et exigeants quant à l’indépendance, à l’objectivité et au pluralisme de la SSR ? A n’en point douter.

Les solutions à ce problème existent, si tant est qu’on veuille bien se donner les moyens et la volonté politique de les mettre en œuvre. Par exemple, il suffirait d’interdire les mandats multiples pour les membres du conseil d’administration de la SSR (et pourquoi pas, d’autres entreprises de service public), afin de garantir que leurs efforts servent à défendre uniquement les intérêts de la population et de la démocratie. Mais j’entends déjà résonner au loin les cris d’orfraie des défenseurs de la liberté (toute néolibérale) des individus à multiplier à outrance les mandats et les sources de revenus. Cette liberté ne pose théoriquement pas problème, à la condition toutefois qu’elle ne nuise pas à l’intérêt général du plus grand nombre. Mais force est de constater que dans les médias comme en politique, elle provoque immanquablement d’inextricables conflits d’intérêts (parfois obscurs, complexes ou indirects) qui risquent à tout moment de court-circuiter le bon fonctionnement de la démocratie. Or c’est un risque qu’une société raisonnable ne peut pas se permettre de prendre.

 


C’est moi qui souligne les passages en gras.

[1] « Examen de la situation financière et de l’efficience de SRG SSR idéee suisse, rapport à l’intention du DETEC », p. 56, 2006, http://www.srgssr.ch/fileadmin/pdfs/Rapport%20du%20CDF%202006.pdf

Il est intéressant (et un peu inquiétant) de lire sur le site de la SSR : « S’il garantit l’indépendance rédactionnelle, ce modèle de financement entrave néanmoins la publicité et le parrainage, parce que la SSR n’est pas autorisée à utiliser de nouvelles plateformes en ligne. » http://www.srgssr.ch/fr/service-public/efficience/

[2] Présentation du CA sur le site de la SSR: http://www.srgssr.ch/fr/srg-ssr/organes/conseil-dadministration/

[3] « Nouveau cabinet Fasel Balet Loretan », L’Extension, non daté (juin 2007?)  : http://www.lextension.com/index.php?page=reportagesPhotos&idActu=3922

[4] « Les Etats-Unis n’attaquent pas, ils se défendent », Swissinfo, 9 mars 2009: http://www.swissinfo.ch/fre/actualite/Les_Etats-Unis_nattaquent_pas,_ils_se_defendent.html?cid=7256028

[5] « Blair Inc. », Monde Diplomatique, novembre 2012: http://www.monde-diplomatique.fr/2012/11/WARDE/48375

[6] Sur le site de FBL associés: http://www.consult-fbl.ch/fr/a-propos/index.php et http://www.consult-fbl.ch/fr/competences/index.php

[7] Sur le site de FBL associés: http://www.consult-fbl.ch/fr/associes/index.php

[8] Les termes entre parenthèses, comme « ghost writing » ou « lobbying », sont d’origine. Sur le site de FBL associés: http://www.consult-fbl.ch/fr/offre/index.php

[9] http://www.hebdo.ch/eacuteminences_grises_et_espoirs_25636_.html

[10] « Gagner l’intérêt des jeunes est une priorité », EDITO, mars 2012: http://www.edito-online.ch/printable/archiv/editoklartext0212/editoklartext0212f/gagnerlinteretdesjeunesestunepriorite.html

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