Cow(réens)-boys.
La prospérité pour le peuple1
En 2011, Kim Jong-il, le plus « vénéré et génial dirigeant » de la Corée du Nord, décède suite à un « surmenage patriotique » étalé sur 17 ans. Dans le même temps, le voisin sud-coréen propose un éventail filmique de qualité dont l’histoire est presque aussi récente. Petit récapitulatif.
Sur fond de tension entre les deux Corées (toujours d’actualité), une dictature militaire gouverne le pays de 1962 à 1980 et l’industrie cinématographique se retrouve strictement surveillée. En 1962, des mesures (future loi Screen Quotas) exigent la production de plusieurs films locaux pour chaque film étranger diffusé. Cela permet au pouvoir en place de doubler son contrôle, puisqu’une censure déguisée s’exerce à travers la diminution logique des importations (surtout américaines et japonaises) et qu’une multitude de séries B bâclées appelées les Quotas Quickies, conformistes et sans grand intérêt, apparaissent sous la contrainte d’une propagande étatique dite « des trois S » : Screen, Sex and Sport.
Passées les années soixante, ces mesures perdront du terrain pour n’être plus que partiellement appliquées. Il faudra attendre la mort du général Park Chung-hee, le 26 octobre 1979, pour assister au soulèvement étudiant de Kwangju qui laissera poindre une lueur de démocratisation, aussitôt réprimée par un nouveau coup d’État le 12 décembre de la même année. Ce n’est qu’en 1988, après huit ans d’exercice du pouvoir, que le président Chun Doo-hwan instaurera des mesures de déréglementation politique qui affranchiront la création nationale de toutes les contraintes naguère mises en place. Paradoxalement, la première véritable vague du cinéma coréen naîtra ces années-là, grâce à la réappropriation des mesures dictatoriales par les auteurs eux-mêmes. Ce qui jadis contrôlait la production cinématographique sert d’effervescence créatrice aux cinéastes. Toujours autant de films voient le jour, mais ils deviennent artistiquement plus élaborés et se permettent la subversion.
Les années nonante marqueront le début de la « Nouvelle vague » (Hallyu) du cinéma sud-coréen. Afin de préserver la relative bonne santé productrice du pays, la loi des Screen Quotas est appliquée en 1993. Les exploitants des salles doivent projeter six films coréens durant 146 jours par an, soit 40% du temps. Elle ne sera presque qu’un lointain souvenir en 2006 lorsque cette obligation chute à 73 jours par an, sous la pression américaine, désireuse de manger sa part du gâteau. Soit 20% du temps. Une crise s’installe durablement les six années d’après et ce n’est qu’en 2012 que le cinéma sud-coréen retrouve sa vigueur tant sur le plan financier que critique.
Deux auteurs ainsi que trois de leurs réalisations seront présentés dans la suite de cet article. Actifs durant la période s’étalant de la nouvelle vague à la renaissance du cinéma sud-coréen, Kim Jee-woon et Bong Joon-ho incarnent à merveille ce renouveau cinématographique.
Kim Jee-woon (김지운)
Né le 24 mai 1964 à Séoul, Kim Jee-woon étudie l’art dramatique à la Seoul Institute of the Arts, qu’il intègre en 1983. Il commence par faire ses classes au théâtre en tant que metteur en scène et joue dans plusieurs pièces. Un évènement fortuit déclenchera véritablement sa carrière.
Le hasard fait bien les choses, surtout pour Kim Jee-woon. Celui qui trouve le cinéma suite à une déception amoureuse, en « perdant une copine », comme il le rappelle lui-même, ne le remerciera jamais assez. Bénéficiaire durant dix ans du chômage, il accouchera dans sa huitième année d’un scénario (Wonderful Seasons) retenu à un concours, mais écrit dans un but purement utilitaire : payer l’accident de voiture provoqué selon lui par son état de tristesse avancé le soir de sa séparation. C’est peut-être cet évènement qui l’amènera à déclarer que « faire des films est presque comme un bouclier contre mon envie de me suicider ».
Il accèdera à la reconnaissance internationale avec A Tale of Two Sisters, un film d’horreur tourné en 2003. Six longs et un moyen-métrage plus tard, The Last Stand, son premier film tourné sur le sol américain, est sorti en 2013. Aux dernières nouvelles, Kim Jee-woon aurait été retenu pour adapter au cinéma le comic book Coward.
Kim Jee-woon [1/3] : A Bittersweet Life (Dal kom han in-saeng), 2005.
Kim Jee-woon travaille à la perfection les plans de ses films, pour autant d’images gravées dans la mémoire. « Ils me voient arriver comme le sang sur la neige », comme dirait l’autre. Le cinéaste, lui, le retranscrit à l’écran dans A Bittersweet Life. La vengeance est au centre du propos, chose peu étonnante pour un réalisateur inspiré par les films français de l’époque (Melville) et par le tableau d’Edward Hooper (Nighthawks), qui soulignent la solitude de leur personnage principal.
Sun Woo (Lee Byung-hun), exécutant docile et efficace d’un parrain local, travaille dans un luxueux bar de la pègre. Promis à un avenir radieux, il est alors chargé de surveiller la jeune maîtresse de son patron soupçonnée d’infidélité et d’éliminer le couple fautif si tel était le cas. Parallèlement à sa mission, il subit les affres d’un autre chef de clan influent (M. Beak) suite à la remise à l’ordre expéditive de son fils dans l’établissement. Ces deux évènements provoqueront une seule et même fâcheuse conséquence : le retournement de son clan contre lui.
Pour en arriver là, Kim-Jee woon expose deux situations banales face auxquelles le personnage n’a plus aucune prise. Et pour cause, la mission de surveillance prend une tout autre tournure, puisqu’en plus de tomber sous le charme de la jeune fille, Sun Woo laisse les jeunes amants en vie. Il refusera également de s’excuser auprès de M. Beak, ce qui lui vaudra un petit détour par la case « torture », avant d’entamer sa croisade sanglante en ligne droite.
Il y a un peu de William Foster (Michael Douglas) de Falling Down dans Sun Woo. Les deux se demanderont comment ils en sont arrivés là et partagent surtout l’absurdité de leur comportement comme réponse. Si le premier explique à sa femme « qu’il a franchi le point de non-retour » dans son escapade meurtrière, le deuxième remontera la hiérarchie clanique, seul contre tous, empilant les morts dans son sillage. Contre toute attente et malgré ses pics de violence imprévisibles, A Bittersweet Life n’en demeure pas moins une romance : celle d’un homme aveuglé par l’amour et qui finit obsédé par la vengeance.
Kim Jee-woon [2/3] : The Good, the Bad, the Weird (Joheunnom nabbeunnom isanghannom), 2008.
Horreur, thriller ou comédie, Kim Jee-woon aime surprendre et varier les plaisirs. Ce film n’y échappe pas et sa trame pensée autour d’une course-poursuite se référant à Mad Max et Ben Hur renseigne sur un genre peu courant en Corée. Jugée « inimaginable » au premier abord, l’idée de réaliser un « western coréen » a germé dans l’esprit de son auteur après avoir visionné un prototype tourné en 1971, Break up the Chain de Lee Man-hee. Plus qu’un clin d’œil évident à l’œuvre de Sergio Leone Il Buono, il Brutto, il Cattivo (Le Bon, la Brute et le Truand), le film est à la fois « un hommage et une parodie» des westerns spaghetti. Tous les codes du genre y sont repris et revisités : plans en pieds ou gros plans zoomés, duels, sifflements, ou encore gunfights endiablés.
Le tournage de The Good, the Bad, the Weird, étalé sur dix mois, a été le plus épuisant mentalement et physiquement pour toute l’équipe du film. Durant les 2h10 que durent la pellicule, le savoir-faire technique du réalisateur crève l’écran et les démonstrations de force s’alignent les unes après les autres. Une attaque de train anthologique sert d’ouverture, suivie d’une fusillade dans un marché qui nécessitait de repenser toutes les scènes d’action pour présenter au public coréen des « cascades surprenantes » et des « scènes jamais vues ». Pour ce faire, certains plans aériens ont été mis en boîte non pas avec une flying cam traditionnelle, mais avec un flying man accroché à des câbles, chargé de suivre l’action.
La gigantesque bataille finale du synopsis, au beau milieu du désert mandchourien, a donné du fil à retordre à un chef-opérateur stressé, incapable de prévoir la réaction d’un cheval face aux explosifs ou de calculer à la seconde près la chute d’un cascadeur de sa monture. On lui pardonne.
Kim Jee-woon [3/3] : I Saw the Devil (Akmareul boatda), 2010.
Chère à son auteur et au cinéma sud-coréen en général, la vengeance revient en force dans I Saw the Devil. Comme si des années de musèlement imposées par la dictature agissaient comme un catalyseur sur les cinéastes, leurs films prenant la forme d’exutoires pour tourner définitivement la page. En esthète confirmé, Kim Jee-woon ne faillit pas à sa réputation. Dès les premières secondes, la photographie et ses éclairages impressionnent par leur beauté et les premiers plans magnifiques ne tardent pas à apparaître, pour mieux servir une sombre histoire de revanche.
Soo-hyun est un flic dont l’épouse est assassinée par Kyung-chul, un tueur en série. Très vite, il identifie le tortionnaire et décide de lui faire subir la loi du Talion en pire : il jure sur la tombe de sa femme que les « souffrances du coupable seront 10’000 fois plus intenses ». La messe est dite et la traque peut commencer.
Les vagues ne se lèvent pas si il n’y pas de vent3. Celui soufflé par la prévisibilité d’une vengeance bien agencée et programmée finit par contre par soulever une lame de fond. Dans sa croisade obsessionnelle, Soo-hyun retrouve coups sur coups le meurtrier de sa femme grâce à une technique permettant de le suivre à la trace. Tabassé à chacune des rencontres et poursuivi sans relâche, Kyung-chul finira par découvrir l’astuce utilisée par le flic pour le localiser et inversera la tendance. Du statut de chassé, Kyung-chul redeviendra un chasseur d’autant plus redoutable… Derrière l’ultra-violence parfois dérangeante du film se cache une réflexion universelle sur l’entreprise jusqu’au-boutiste de Soo-hyun : « Qu’il ne devienne pas un monstre en en combattant un » comme le rappelle un des personnages du film. Kim Jee-won, quant à lui, laisse planer le mystère sur sa prise de position, jusqu’au dernier plan du film d’une puissance émotionnelle magistrale.
Bong Joon-ho (봉준호)
Nourri aux films d’horreur, parce que « sa famille n’était pas très autoritaire », Bong Joon-ho est un enfant de la télé. Celle des séries B du studio Hammer ou des films de John Carpenter, dont il apprécie la critique sociétale. Lui qui considère le fait « qu’essayer de décrire très profondément un individu » revient à parler immanquablement de la société, le transposera dès ses débuts au cinéma.
Il a 26 ans lorsque son premier court-métrage White Man gagne un prix en 1995 au Shin Young Youth Visual Art Festival. La même année, dans le cadre de sa formation à la KAFA (Korean Academy of Film Arts) il réalise Incoherence une satire de la société coréenne. On ne se refait pas. Le film lui offre une visibilité à l’étranger puisqu’il est projeté aux festivals internationaux de Vancouver et de Hong-Kong. Couplés à la réalité du pays, ses films font souvent référence à l’instabilité sociale et politique de l’époque.
Un aspect comique se retrouve dans tous ses films, découlant vraisemblablement du sens de l’humour de l’intéressé. En 2014, il adapte Snowpiercer (Le Transperceneige), grand classique de la BD française de science-fiction, dont trois tomes sont parus respectivement en 1983, 1999 et 2000.
Bong Joon-ho [1/3] : Memories of Murder (Salinui chueok), 2003.
Plus de six années de recherches auront été nécessaires à l’équipe du film (visites, entretiens) pour restituer le plus fidèlement possible le contexte d’un drame d’un genre nouveau qui frappa la Corée du sud entre 1986 et 1991: la traque du premier serial killer du pays, sur fond de révoltes sociales (manifestations à Suwon). S’attardant sur un fait réel, Memories of Murder retrace l’invraisemblable enquête menée tambour battant (300’000 policiers mobilisés) dans l’espoir finalement vain d’arrêter le coupable. Parmi les 3’000 suspects interrogés, aucun d’eux ne fut jamais inculpé pour le viol et le meurtre de dix femmes tuées dans un rayon de deux kilomètres (!), à tout juste une heure de Séoul. C’est d’ailleurs sous l’angle de l’incompétence policière « rurale» de l’époque que Bong Joo-ho choisit d’exposer son film, tourné sur les lieux mêmes des crimes.
Le parti pris de présenter deux des personnages principaux complètement dépassés par les évènements fait écho à un obstacle réel qui se présentait à eux : en pleine campagne, la police coréenne alors archaïquement équipée et mal entraînée n’était pas préparée à ce genre de situation. C’est l’acteur Song Kong-ho (à gauche sur la photo) qui incarne le mieux cet état de fait, usant de méthodes farfelues, fantaisistes et illégales (fabrication de preuves, aveux sous la torture), d’ailleurs totalement opposées à son collègue de la ville. Un mal certain dans la réalité qui se transforme assurément en bien pour le film.
À partir d’un fait divers tragique et sanglant, Memories of Murder glisse vers le burlesque et parvient à décrocher des rires chez le spectateur. Ainsi, désespérés par l’avancée de l’affaire, les enquêteurs firent appel à des techniques plutôt inédites (certaines présentes dans le film). Sur les conseils d’une voyante, ils déplacèrent réellement de dix mètres « l’entrée nord du commissariat » qui leur portait soit disant malchance. Deux hauts-gradés s’aspergèrent d’eau glacée à la nuit tombée pour satisfaire les esprits, suite aux recommandations d’une autre diseuse de bonne aventure. Pour couronner le tout, un épouvantail fut dressé non loin du lieu des crimes avec un panneau à l’attention du tueur, portant l’inscription : « Retourne-t-en, ou bien tes membres pourriront et tu mourras ». L’enquête à l’écran est partiellement sauvée du naufrage total grâce aux techniques d’investigations plus méthodiques du « flic de Séoul », incarné par Kim Sang-Kyung (à droite sur la photo).
Bong Joon-ho [2/3] : The Host (Gwoemul), 2006.
En apparence, The Host entre dans la catégorie des « films de monstres » tels qu’ont pu l’être Jaws ou Alien. En apparence seulement, car Bong Joo-ho livre une œuvre bien plus profonde qu’il n’y paraît et maîtrisée jusque dans ses moindres détails, sans déroger à la règle de son père spirituel J. Carpenter. En effet, son film traite de l’abandon des classes populaires dans la société coréenne. Double emploi, puisqu’il réserve quelques-unes de ses piques à l’Amérique disposant d’un droit d’intervention sur le territoire (lié à la proximité nord/sud), ceci additionné à la pression qu’elle exerce sur les Screen Quotas et son implication en Irak.
Pensé à la base comme une « idée folle de lycéen », The Host prendra forme petit à petit, se construisant autour de « l’affaire Albert McFarland », du nom de l’homme par lequel le scandale éclate. En février 2000, alors employé de la morgue d’une base américaine de Séoul, A. McFarland ordonne à son équipe d’évacuer 120 litres de liquide d’embaumement par la voie des égouts, ceux-ci rejoignant directement la rivière Han dans laquelle la capitale puise son eau potable. Bien que les produits se soient révélés inoffensifs par la suite, le cas déchaîna la colère de la population. Après cet incident, suivront ceux des armes de destruction massive inexistantes et de l’agent orange utilisé sur le terrain de la « 3ème guerre du Golfe ». À chaque évènement réel correspond sa variante dans le film : le « faux virus » et « l’agent jaune ».
Bong Joon-ho accorde la paternité de l’intrigue et de son traitement familial à M. Night Shyamalan et son film Signs (une famille en proie aux extra-terrestres). The Host met en scène trois enfants et leur père de condition modeste, à la recherche de la fille d’un des enfants (le frère, Gang-du), enlevée par une créature engendrée justement par l’écoulement des produits toxiques dans la rivière. Assez petit pour tenir dans une tasse au début du film, le monstre atteint sa maturité et ses plusieurs mètres de haut six années plus tard. Toujours en référence à la réalité, la période de gestation de la bête s’étend de l’évènement McFarland jusqu’à la date de sortie du film !
Bong Joon-ho [3/3] : Mother (Madeo), 2009.
Avant-dernier film en date pour Bong Joon-ho, qui s’essaie cette fois au drame intimiste. Comme le fait de « montrer des gens ordinaires dans des situations exceptionnelles » lui tient à cœur, il évoque la relation fusionnelle, quasi-incestueuse, entre une maman (Kim Hye-Ja) et son fils simplet (Bin Won). L’attachement est encore amplifié par la suspicion de meurtre qui pèse sur le rejeton. Comme l’oiseau pour son petit, elle mettra tout en œuvre pour le protéger. Mother a été écrit pour l’actrice Kim Hye-Ja, véritable icône en Corée. Habituée depuis longtemps à des rôles de mère vertueuse, elle est emmenée ici sur le terrain glissant de la folie par le réalisateur. Le proverbe la fin justifie les moyens ne s’est jamais aussi bien appliqué qu’à son personnage dans le film. Plus inquiétant, selon Bong Joon-ho, Kim Hye-Ja serait la même à la ville comme à l’écran.
La tentative pour disculper son fils Do-Joon, emprisonné, tient du parcours du combattant pour cette mère esseulée contre laquelle le sort s’acharne par-dessus tout. La situation est contextualisée par une scène au parloir dans laquelle un avocat cherche à obtenir des réponses du présumé coupable et finit par abandonner l’affaire, constatant l’ampleur de la tâche. Une idée de mise en scène géniale sert le propos, brouillant les repères du spectateur un court instant.
La réalisation, quant à elle, aligne un sans-faute : plus les éléments de réponse liés à l’enquête s’additionnent, plus elle se complexifie. Le dernier tiers du film mélange habilement retours dans le passé et moments présents, tout en restant parfaitement compréhensible. La photographie (gris cendré) et l’environnement rural rappellent ceux de Memories of Murder, mais pas seulement. Comme dans son précédent film, la satire policière est présente en toile de fond, à laquelle s’ajoute l’incompétence juridique. L’humour répond encore à l’appel, à travers le comportement et les réactions de Do-Joon.
1 Devise du pays
2 Proverbe coréen
3 Proverbe coréen
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