Migrations Le 18 février 2014

Un changement d’échelle

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Un changement d’échelle

Carte de la Suisse de 1875 (alors 22 cantons) © davidrumsey.com

L’acceptation le 9 février 2014 de l’initiative populaire « Contre l’immigration de masse » oblige le gouvernement suisse à mettre en œuvre des mesures qui divisent les Suisses et les Européens. Les réactions sont fortes et le pays entier est plongé dans l’incertitude face à l’avenir, avec des sentiments mêlés de triomphe et de satisfaction chez les uns, de tristesse et de colère chez les autres. Cependant, les craintes s’insinuent maintenant aussi dans l’esprit de beaucoup qui ont voté en faveur de l’initiative. Ironie du sort d’une initiative faite pour les rassurer…

Après le petit moment d’exultation des initiants, voyez-vous des liesses et des fêtes ? Moi pas. L’heure est grave. Car il s’agit maintenant de passer à l’application des mesures votées, et c’est là que se cachent des difficultés et des risques incalculables. La fixation de plafonds et de contingents annuels limitant le nombre d’autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse pose des problèmes sur tous les plans : pragmatiques, administratifs, politiques, économiques, sociaux, etc. Une chose est certaine : plus la loi d’application et sa mise en œuvre se rapprocheront de plafonds stricts et plus la complexité et les difficultés augmenteront. Le propos ici n’est pas d’entrer dans cette complexité des liens entre toutes les dispositions touchées par l’application, et encore moins de défendre des intérêts sectoriels (comme par exemple la recherche). Il est simplement une invitation à prendre de la hauteur pour tenter de dégager une piste fédératrice qui permette de préserver la cohésion nationale et le dialogue avec l’UE dans ce moment difficile. Il s’agit de faire preuve d’un peu d’imagination pour se mettre les uns à la place des autres. Il faut se décentrer pour mieux voir l’intérêt commun.

Opérons donc, en imagination, un changement d’échelle, un plan rapproché sur la Suisse. Imaginons que la Suisse soit l’UE et que Schwytz soit la Suisse. Visualisons un peu cette « fiction » : l’Union suisse, composée de 25 États, entretient des rapports cordiaux avec Schwytz, État indépendant et neutre, géographiquement situé au cœur de l’Union, et des coopérations importantes, mutuellement bénéfiques, se développent. Cependant, certains Schwytzois trouvent qu’il y a trop de Zurichois, de Zougois, de Lucernois qui viennent chez eux. Il y a aussi quelques Tessinois, des Neuchâtelois et bien sûr des Genevois qui les dérangent, surtout à cause de leurs manières plus éloignées encore des traditions schwytzoises. Certains les accusent même de venir à Schwytz rien que pour profiter des avantages de leurs emplois et de leurs allocations. Ces Schwytzois lancent donc une initiative qui aboutit et dorénavant il faut que le gouvernement schwytzois fixe des plafonds et des contingents annuels limitant le nombre d’autorisations délivrées pour le séjour des étrangers à Schwytz. Évidemment, les gouvernements des 25 États de l’Union suisse réagissent fortement et menacent d’annuler des accords existants ou en voie de réalisation. Les citoyens zurichois, zougois, lucernois, etc. quant à eux sont choqués de ne plus pouvoir, à l’avenir, se rendre librement à Schwytz. Certains pourtant utilisent cela et disent qu’ils devraient faire pareil ; et ainsi, dans chaque État de l’Union suisse, on assiste à une montée des forces qui voudraient contrôler leur immigration de la même manière.

Cependant, le gouvernement de Schwytz doit maintenant fixer des plafonds « en fonction des intérêts économiques globaux (de Schwytz) et dans le respect du principe de la préférence (cantonale) ». Il a deux options :

1)      Soit il fixe des plafonds d’immigration très restrictifs et dès lors les non-Schwytzois ne peuvent plus circuler librement à Schwytz. En acceptant ce retour au cantonalisme, on promeut la division interne, avec des mesures différenciées par secteurs. Ces fractures se prolongeraient dans les États environnants et on devrait alors s’attendre à la résurgence de conflits qu’on croyait définitivement relégués au passé.

2)      Soit il fixe ces plafonds d’une manière aussi élevée que nécessaire pour ne pas se couper des autres cantons dont dépendent largement ses intérêts économiques globaux. En choisissant cette option, le gouvernement respecterait la volonté populaire tout en préservant les échanges à plus grande échelle, sans lesquels la notion même de « préférence » locale deviendrait in fine vide de sens par manque de non-locaux…

Mais bien sûr, Schwytz peut toujours choisir de (sur)vivre tout seul ! La prochaine fois que vous passerez par Schwytz, demandez-vous si vous voudriez vraiment y passer votre vie si ce canton prenait une telle direction… Mais nous ne sommes pas dans cette fiction. Vous et moi sommes bel et bien en Suisse, et nous devons penser aux effets de la situation réelle qu’il faut affronter aujourd’hui. Je ne peux qu’espérer que le changement d’échelle opéré ici pour les besoins de la démonstration puisse convaincre que la seule option raisonnable est la seconde : la fixation de plafonds soit, mais des plafonds très hauts.

Quelques remarques personnelles pour finir. Mon père, originaire d’Ettingen (BL), est venu s’installer et fonder sa famille en Suisse romande dans les années 1960. Si on avait commencé alors avec la logique divisionnaire actuellement votée, j’aurais été considéré comme un secundo suisse-allemand en terre vaudoise… Mon adaptation aurait pu devenir un thème politique, avec à la clef la stigmatisation des Suisses-allemands en Romandie et vice-versa… Mais si je suis aujourd’hui Professeur de sociologie en Suisse romande, et défenseur des droits de l’enfant jusqu’en Chine, c’est aussi grâce à la Suisse ouverte sur le monde que je le dois.

Si maintenant on veut aller dans le sens contraire, on peut pousser le patriotisme toujours plus loin dans la petitesse : jusqu’à l’échelle des communes et des villages. Et alors la Suisse n’est plus qu’une masse d’immigrés ! Mais nous valons certainement mieux que ce mot dépréciatif de « masse », n’est-ce pas ? Et la patrie, M. Blocher, ce n’est pas un nombril ! Alors, dans l’application et l’interprétation de la loi, faisons les choix pragmatiques qui préservent à la fois la cohésion nationale et la bonne entente avec nos voisins.

Commentaires

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Quentin

Sauf que tu compare quelque chose de profondément incomparable. l'abolition des frontières cantonales, il y a pas si longtemps, a…

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chente fou

trés bon article bravoo!!!!

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Quentin

Sauf que tu compare quelque chose de profondément incomparable. l’abolition des frontières cantonales, il y a pas si longtemps, a été faites en raison de l’appartenance à la même confédération, avec qui tout les suisses entretenaient de bonnes relations. Mais aujourd’hui l’échelle va au delà de notre pays, puisqu’il s’agit d’une Union dont nous ne faisons pas partie et avec qui nous ne partageons rien dutout ! (ni les mêmes valeurs morales, ni les mêmes valeurs démocraties, ni les mêmes valeurs économiques). Donc non, les quotas doivent être appliqués en fonction des besoins uniquement, et pas en fonction d’une soupape de bonne entente largement calculée. De toute façon la fourmilière est réveillée maintenant, et elle devra bien prendre des mesures contre elle même si elle ne veut pas s’effondrer. Car tout le monde se rend bien compte que l’Europe s’engouffre dans un chemin dangereux, et les élites européennes n’iront pas jusqu’à enterrer leurs propres garanties vitales. Ils préfèreront respecter la Suisse et, à terme, la suivre. Peut être qu’ensuite nous pourrons, dans longtemps, rediscuter d’une libre circulation, si tant est que l’UE soit devenue une Union Démocratique. Ton père est donc venu en Suisse Romande comme citoyen Suisse car il faisait partie de la même nation, le Français qui vient aujourd’hui en Suisse n’en fait pas partie, point.

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chente fou

trés bon article bravoo!!!!

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