Critique Médias Le 20 février 2014

Une colère déplacée : lettre ouverte à Monsieur Pierre Ruetschi, rédacteur en chef de la Tribune de Genève

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Une colère déplacée : lettre ouverte à Monsieur Pierre Ruetschi, rédacteur en chef de la Tribune de Genève

© www.rts.ch

L’acceptation de l’initiative sur l’immigration de l’Union démocratique du centre (UDC)1, le 9 février dernier, a suscité un cortège de réactions2, y compris au sein même de ce parti ; commentant le mauvais score de « son initiative » dans les villes mais aussi en Suisse romande, Christoph Blocher n’a pas hésité à s’en prendre à tous ceux qui n’ont pas voté comme lui3. Une attitude, Monsieur Ruetschi, que vous dénoncez avec raison dans votre article publié le 12 février dans la Tribune de Genève intitulé « Mr. Blocher, nous sommes Suisses ! »4.

Certes, que le tribun zurichois puisse attribuer aux Romands (ou aux citadins) une moindre « conscience nationale » parce qu’ils auraient commis le « crime » de refuser le texte de l’UDC sur l’immigration, c’est faire preuve d’un curieux sens de la démocratie. On a de quoi être agacé avec de pareils propos ! Cela dit, je ne peux m’empêcher de trouver votre colère… quelque peu déplacée.

En effet, que valent les paroles issues d’une rédaction qui, peut-être pour ne pas froisser les sensibilités économiques qui vous sont proches5, n’a cessé de faire le lit de l’extrême droite ces dernières années. Les requérants d’asile ou les Roms font souvent le « buzz » médiatique à Genève6, à coups de coupures de presse bien placées et autres manchettes polémiques. Une course au sensationnel s’est engagée, et prend le pas sur l’information de fond, une valeur journalistique sans doute désuète dans un monde où la quête du profit est le seul maître-mot. À ces « foudres » face à la menace des « étrangers » s’ajoutent celles générales sur l’État (services publics, fonctionnaires, etc.), tenu pour seul responsable de tous les maux de la République. Ces foudres trouvent un écho sans doute favorable dans une population en période de crise, mais elles négligent opportunément tant les responsabilités politiques (de la majorité genevoise de droite, alliée à l’UDC faut-il le rappeler) que celles du privé et de l’économie (adepte du dumping salarial7 ou des optimisations fiscales). Un « parti pris » qui a aussi favorisé l’incrustation d’un populisme – genevois ou national – adepte du moins d’État et de la dérégulation économique totale, et qui, seulement ces derniers jours avec les déclarations de M. Blocher, semble déranger un petit plus qu’à l’accoutumée certaines rédactions locales.

Quand on ne sait prôner que les politiques libérales, Monsieur Ruetschi, en écartant d’un revers dédaigneux de la main tout ce qu’elles impliquent (à commencer par l’austérité, le démantèlement des services publics et, partant, les frustrations causées au sein de la population), peut-on encore feindre la colère suite aux dérapages de l’UDC? Face à la soumission au Grand Capital de médias tels que le vôtre, dégainant plus vite que leur ombre sur le mendiant, la femme voilée ou le requérant d’asile, mais ne trouvant rien à redire ni sur le banquier ou l’oligarque genevois8 pillant les pays pauvres à coups de spéculations ou de fraudes fiscales, ni sur le recul de la liberté de la presse9 qui semble vous laisser de marbre, comment interpréter vos propos courroucés ? Ne seraient-ils pas qu’une hypocrite tentative de se dédouaner d’une situation à laquelle, par manque de critique économique ou politique, vous et vos confrères avez largement contribué ?

Il est temps de faire votre autocritique Monsieur Ruetschi, vous ainsi que l’ensemble des rédactions des principaux médias suisses, privés ou publics. Les commentaires haineux, que l’on trouve trop souvent sur le forum de la Tribune de Genève, ne sont pas des références et ne constituent en aucun cas un baromètre politique fiable. Faites votre travail de journaliste, même si cela implique, de temps à autre, d’égratigner aussi des avocats d’affaires, des multinationales de la place, des banquiers, des hommes politiques libéraux ou encore la majorité irresponsable du Grand conseil genevois… Plus simplement, faites votre travail de journaliste même si cela implique de remettre en question le dogme libéral auquel vous croyez, et pour lequel vous avez, parmi tant d’autres en Suisse ou dans le monde, sacrifié toute éthique journalistique, tout exercice du contre-pouvoir.

Car c’est bien cette absence de contre-pouvoir qui forme le nœud du problème. Sans contre-pouvoir à une « pensée politico-économique unique » visiblement décomplexée et sans scrupule, sans l’arbitre que devrait être le journalisme dans tout système démocratique, sans critique d’une économie de plus en plus déshumanisée, il n’est pas étonnant que la population puisse se réfugier derrière des boucs-émissaires – le requérant d’asile par-ci, le Suisse romand par-là – plutôt que de chercher des solutions plus constructives en osant la remise en question profonde et l’abattement des dogmes de notre société contemporaine. Ces dogmes du « chacun pour soi » qui ont une fâcheuse tendance, vous en conviendrez, à nous dresser les uns contre les autres, « étrangers » contre « indigènes », fonctionnaires contre employés du privé, Suisses allemands contre Suisses romands…

Sans ce contre-pouvoir, il n’est donc pas plus étonnant qu’un personnage aussi fumeux que Christoph Blocher puisse gagner des campagnes de votation, et dire tranquillement ces bêtises que vous dénoncez dans votre éditorial.

Respectueusement.

Sandro Loi

 


Développements et références :

1. Séisme!, Philippe Bach, Le Courrier, 10 février 2014, http://www.lecourrier.ch/118385/seisme

2. Pour la presse étrangère, la Suisse défie l’Europe, S.K. / Newsnet, Le Matin, 10 février 2014, http://www.lematin.ch/suisse/scrutin-suivi-tres-etranger/story/21906514

3. Blocher: « Les Romands ont toujours eu une conscience nationale plus faible », PYM, Radio Télévision Suisse, 13 février 2014, http://www.rts.ch/info/suisse/5608405-blocher-les-romands-ont-toujours-eu-une-conscience-nationale-plus-faible.html

4. M. Blocher, nous sommes Suisses!, Pierre Ruetschi, La Tribune de Genève, 12 février 2014, http://www.tdg.ch/suisse/m-blocher-suisses/story/17459463

5. On a eu par exemple l’éloge à « l’enfant prodige »  (La rupture version Maudet, éditorial de Pierre Ruetschi, Le Tribune de Genève, 18 juin 2012, http://www.tdg.newsnetz.ch/geneve/actu-genevoise/editorial-pierre-ruetschi-rupture-version-maudet/17492132/print.html, mais surtout, plus révélatrices, les critiques infondées qu’on a pu lire dans votre éditorial du 25 avril 2012 intitulé «La brutale leçon de Merck» (http://www.tdg.ch/geneve/brutale-lecon-merck/story/11071102). On y trouve un amalgame fort discutable entre une « décroissance » imposée (par le marché libéral et les réalités économiques des politiques de croissance), et une décroissance économique, heureuse et volontaire, rendue nécessaire par l’acceptation des réalités physiques de notre planète (et des conséquences néfastes du pillage en règle effectué par les fameuses multinationales que vous semblez absoudre (Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières. Déclaration de Berne (éd.), Editions d’en bas, 2e édition, 359 pages, Lausanne, avril 2012)). Un amalgame qui permet, opportunément, de discréditer toutes critiques aux milieux économiques…

6. Un exemple qui m’avait particulièrement marqué sur la question est le traitement médiatique sur les Roms fait autour d’événements survenus en juin 2012, où la Tribune de Genève titrait notamment « Un réseau mafieux exploitait des mendiants roms entre Annemasse et Genève » (Fabiano Citroni, 21 juin 2012, http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Un-reseau-mafieux-exploitait-des-mendiants-roms-entre-Annemasse-et-Geneve/story/22507614. Même la RTS, avec son émission Forum de la Première, titrait l’un de ses débats de 20 juin 2012 : « Certains mendiants roms, probables instruments d’une mafia » (www.rts.ch/la-1ere/programmes/forum/4063071-certains-mendiants-roms-probables-instruments-d-une-mafia-20-06-2012.html).

Un titre convenable dans le contexte genevois des dérives populistes institutionnalisées par le Mouvement Citoyen Genevois ou l’Union Démocratique de Centre, mais où l’usage des termes « mafieux » ou « mafia » n’en demeure pas moins abusif et exagéré. En témoignent les associations, connaissant le terrain et surtout le contexte socioculturel dans lequel vivent les Roms («Parler de réseau mafieux rom est totalement abusif», Mario Togni, Le Courrier, 26 juin 2012, http://www.lecourrier.ch/99891/parler_de_reseau_mafieux_rom_est_totalement_abusif).

Ainsi, à mon avis, l’exercice d’un journalisme critique n’aurait pas dû autorisé l’emploi de termes aussi trompeurs et infondés dans un titre d’article comme celui de la Tribune de Genève ; malgré le fait, peu relayé, que la thèse du réseau mafieux rom se soit quelque peu dégonflée par la suite (La thèse du «réseau mafieux» rom se dégonfle, Pauline Cancela, Le Courrier, 10 juillet 2012, http://www.lecourrier.ch/100363/la_these_du_reseau_mafieux_rom_se_degonfle), le lien entre Roms et mafia s’est implanté dans les esprits.

7. Ainsi, pour l’Union des Associations Patronales Genevoises, le nombre d’inspecteurs du travail à Genève est suffisant (M 2033 relative au contrôle du dumping salarial dans les régies publiques autonomes, https://secure1.fer-ge.ch/wps/portal/fer-ge/!ut/p/c4/04_SB8K8xLLM9MSSzPy8xBz9CP0os3jHUGN_CydDRwN3D3MDA88AD293Sz9HIwt3E_2CbEdFAAo-IhQ!/?WCM_GLOBAL_CONTEXT=/wps/wcm/connect/fergelib/eferge/eferge_sitearea_dpg/eferge_sitearea_audition/2012/aud_m+2033). Pas suffisant vraisemblablement pour empêcher les cas de se multiplier, comme par exemple à l’Aéroport International de Genève (Un prix «Dumping 2013» remis à l’aéroport, Sophie Simon, Le tribune de Genève, 13 février 2014, http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Un-prix-Dumping-2013-remis-a-l-aeroport/story/27793901).

8. Les cas de l’Angolagate est intéressant à ce titre (Berne enterre l’Angolagate, Benito Perez, Le Courrier, 8 février 2014, http://www.lecourrier.ch/118354/berne_enterre_l_angolagate). En outre, les banques, notamment suisses comme Crédit Suisse (Commodity Business Awards 2013, http://www.commoditybusinessawards.com/winners/winners-2013.html), sont très actives dans le commerce de matières premières.

Genève est l’une des places fortes du commerce de matières premières en Suisse, tant au niveau des multinationales du trading (pétrole, etc.) qu’au niveau des banques (notamment Crédit Suisse ou BNP Paribas). Et justement, ces banques ont une responsabilité flagrante dans la hausse des prix des matières premières et les crises alimentaires induites (Prix des aliments et des matières premières : les banques inventent l’hyper-spéculation, Eric Toussaint, Bastamag, 13 février 2014, http://www.bastamag.net/Comment-les-banques-speculent-sur). Ces faits importants expliquent en partie, avec d’autres causes comme les guerres ou les instabilités politiques, le phénomène de l’immigration qui inquiète tant l’UDC (j’ai abordé cette question sur mon blog : 17’000 morts aux frontières, 20 ans de crimes européens contre l’humanité, http://sandroloi.blogspot.ch/2013/10/17000-morts-aux-frontieres-des-crimes.html).

9. Léger recul de la liberté de la presse en Suisse (RSF), ATS, 12 février 2014, http://www.romandie.com/news/n/Leger_recul_de_la_liberte_de_la_presse_en_Suisse_RSF84120220140004.asp

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BORIS

LA CLASSE.

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Mr. Patate

Excellent.

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