Migrations Le 22 juin 2016

Une journée au cœur de la Roseraie, centre d’accueil pour personnes migrantes

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Une journée au cœur de la Roseraie, centre d’accueil pour personnes migrantes

© La Roseraie

Je cadenasse mon vélo et consulte ma montre : 8h45, parfait. La porte d’entrée passée, c’est le défilé des bonjours avec la quinzaine de collègues. Bise, poignée de mains, câlin, petite blague : à chacun son style et son niveau d’éveil, les balbutiements de la bonne ambiance chaque jour au rendez-vous. Mais pas le temps de bailler, il est 9h, on ouvre : nous sommes à la Roseraie, centre d’accueil pour personnes migrantes à Genève. Un espace de rencontre, que ce soit par le biais d’ateliers de français, d’activités favorisant le lien social ou encore une simple conversation de canapé.

Et voilà justement que les ateliers sont sur le point de commencer. Je sers quelques pinces à des arrivants, puis file au fond du couloir. Ce jeudi matin, je suis en salle Pacifique avec un groupe d’environ 30 personnes, très hétérogène. Que ce soit en termes de parcours de migration, de type de statut légal, d’âge ou d’aisance en français, toutes les personnes présentes dans la salle sont différentes. Avec deux de mes collègues et une bénévole, nous avons aujourd’hui prévu d’aborder le vocabulaire lié aux achats, notamment des aliments, à l’aide de photos. Après un tour de présentation, nous lançons la thématique. Riz, poi-vron, pou-let, o-ran-ge : sur les conseils de Marie, nous décomposons les mots en syllabes et articulons les sons à outrance. Responsable du français langue étrangère (FLE) à la Roseraie, c’est elle qui nous guide dans la préparation des ateliers.

Comment aborder un sujet collectivement, avec quel support, comment rythmer et varier les différents exercices : autant d’éléments discutés dans des réunions régulières avec l’équipe. Une sorte de formation continue essentielle, car à la Roseraie la plupart de l’équipe n’est pas composée de professionnels de la branche. Hormis le directeur et les deux responsables, tout le monde est ici de passage. Que ce soit pour un stage lié à une école de travail social, pour l’université, une réorientation professionnelle ou un service civil, allant de quelques semaines à une année. Une équipe toujours fraîche donc, et souvent jeune, qui apprend directement en pratiquant, tout comme les personnes qui viennent au centre.

Risse, povronne, pulé, orènge… Tesfaldet et Samira, originaires respectivement d’Erythrée et d’Afghanistan, s’assurent de ne rater aucun mot de l’atelier. Des regards incrédules, des tentatives de répétitions qui finissent en rires chaleureux et collectifs, ou encore une maîtrise affichée avec fierté. Le trait d’union entre tous : une farouche détermination à apprendre. « Bonjour, est-ce que vous avez du poulet? Combien ça coûte? ». Après presque une heure d’intense gymnastique vocale et mentale vient le bol d’air frais : « c’est la pause, à dans 15 minutes ». Tout le monde se rend en espace d’accueil grignoter un biscuit et boire quelque chose, discuter un peu avec quelques connaissances.

Vous awé dou pilé ? La pause terminée, on tourne deux tables, relègue les chaises dans les coins et voilà qu’un étal de marché fictif se met en place. Le but de la deuxième heure de français sera de mettre les acquis de la première en pratique. Mes collègues et moi, transformés en vendeurs, répondons aux demandes des clients et vice-versa. Vous avè banana? Connbien coûté? Cinq francs ?! Trop cheré… Aurévoi, merci. Certains corrigent leurs camarades, d’autres – juste arrivés – se demandent dans quelle classe de fou ils sont tombés, avec tous ces gens qui s’affairent autour d’une table pourtant vide. C’est qu’il faut préciser que dans chaque atelier, des personnes arrivent et partent au moment de la pause, voire entre deux exercices. Une flexibilité revendiquée qui fait la particularité de la Roseraie vis-à-vis d’autres institutions du canton : les personnes viennent quand elles le veulent – ou quand elles le peuvent. L’accueil y est également inconditionnel, c’est-à-dire sans distinction de statut, inscription, ni demande d’informations personnelles! En somme, une liberté de mouvement respectée pour les participants du centre. Liberté sous-tendue par une considération de toutes les personnes présentes à la Roseraie comme des êtres responsables – et non pas à qui il faudrait dicter leur comportement.

En lien avec cela, le terme de participant – plutôt que bénéficiaire ou client – est utilisé pour illustrer une volonté centrale de l’établissement : gérer collectivement les différentes activités et éviter au maximum les rapports hiérarchisés. Les personnes présentes sont invitées à ne pas seulement venir recevoir un service, mais bien à s’approprier le lieu dans la mesure du possible. Ceux d’entre eux qui le désirent ont de fait la possibilité de devenir bénévoles, quand ils ont l’impression d’être suffisamment à l’aise avec les rouages de la vie du centre et ont envie d’ajouter une nouvelle facette à leur participation.

Pour que les gens participent, soient actifs, il faut dès lors communiquer en permanence sur ce qu’est l’institution, ses valeurs et son fonctionnement. Un effort de transmission complexe, notamment à cause de la langue, mais nécessaire. Car bien qu’un certain nombre de personnes vienne régulièrement, le groupe présent n’est jamais le même. Dans les ateliers aussi, inclure chaque personne au processus d’apprentissage est un défi quotidien à la créativité des formateurs. Par nécessité donc, mais également par volonté, les activités du centre reposent sur l’intelligence collective et la bienveillance réciproque. Éléments qui correspondent au style d’apprentissage du français proposé : faire et découvrir ensemble, en alliant la richesse de toutes et tous. Des ateliers oraux, faits de groupes de phrases concrètes directement utilisables dans le quotidien d’une personne à Genève.

11h30. L’atelier de ce matin prend fin, la foule sortie de toutes les salles emplit les couloirs de conversations. Les personnes quittent le centre progressivement pour la fermeture temporaire de midi. Pris dans un courant, j’avance malgré moi et bifurque juste à temps pour aller dans le bureau d’équipe. Tupperwares des restes d’hier, plats à l’emporter d’un restaurant du quartier… La plupart des collègues restent manger sur place. Anecdotes, rigolades, espace pour prendre du recul et digérer la matinée : les repas en équipe sont des moments importants pour partager des informations et créer les liens solides, d’amitié et de confiance, qui caractérisent tant l’ambiance de la Roseraie.

13h45 se rapprochant à grands pas, les fourchettes sont rangées et les activités de l’après-midi se mettent en place. Pour ma part, je suis en espace d’accueil. Même ambiance, autre prétexte pour entrer en lien : quelques activités pour se divertir sont proposées, même si les personnes ont également la possibilité de faire ce que bon leur semble. Ici, on valorise toutes les langues. Au contraire des ateliers de français, où l’immersion dans la langue locale est un principe de base de l’andragogie1 du centre, à l’accueil tous les moyens sont bons pour communiquer. J’en profite donc pour essayer d’acquérir quelques notions dans la langue des personnes présentes. Un mot en tigrinia2, une phrase en albanais, une expression en kurde de Syrie ou encore un salut en tibétain, me voilà dans la position de celui pour qui la prononciation semble impossible et nous fait tous rire. Chacun mis face à ses difficultés, cette allégresse commune est un instant extraordinaire, profondément humain. Bercé par l’ambiance, je mets quelques secondes à entendre une collègue qui vient me tirer de mon cours intensif. J’avais de nouveau oublié : cet après-midi je dois m’occuper des annonces. Je m’extirpe du sofa, propose à un participant de m’accompagner dans la tâche et nous partons faire le tour des salles.

Toc, toc, toc, bonjour, c’est les annonces! Efrem, qui m’accompagne, rassemble son courage face à tous ces regards tournés vers lui et se lance. Démain, nous fairé sorti sur thèame photogaphi, rendez-vous 9 hours Rosarie. Tous les vendredis matin, nous laissons de côté les ateliers pour aller découvrir quelque chose en ville, un lieu, une exposition, etc. Car l’accueil des personnes passe aussi par une invitation à profiter de ce que Genève propose, à prendre part à la vie locale. Cette semaine d’ailleurs, le circuit découverte est spécial. Avec Kerim, photographe professionnel, nous irons faire des photos vers le Bâtiment des forces motrices. L’idée étant d’apprendre quelques astuces pour faire de belles photos avec n’importe quel appareil. Puis, après une savoureuse collation dans un restaurant de St-Gervais, nous nous rendrons au projet Genève sa gueule, observer la diversité des habitants du canton et léguer son portrait pour qui veut.

Entre deux annonces, nous faisons un petit coucou dans les différents bureaux de la direction et de l’équipe responsable. Fabrice, meneur du projet Roseraie, est comme un pétard surprise d’anniversaire en version lot d’idées. Enclenchez-le et voilà qu’il pleut des projets. Affairé devant son ordinateur, il vérifie des statistiques tout en répondant au téléphone et en écoutant de la musique malienne – son pays d’adoption depuis 10 ans. Vers l’entrée, nous croisons Sabbel devant sa porte, qui cherche à se changer les idées en rangeant quelques brochures d’informations à la disposition des participants. À l’instant, elle a comme souvent le visage de quelqu’un qui est confronté à la dure réalité des parcours des participants. Nous la saluons brièvement sans poser de questions. Responsable de l’accueil, de l’accompagnement et de l’orientation, elle propose notamment des entretiens individuels et confidentiels où les personnes migrantes peuvent se livrer si elles le souhaitent. Leur but premier est de rediriger les personnes vers des institutions du réseau genevois actives dans des problématiques spécifiques les concernant. Néanmoins, ces entretiens sont régulièrement un espace où les participants relâchent la pression générée par leur situation précaire.

Mon acolyte et moi passons encore rapidement livrer notre message en salle Atlantique et faisons un arrêt à la cuisine pour réaliser un peu d’intendance. Mais voilà qu’il est déjà 16h30, les ateliers de français se terminent. Presque chaque jour de la semaine en fin d’après-midi, un atelier d’expression et de lien social est organisé, et ce par n’importe quelle personne impliquée dans la vie du centre, travailleur ou participant. Il y a musique, sport, vidéo… Depuis quelques temps le jeudi c’est un atelier de danse et théâtre. Des habitués de ce rendez-vous préparent déjà la salle, d’autres restent à l’accueil. D’autres encore s’en vont, souvent prendre part à leur énième atelier de français de la journée auprès d’une autre institution.

À partir de cette heure-ci, l’espace d’accueil est en autogestion. Un membre de l’équipe y est en général toujours présent, mais chacun vaque à ses occupations. Pendant que les raquettes de badminton éjectent le volant le plus haut possible à l’extérieur, je suis encore une fois en train de perdre une partie d’échecs contre Bahir, irakien originaire de Bagdad. Échec et mat, juste avant que sonne 17h45. Il rigole, s’excuse presque d’avoir gagné et me dit : « semaine prochaine? ». Encore une journée merveilleuse qui se termine. La Roseraie se vide, l’équipe rince les samovars de thé et de café, et à 18h tout le monde est dehors. Mais que dis-je, tout n’est pas fini! Qui dit jeudi, dit apéro entre collègues, histoire de partager encore quelques récits, rires et regards complices…

 

Petit épilogue d’une expérience inoubliable

« Tu quittes la Roseraie, mais la Roseraie ne te quitte pas » : en quatre ans d’existence seulement, l’institution a déjà son dicton. Comme chaque membre de l’équipe, tel un oiseau j’avais rejoint la nuée en vol. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir de nouvelles ailes, plus grandes, plus fortes, ainsi que d’avoir mieux compris l’importance d’avancer ensemble. Au moment où j’écris cet article, mon bout de chemin avec le centre a pris fin. Mais la volonté de faire, d’expérimenter, de relever des défis, ne me quitte pas. La Roseraie, c’est plus qu’un lieu ou un projet, c’est un état d’esprit !

 


Pour plus d’informations sur la Roseraie (Bénévolat, etc.) : http://www.centre-roseraie.ch/site/fr/

Pour découvrir le projet Genève sa gueule: http://geneve-sa-gueule.ch/

 

Bibliographie

1 Synonyme de « formation des adultes », le terme est utilisé en opposition à pédagogie signifiant « éducation des enfants ».

2 Langue majoritaire en Erythrée.

Commentaires

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Jean-Jacques ISAAC

Très beau texte, reflétant bien la problématique du lien entre les migrant·e·s et les personnes qui établissent avec eux le…

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Jean-Jacques ISAAC

Très beau texte, reflétant bien la problématique du lien entre les migrant·e·s et les personnes qui établissent avec eux le contact. Très jolies citations de quelques migrants. Réflexion intéressante sur la liberté à laisser aux migrants et la difficulté que cela peut représenter pour “nous”. Merci !

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