Un pays en ruine © Léonard Fisch
En septembre dernier, alors que la capitale centrafricaine vivait une accalmie rare et brève en pleine guerre civile, un trio de reporters genevois est parti humer la terre battue à Bangui. L’occasion d’agrémenter d’une once de réel un rapport sur la Centrafrique qu’il rédigeait pour le compte d’une ONG d’envergure1. Récit d’un Voyage en pays meurtri2.
Depuis de longs mois déjà, la République centrafricaine (RCA) est le théâtre d’affrontements interethniques3 particulièrement violents. Les conditions de vie périclitent jour après jour, même si le déploiement humanitaire à travers le pays permet d’amortir la ruine de l’État à tous les niveaux. Le nombre des populations déplacées est hallucinant4. On peut d’ores et déjà parler de situation chaotique.
Un millefeuille de conflits
L’essentiel de la presse dépeint la guerre civile centrafricaine comme un conflit confessionnel. Or, la réalité est tout autre. La Centrafrique abrite en fait « un millefeuille de conflits »5.
À la fin du XIXème siècle, lorsque le colonisateur français arrive en Oubangui-Chari, ancien nom de la RCA, tout l’est du pays a été dépeuplé par les esclavagistes musulmans, les Janjawids, venus du Soudan. Jusqu’alors, cette partie du pays constitue pour eux « un vivier humain »6. Il existe donc un contentieux historique de taille, dont les populations victimes des razzias esclavagistes ne se départissent pas. Il faut ajouter à cela le découpage colonial de l’État centrafricain, bringuebalant depuis des décennies et en proie à l’anarchie depuis que la France lui tourne le dos. En effet, sous les présidences successives de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, la France s’est largement désengagée militairement de son pré carré centrafricain, voguant vers d’autres horizons géostratégiques. Dès lors, la brèche est ouverte à la résurgence des contentieux ancestraux et à la loi du plus fort.
« Depuis l’indépendance du pays en 1960, les gouvernements — élus ou non — ont tous peiné à outrepasser les appartenances et les clivages, notamment ethniques, pour instaurer la stabilité sur le territoire. L’absence d’un pouvoir fort et consensuel favorise depuis des décennies les déstabilisations internes et externes. » Le présent conflit oppose deux camps principaux, la Séléka — coalition hétéroclite à dominante musulmane — et les anti-balaka — milice majoritairement chrétienne ; à sa tête, des soldats restés fidèles au président François Bozizé destitué par un coup d’Etat en mars 2013. Les deux groupes « se livrent à une série sans fin d’exactions, de pillages et de terreur sur les populations et à travers tout le territoire ». Le sentiment religieux est mobilisé et exacerbé par les derniers présidents déchus7 « pour polariser les communautés et les manipuler aux fins d’intérêts qui ne sont pas les leurs »8 9.
« [Or], essentialiser les conflits qui s’y déroulent [et en faire une guerre de religion] revient à faire fi de la complexité de la situation centrafricaine, mais aussi africaine ; la RCA est une scène où se jouent des affrontements et une compétition à grande échelle entre puissances régionales (…) et internationales. La réalité du pays s’appréhende notamment par une prise en compte de la dimension multitribale de la société centrafricaine, mais surtout par une lecture historique, politique et économique du pays ». Elle s’inscrit dans « l’histoire nationale (…), la récente déstabilisation de cette région d’Afrique avec la destruction du régime de Kadhafi en Libye, la zone stratégique que représente la Centrafrique — dont les ressources ne bénéficient que très peu à la population. »10
À l’arrière d’un pick-up
Un photographe, Léonard Fisch, un reporter, votre serviteur et un chef de mission, Amir Forotan, ont donc pris un vol pour Bangui afin de rendre compte de la réalité du terrain. « Dès l’aérogare, j’ai senti le choc »11. Chaleur étouffante. Un homme me braque le front d’un pistolet électronique. Il s’agit en fait d’un thermomètre-laser qui indique la température de mon corps. En pleine hystérie autour d’Ebola, la fièvre n’est pas prise à la légère.
À deux pas de l’aéroport M’Poko, des dizaines de milliers de réfugiés s’entassent sous des bâches sans couleur de Médecins sans frontières. Aux abords de la piste d’atterrissage, la progéniture centrafricaine pédale, rit, court, vit la vie qu’on ne lui a pas dérobée. Le Colonel Djamal et ses acolytes nous embarquent à bord d’un pick-up. Sur l’une des rares routes goudronnées de la capitale, les Nanfang, bécanes importées de l’Empire du Milieu, sont chevauchées par trois ou quatre passagers et se frayent un chemin dans une cacophonie rythmée par les rondes des blindés de l’ONU.
Notre périple n’en est qu’à ses balbutiements quand nous visitons le Sénat, où nous sommes accueillis en grande pompe — soit dans un salon rempli d’officiels du conseil de transition (CNT) ; tout se passe trop vite pour mesurer l’incongruité de la rencontre. On s’efforce de faire bonne figure, en lorgnant les chaussettes blanches, la vieillerie qui nous sert de chemise ou le vernis impeccable sur les souliers du président de séance. C’est le baptême du feu et on évite surtout de se brûler les ailes.
Des quartiers musulmans aux enclaves grouillant d’anti-balaka, nous déambulons dans Bangui la coquette, surnom hérité de l’ère dictatoriale et proprette de Jean-Bedel Bokassa. Nos entretiens se déroulent à merveille. La détresse qui frappe le pays est telle, pensons-nous, que notre démarche est prise partout au sérieux. Nos interlocuteurs, pasteurs, imams, abbés, ministres, humanitaires, académiciens, commerçants prennent le temps. C’est gratifiant et l’intuition née au cours des mois de recherche en bibliothèque se matérialise en certitude : cette guerre n’est pas confessionnelle. Elle n’est pas d’ordre religieux, mais politique. Les leaders communautaires se montrent exemplaires en matière de tolérance dans leurs prêches et dans les bras qu’ils ouvrent à tous les nécessiteux, sans distinction.
Entre le kebab et l’hôtel de luxe
Dans chaque quartier, des Libanais tiennent des échoppes, des boui-boui comme on en trouve aux Pâquis, à Barbès ou Abidjan. On en profite lorsque notre budget souffre trop des tables onéreuses prisées par les hommes d’affaires mondialisés. Des contrats juteux se négocient en ce moment même à Bangui. Chinois, Américains, Israéliens, Français, Tchadiens, Centrafricains… les prétendants ne manquent pas. Le sous-sol du pays, avec son or noir ou jaune et ses diamants, suscite la convoitise. Dans la salle de fitness du Ledger Plaza Hôtel, établissement grandiloquent érigé avec l’argent du Colonel Kadhafi, l’hyperclasse exhibe ses gros bras.
« Hollande, fils de pute »12
Derrière ce décor indécent, la violence est indescriptible. Tous plus accablants les uns que les autres, les rapports de la Croix-Rouge et consorts13 font état d’une crise humanitaire sans précédent et d’un cycle de haine et de vengeance ahurissant. Et pourtant, les Centrafricains que nous interrogeons, constitutifs il est vrai d’une certaine élite, croient la réconciliation possible. D’après eux, celle-ci réside dans « le face-à-face viril et sincère entre tous les Centrafricains ». Le contraste est frappant entre le discours calme et bienveillant du ministre de l’Intérieur, également imam adjoint de la plus grande mosquée de la ville, et les inscriptions hostiles à la France, dans le quartier musulman.
Il faut dire que l’opération Sangaris déployée par Paris n’a pas empêché l’exode massif des musulmans, ultra minoritaires en RCA, vers les pays voisins. De 200’000 avant le début du conflit, ils ne sont plus que 8’00014 à Bangui. Retranchés, comme mis en quarantaine indéfiniment, dans la crainte permanente que leur heure sonne et que leur sang abreuve la terre qui en a déjà tant reçu. Une terre qui pour beaucoup d’entre eux, est la seule qu’ils aient jamais foulée, mais dont de nombreux chrétiens prétendent désormais les chasser15.
Vers une guerre d’indépendance ?
De retour en Europe, c’est de cette pièce de théâtre déchirante que nous voulons témoigner. Quelques jours après notre vol Bangui-Yaoundé-Paris-Genève, Air France ne desservait plus Bangui. Tout un symbole. Symptôme d’un pays marginalisé, sous tutelle permanente voire sous perfusion, ancré dans son passé ancestral et dont son présent est si éloquent. Les Centrafricains, dos au mur, feront-ils une véritable « guerre d’indépendance » en envoyant « paître les fondés de pouvoir qui [les] dirigent »16 ? Ceux de la Banque mondiale et du FMI. Rien n’est moins sûr.
1. Global Network for Rights and Development (Gnrd) est une ONG basée en Norvège et dont les ramifications et l’activité s’étendent jusqu’au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord. Comme son nom l’indique, elle promeut les droits de l’homme et le développement, notamment par la production de rapports et par des missions de terrain.
2. Hanne Youri, Centrafrique, voyage en pays meurtri. Rapport protéiforme sur la crise centrafricaine et ses enjeux, octobre 2014, Gnrd
3. Une ethnie est une population ayant une langue, une religion et des traditions communes.
4. On parle aujourd’hui d’un chiffre avoisinant 1’000’000 de déplacés, internes comme externes – soit un Centrafricain sur cinq –, d’après le dossier de presse de mars 2014 publié par MSF.
Par ailleurs, l’indice de développement humain (Idh) pour la RCA est de 0,352. Un score qui la classe au 180ème rang sur 187 pays, selon le Human Development Report 2013 publié par l’Undp. En 2008, le ratio de la population pauvre en fonction du seuil de pauvreté nationale atteignait 68 %.
5. Selon les termes de Bernard Lugan, historien et spécialiste de l’Afrique, interrogé le 22 mai 2014 par l’auteur de l’article.
6. Lugan Bernard, ibid.
7. François Bozizé dénonce une « menace wahhabite », tandis que Michel Djotodia prétendait incarner le « pouvoir musulman, Flichy de la Neuville, Thomas, Centrafrique, Pourquoi la guerre ?, Lavauzelle, 2014.
8. Hanne Youri, op. cit.
9. Voir notamment les analyses de Péan Pierre, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Fayard, 2010 au sujet de l’instrumentalisation des rivalités ethniques par des puissances extérieures.
10. Hanne Youri, op. cit.
11. Claude Nougaro, Nougayork, 1987
12. Inscription au pied de la statue de Georges Koudoukou (soldat d’Oubangui-Chari mort pour la France à la bataille de Bir-Hakeim, dans le désert de Libye, en juin 1942) à l’entrée du PK5, quartier musulman de Bangui.
13. Voir notamment le rapport de l’Unicef du 21 février 2014 et celui de l’International Crisis Group, rapport Afrique n° 219, 17 juin 2014.
14. Un œil sur la planète : « Tout ça pour ça ? », France 2, 24 novembre 2014
15. Amnesty International évoque un « nettoyage ethnique » dans un rapport intitulé « République centrafricaine. Nettoyage ethnique et tueries intercommunautaires », février 2014.
16. Lugan Bernard, op. cit.
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