International Le 23 juin 2020

Congédier les simulacres, s’inscrire dans la durée

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Congédier les simulacres, s’inscrire dans la durée

L’horloge astronomique de Prague.

En mai dernier, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou publiait une tribune intitulée « Géopolitique de l’après-coronavirus ». Jet d’Encre vous propose aujourd’hui la réponse d’Adam Bence Balazs, chercheur affilié au Laboratoire de Changement Politique et Social (Université de Paris). Pour l’auteur, les formules en « post- » ou « après- » donnent l’illusion de ruptures là où c’est la complexité des continuités qui mérite examen.


 

Il est à craindre que « l’après-corona » ne remplacera pas « l’après-11-Septembre ». Malgré les espoirs, louables, nourris en ce sens, l’histoire ne se laisse pas saucissonner en courtes séquences du type « post-événement ». Pratique dans certains cas, le préfixe « post- » trahit souvent notre faible maîtrise des multiples temporalités qui convergent dans un événement comme l’actuelle pandémie. L’enjeu est de taille, il dépasse une simple querelle des mots et des façons de parler : il s’agit de cerner la difficulté qu’éprouvent nos démocraties libérales à s’inscrire dans la durée et à saisir le temps même des stratégies que requiert le contexte actuel.

Dans Géopolitique de l’après-coronavirus, Mohamed-Mahmoud Ould Mohamedou esquisse de manière convaincante les grandes lignes des relations internationales suivant les défis que la pandémie aura cristallisés. Il faut bien nommer, d’une façon ou d’une autre, les épisodes consécutifs de l’histoire du présent, marquer des chapitres au rythme des tournants majeurs. Cependant, cet évident besoin d’intelligibilité risque de dissimuler certains symptômes pourtant mis en évidence par le corona. Ce ne sont pas uniquement les tournants, mais aussi les continuités historiques, sociales et anthropologiques qui permettent d’amorcer la géopolitique de l’avenir proche et de reformuler, à partir du corona, les défis majeurs du monde contemporain.

Nous proposons trois ensembles de remarques afin de compléter les perspectives de l’esquisse et que le format limité d’une tribune dans un quotidien n’aura sans doute pas permis de signaler1. D’abord, les dérives sécuritaires ne peuvent être conçues sans une mise en relief du rôle du virtuel dans nos pratiques politiques et sociales et du phénomène de simulation qui en résulte. Ensuite, les relations internationales risquent de se détériorer si le monde persiste à se bercer dans l’illusion du chacun pour soi, chimère qui néglige la pluralité des temps à l’œuvre dans l’histoire du présent. Enfin, et de manière quelque peu contradictoire, il est urgent de développer notre maîtrise du temps long afin de congédier les simulacres et de ne pas confiner nos perspectives, géopolitiques et autres, dans un enchaînement aveugle et amnésique d’épisodes à très court terme.        

 

Asiles virtuels

On ne peut comprendre les dérives sécuritaires, que Mohamedou dénonce à juste titre, sans souligner la façon dont le monde virtuel gagne du terrain. Au cours de ces derniers mois, une partie non-négligeable de nos activités et de nos rapports ont été « mis à l’abri » sur la toile. Cela fait sens face au virus et dans l’immédiat. À plus long terme cependant, c’est tout de même une folie de penser que nous sommes et serons en sécurité sur internet. Par exemple, lorsque nous nous « marquons sains et saufs » sur les réseaux sociaux après un attentat ou une catastrophe naturelle, c’est bien sûr d’une part une information rassurante pour nos proches, mais cela nourrit aussi, d’autre part, l’illusion que ces réseaux garantissent une sécurité, un asile face aux aléas du monde réel.

Les images virtuelles et commerciales de l’évasion risquent de saper nos libertés fondamentales à force de se substituer à la pratique effective de nos droits. La simulation en réseau n’est pas une réponse aux réalités qui continuent à se tisser dehors. Croire que les images virtuelles et commerciales de la liberté relèvent de la représentation politique, c’est comme se bercer dans l’illusion que les animaux sauvages que nous voyons à l’écran y sont en « sécurité ». Des documentaires bienveillants nous permettent d’admirer le tigre de l’Amour dans son environnement « naturel », mais cela n’atténue aucunement les menaces qui pèsent sur lui dehors. La « mise à l’abri » des espèces menacées dans le virtuel est un leurre, en dépit de l’information que véhicule le plus souvent ce type de représentation. Cette protection simulée rappelle celle de nos droits : internet n’offre aucune protection contre des attentats, des infections, encore moins contre le réchauffement climatique. La différence entre un citoyen belge, slovaque ou helvétique et le tigre de l’Amour réside, en théorie, dans la capacité des premiers à refuser le leurre des asiles virtuels.

Le fait est que les choses et les pratiques que nous avons mises en ligne tout récemment ne vont pas en redescendre d’elles-mêmes. Il faudra produire des efforts, faire preuve de courage et de confiance afin que nos simulations ne basculent pas dans un processus de dissimulation des défis véritables, processus malheureusement d’ores et déjà en cours. D’un mot, le rôle d’internet dans les dérives sécuritaires et autres précautions martiales mérite plus d’emphase, notamment en ce qui concerne l’« infantilisation des citoyens ».

Celle-ci passe par les mots. Le vocabulaire du « déconfinement » et autres « gestes barrières » est un véritable cauchemar lexical. Il faut entendre la mesquinerie que reflète sa syntaxe bon marché. « Premier week-end post-déconfinement » ? Il serait temps de réapprendre à construire des phrases et d’abandonner le jargon administratif aux ronds-de-cuir car la langue, comme notre corps, exige des soins particuliers.

On a employé des expressions telles que « entrer en confinement » comme s’il s’agissait de pratiques agraires ou religieuses habituelles, vieilles de plusieurs siècles, alors que le modèle ne faisait que s’ébaucher à tâtons au cours de l’isolement de nos sociétés. On a donc bel et bien simulé des situations en répétant à souhait les mots d’un lexique sorti de nulle part et dont le potentiel littéraire rappelle celui d’un tweet ou d’un texto. Un tel langage qui, du jour au lendemain, s’impose de force pour faire violence à la réalité, c’est un phénomène politique dont nous pourrions nous souvenir : c’est malheureusement celui qu’avait analysé Victor Klemperer à l’époque des totalitarismes en Europe2.

En clair, une critique efficace des dérives sécuritaires qui nous accablent passe par une analyse des simulacres verbaux qu’engendre l’emprise du virtuel sur nos vies. Par l’emploi de ces mots cyniquement construits ex nihilo et que nous légitimons par répétition, nous contribuons quotidiennement aux abus commis au nom de la sécurité. La dignité du tigre de l’Amour, se méfiant des caméras lorsqu’il ne les ignore pas, le regard silencieusement plongé dans l’azur sibérien, pourrait parfois nous servir de modèle.

Cet aspect lexical met en évidence le sens de la simulation. Certes, cette notion ne signifie guère la même chose du point de vue du psychiatre et pour l’estomac du cosmonaute. Nous n’en proposons donc qu’une définition par provision. Simuler, ce n’est pas imiter. Le potentiel et les faiblesses de l’imitation s’évaluent en fonction d’un modèle et de sa sédimentation au sein d’une culture. Son inventivité s’estime suivant le couple bien connu de l’original et de la copie. En revanche, la simulation opère pratiquement sans modèle, ou bien en synchronie avec celui-ci, comme dans le cas de « l’entrée en confinement », sans distinguer entre théorie et pratique, prototype et exemple, référence et échantillon. Qui plus est, simuler permet, et cela relève d’une inquiétante pathologie, d’oublier, dans cette immanence du modèle et de la performance, le fait même qu’on fait semblant. Mais contrairement au cosmonaute pour qui l’exercice consiste à réagir comme si en vue d’un défi véritable, nos simulations quotidiennes ne se réfèrent pas à une expérience authentique, imitée ou à venir, mais seulement à une identité, à l’ego du simulateur, dans un monde sous l’emprise du virtuel où chacun peut s’admirer comme son propre modèle. Phénomène de mêmeté que véhiculent, entre autres, nos conformismes linguistiques – et dont les idiomatismes donnent envie de se faire cosmonaute, tant qu’on y est, de toutes façons, dans le confinement.

 

Les relations internationales : intérêts, priorités et réappropriation du temps

Revenons sur terre. Mohamed-Mahmoud Ould Mohamedou conçoit le contexte géopolitique actuel et ses perspectives en rupture avec les vingt dernières années. Selon lui, « l’après-corona » mettrait « fin à ce trop long après-11-Septembre dans lequel le monde se trouve logé depuis près de deux décennies ». Nous partageons l’espoir de voir se tourner enfin une lourde page, mais c’est l’examen de la continuité plutôt que le constat d’une rupture entre les épisodes en question qui mène au tournant souhaité.

L’auteur prend la sage précaution de ne pas se prononcer avec trop d’assurance sur les perspectives de notre situation actuelle, car nous sommes, écrit-il, dans « l’œil du cyclone ». De manière bien articulée à ses propos sur l’obsession sécuritaire, Mohamedou précise que, quand bien même l’après-corona remplacerait l’après-11-Septembre, « l’événement absolu » que représente la destruction du World Trade Center lègue à notre temps « son indélébile apport ultra-sécuritaire ».

On a pu avoir, au cours de ces derniers temps en suspens, l’impression que la période péniblement prolongée de l’après-11-Septembre touchait à sa fin, l’intuition que ce qui paraissait déterminer le siècle allait en fait se confiner à l’échelle de quelques décennies. Rien n’est moins sûr.

Les formules en « post- » ou « après- » donnent l’illusion de ruptures là où c’est la complexité des continuités qui mérite examen : c’est l’apport légué, la façon dont une expérience se sédimente à long terme qui permet de mesurer les conséquences d’un événement particulier, au-delà des après-tournants et des prétendues post-ruptures. Ce qui intéresse l’historien, ce ne sont pas seulement les perspectives que le corona esquisse ou entrave, suivant l’exemple des pandémies du passé. Ce sont aussi les origines de notre prédilection contemporaine pour le préfixe « post- » et ce que cela dit de notre sens de l’orientation. Ce préfixe traduit le plus souvent une impatience, celle de reléguer l’immédiat au passé pour passer à l’immédiat suivant. Il trahit régulièrement un certain confort, celui de vouloir tourner une page sans l’avoir lue, de ne pas penser la démocratie, la vérité ou la modernité en cliquant sur l’option « post-democracy » (sic), « post-truth » (sic) ou, de manière souvent précipitée, postmodernité. Sic.

Il est en tout cas risqué de désigner des ruptures trop radicales. Mohamedou note bien que les dérives sécuritaires d’aujourd’hui s’expliquent par des « dynamiques internationales […] travaillées depuis près de trente ans ». En conséquence, il y a bien cumul plutôt que rupture. Ce qui change, et sans coupure, c’est le profil de la sécurité, puisque celle-ci glisse en ce moment d’une défense contre la violence humaine vers une protection face à la nature. Mais l’orientation demeure, la tentation de pister les citoyens ne se contient plus et les historiens à venir verront certainement mieux que nous les liens directs et les médiations moins évidentes à première vue entre les deux tours et le corona. Cela dit, il est préférable, pour en saisir l’essentiel dès à présent, à partir de l’œil du cyclone, de ne pas « découper l’histoire en tranches », pratique que critiquait souvent Jacques Le Goff3.

Les relations internationales semblent changer de priorités. Comme les énumère Mohamedou, « le renforcement d’un étatisme à tendance autoritariste, l’approfondissement de la militarisation du monde » ainsi que la « logique des forteresses » et d’autres « murs à bâtir » indiquent un changement de cap, une tendance à moyen terme que le corona ne fait que confirmer. Certes, bien que les intérêts qui dictent nos politiques étrangères demeurent, les nouvelles priorités sanitaires et sécuritaires modifient la manière dont nous défendons nos intérêts sur la scène internationale.

Il sied cependant d’ajouter à cette réorientation des intérêts le fait que l’intérêt public pour les affaires étrangères et le sort du monde semble, lui aussi, se modifier. Le président des États-Unis trahit chaque jour davantage son illettrisme4 et son incapacité à affronter des situations qu’il n’a pas lui-même inventées. En Europe, le régime hongrois a franchi un pas fatal vers la dictature pure et simple. Les pleins pouvoirs accordés au premier ministre pour une durée indéterminée ne permettent plus au régime de jouer sur les ambiguïtés terminologiques de la « démocratie illibérale », mets conceptuel raffiné s’il en est pour politologues du dimanche. Le fait que Viktor Orbán rende officiellement ses pleins pouvoirs ne devrait tromper personne. La Hongrie ne fait plus semblant d’être une démocratie mais continue de simuler l’indignation lorsqu’elle est frappée de critique, bien que celle-ci se borne le plus souvent à l’ordre du jour du Parlement européen.

Pourtant, tout ceci n’a pas suscité les réactions que l’on attendrait en temps normal, ou suivant le vague souvenir du bon goût. Chaque pays a suffoqué dans l’étroit dédale de son propre confinement. La pandémie nous rappelle – mais l’entend-on ? – que le repli national équivaut non pas à un prudent retrait, mais bien à une détérioration des relations internationales. On ne peut se désintéresser du monde extérieur sans que cela n’envenime les rapports interétatiques, puisqu’un tel délestage diplomatique abandonne les démocraties fragiles ou menacées à leurs propres tares. Nous savions déjà que la « logique des forteresses » en Europe était une chimère, l’isolement de la forteresse ne garantissant aucunement les libertés fondamentales à l’intérieur de la citadelle. Nous voyons désormais clairement que, de surcroît, cette logique risque de provoquer une fragmentation interne de l’Europe en bastions qui se laissent aller les uns les autres. Là encore, la communauté européenne ne pourrait que simuler un retour à des époques plus fragmentées et ce qui vaut en petit pour l’Europe est a fortiori valable pour le monde à l’échelle globale. Globalisé, le monde contemporain ne peut se permettre de simuler un abandon du multilatéralisme au prétexte de priorités locales. En fait, c’est précisément parce que nos contextes locaux sont prioritaires qu’il nous faut garder un œil alerte sur ce qui se passe ailleurs.

Et notamment chez nos cousins américains. Depuis le début de l’épidémie, le président américain choquait avant tout ses propres concitoyens, mais sa dégringolade en termes d’indécence et de mépris pour tout ce qui n’est pas simulacre aura sans aucun doute des répercussions sur le style de sa politique étrangère. Bertrand Badie s’alarmait en 2018 du fait que ce « monsieur ne connaît pas les codes des relations internationales ». Il est à craindre que le respect de ces codes soit maintenant bafoué davantage encore, y compris lorsque l’actuel locataire de la Maison Blanche, ce monsieur, s’adresse aux alliés des États-Unis.

Le grossier personnage était amusant tant qu’il était question de prendre son verre quotidien d’eau de javel avec ou sans glaçons. On rit moins depuis que, déchaîné par l’épisode du corona, le président des États-Unis se montre prêt à protéger ses simulacres en brutalisant les Américains, sans distinction autre que celle entre ses supporters confinés dans leur chimère et, pêle-mêle, tous les autres, perçus comme hostiles non pas aux intérêts du pays, mais à l’ego creux de son président.

Cela dit, que pouvait-on attendre d’un Trump post-déconfiné en pleine campagne électorale, sinon le pire ? Beaucoup moins prévisible a été l’élan prodigieux provoqué par le meurtre de George Floyd le 25 mai dernier. À l’arbitraire du pouvoir instantané, une partie considérable de l’opinion américaine a fini par opposer la réalité, en termes de problèmes structurels de trop longue date et en termes de causes, de raisons et de conséquences, notamment juridiques. En clair, Black Lives Matter est en train de contrer l’arbitraire des simulacres en insistant sur la réalité du temps, des continuités et de la durée.

Il faut maintenant que cela dure, précisément, et sans replis identitaires. « Les convictions d’un poisson, nous pouvons en être certains, sont inébranlables », a noté, fort doctement, Aldous Huxley5. Face à l’aquarium des simulacres, il importe aujourd’hui de ne pas se cloîtrer dans des polarisations dictées par la logique du court terme et que l’agenda d’une campagne électorale est toujours prêt à justifier. Souhaitons que l’élan des manifestations, cette exigence de conséquences ne se réduise pas à un épisode, celui du « post-déconfinement », et que le scandale suivant n’efface pas des mémoires cette spectaculaire réappropriation du long terme et des continuités historiques. Ce serait une triste contradiction dans les termes, aux États-Unis comme partout où l’exemple américain est aujourd’hui, de nouveau, une source d’inspiration pour les grandes causes.

Encore faut-il bien garder à l’esprit la différence entre une source d’inspiration et la simulation d’un contexte qui diffère à bien des égards du nôtre. Une fois de plus, c’est une affaire de temporalités : malgré les dénominateurs communs, néfastes, la color line qui structure l’histoire américaine est une durée6 que l’on ne peut transposer, par exemple, dans un contexte européen sans traduire, sans en ajuster les leçons aux processus de caractère raciste qui empoisonnent l’histoire du Vieux Continent, non moins singulière et complexe que celle d’outre-Atlantique.

 

Maîtriser le temps

Nous sommes toujours pour ainsi dire dans l’œil d’un cyclone et notre capacité à en sortir dépend essentiellement de notre maîtrise du, ou plutôt des temps – ceux de la politique, de l’économie globale, mais aussi du temps social, du temps de la culture et de l’histoire. La métaphore du cyclone est une précaution intègre lorsqu’il s’agit d’esquisser des perspectives sur le vif, mais risque de servir d’excuse pour remettre à plus tard, autrement dit pour ignorer les défis les plus urgents du monde contemporain.

Ces défis, des processus migratoires à l’écologie en passant par la précarité de tous ceux qui ne peuvent se permettre le luxe du « télétravail » semblent d’ailleurs exécuter une danse macabre autour de nos confinements. Tout s’articule autour de la pandémie si nous prenons le temps d’observer ce que l’immédiat brouille. Le virus, dépourvu de signification intrinsèque, aura le sens que nous voudrons bien lui accorder. Prétendre d’emblée qu’il s’agit d’une grande rupture, c’est le symptôme d’un monde dont l’ego est devenu surdimensionné à force de narcissisme virtuel. Notre regard sur le présent ressemble parfois à ces listes bornées des « dix meilleurs films du XXIe siècle » qui circulent sur la toile.

Nous prenons lentement conscience de la chimère du court terme exclusif : le temps ne peut se réduire à une succession amnésique de courtes séquences dictées par l’utilité et le profit ; l’idée selon laquelle la liberté n’équivaut pas à une carte blanche individuelle ou collective à court terme commence à poindre. Mais une meilleure maîtrise des temps sera nécessaire afin de poursuivre la réflexion.

Nous entendons par-là une compréhension plus sûre de la durée, notamment en termes de changements et d’évolutions, de rapidité et de lenteur. C’est en combinant les temps que l’on pourra réfléchir sur la façon dont santé et sécurité se sont entremêlées. La « sacro-sainte sécurité » s’est muée en principe « sacro-sain » au carrefour de deux évolutions. Si l’obsession sécuritaire trouve ses origines dans le monde bipolaire et sa fin7, ainsi que dans l’échec des décolonisations8, la santé, elle, a cessé, depuis un bon moment, d’être un concept médical appuyé par des certitudes scientifiques. C’est devenu une notion plutôt vulgaire en raison de son marketing et de son appui sur des croyances, sur le ouï-dire et la mode9. En clair, un processus de vulgarisation a croisé celui de l’obsession sécuritaire, le phénomène requiert par conséquent une double analyse généalogique.

La toile vulgarise les concepts fondamentaux et il suffit que les priorités sécuritaires d’un gouvernement convergent avec les intérêts du marché pour que l’information se corrompe en propagande quasi-totale10. On peut bien entendu débattre sur les généalogies distinctes de la sécurité et de la santé, mais leur entrelacement est indiscutable et la question de leur rapport doit être posée. Soins et surveillance ne sont pas des notions interchangeables. Soit dit en passant que l’entrelacement en question n’est pas tout à fait sans précédent : il y a quelques lustres, durant l’été 2003, la canicule en Europe de l’Ouest et en France en particulier avait bel et bien anticipé le problème qui nous occupe aujourd’hui11.

Et ce sont bien nos connaissances historiques, en termes de mémoire une fois encore, qui nous enseignent que c’est souvent au nom des valeurs les plus incontestables et des idéaux les plus nobles que l’on commet les crimes les plus effroyables. Dans la droite lignée de la liberté, de l’égalité, du progrès et de la planète, la santé n’échappera pas à la règle.

Les raisons du confinement sont plus complexes que sa cause immédiate, à savoir l’apparition du virus. En effet, il y avait déjà une forte tendance à l’isolement, sur le plan individuel et collectif. Pensez-y : imagine-t-on les années 1960 ou 1980 se confiner comme nous en ce début des années 2020 ? À l’instar des dynamiques internationales des trente dernières années, il y a bel et bien une évolution à plus long terme et qui mérite d’être saisie non seulement d’un point de vue technologique (notre marge de manœuvre suivant nos moyens techniques, dont nos outils de communication), mais aussi dans sa réalité anthropologique : nous avions déjà l’habitude d’être « ensemble » tout en étant isolés avant l’épidémie. Or, on ne peut espérer sortir d’une situation sans chercher à comprendre l’évolution des pratiques qui ont mené à l’idée, à la possibilité et déjà aux abus de pouvoir liés au « confinement ». La longue durée s’examine aussi au cœur de l’événementiel, la géopolitique de notre temps requiert cette profondeur de champ de l’histoire et de l’anthropologie.

La simulation comme technique de pouvoir, tare politique et pathologie mentale, c’est peut-être le nom à mettre sur un phénomène politique qui semble indomptable, celui d’acteurs qui se permettent de terminer leurs phrases en en niant le début. Maîtriser le temps, c’est d’abord multiplier les temporalités dans lesquelles s’inscrit le sens de nos vies et de notre histoire, de nos héritages et de nos perspectives. Cela signifie un démantèlement du temps unique et confiné dans les cases de l’immédiat qui se succèdent en s’oubliant. La durée et ses temps superposés constituent peut-être le seul remède face à la fragmentation du monde commun en images succédanées et prime-sautières qui résultent de la simulation politique. Nos replis identitaires supposent une uniformité arbitraire du temps. Face à celle-ci, la diversité gagne du sens en tant que combinaison de temporalités hétérogènes.

La quarantaine a été pénible mais on devrait tout de même réfléchir à la grande difficulté qu’éprouvent nos sociétés devant des considérations à moyen terme, devant un scénario qui ne profitera pas dans l’immédiat. Est-ce le propre des régimes autoritaires et des contextes martiaux que de trouver ou oser des justifications pour des mesures à plus long terme ? Quoi qu’il en soit, privilégier le court terme ne permet aucunement de contrer les dérives autoritaristes, bien au contraire. Giorgio Agamben avertissait déjà le monde libre du milieu des années 1990 de l’absurdité des « états d’exception » et d’urgence lorsqu’il s’agit de confronter des défis qui se posent à moyen, voire à long terme, comme le terrorisme12. La sécurité, de même que la santé ou l’écologie ont leurs temps propres – d’ailleurs, le réchauffement climatique, c’est aussi la destruction du temps long, lent, de la géologie. Nos démocraties basculent dans l’arbitraire lorsqu’elles s’obstinent à obtenir des résultats immédiats là où le temps exige de la patience et des stratégies de longue haleine, quel que soit le dossier et l’urgence.

Nos démocraties libérales doivent apprendre à s’inscrire dans la durée. La durée, c’est quelque chose qui s’expérimente, qui s’éprouve, le temps ne se réduisant pas à sa mesure objective sous forme d’intervalles égaux13. Il importe de réapprendre à prendre notre temps au lieu de le tuer. La durée s’oppose à la précarité : c’est bien une meilleure maîtrise du temps long qui permettra de remédier en profondeur à l’enfer du court terme, de la fin du mois, de la semaine, voire même du jour d’hui14. Et la durée s’enseigne, de l’histoire à la géographie en passant par les temps grammaticaux. C’est un programme, scolaire et politique, avec de multiples ramifications sociales et économiques. Maîtriser le temps, c’est une affaire d’outillage mental qui ne s’invente pas, mais se sédimente, en termes de changements, d’évolutions, et de tournants plutôt que de ruptures. Il n’y a pas de « gestes barrières » face aux simulateurs ni même de vaccin contre l’arbitraire du pouvoir. En revanche, une bonne grammaire signifie, face aux simulacres, ce que notre système immunitaire garantit face au virus : une solution.

La précarité de notre rapport au temps et la façon dont cela affecte nos démocraties, c’est aussi un débat qui, pour le coup, devrait avoir lieu sans trop tarder.

 


Références :

1. Ndlr : la tribune du Professeur Mohamed-Mahmoud Ould Mohamedou avait initialement été publiée dans Le Temps, avant d’être relayée sur Jet d’Encre.

2. Klemperer, V. : LTI : la langue du IIIe Reich, trad. Elisabeth Guillot, Paris : Albin Michel, coll. Agora, 1996 [1947]. Éric Hazan a proposé, en 2006, une adaptation de l’analyse lexicale de Klemperer à la « langue de la Ve République », mais qui semble plutôt concerner le jargon néolibéral en français, bien plus récent que la Constitution de 1958. L’effort est louable, mais nous avertit néanmoins des précautions à prendre lorsque nous cherchons les échos des totalitarismes d’hier dans le monde contemporain. Cf. Hazan, É. : LQR : la propagande du quotidien, Paris : La Fabrique, 2006.

3. Pour une synthèse théorique, cf. Le Goff, J. : Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris : Seuil, coll. La Bibliothèque du XXIe siècle, 2014. Pour une approche plus narrative et une introduction à l’œuvre du médiéviste, cf. À la recherche du Moyen Âge, Paris : Seuil, coll. Points-Histoire, 2006 [2003], p. 39-66.

4. Un illettré n’est pas analphabète. Il s’agit plutôt de quelqu’un pour qui l’écrit n’a aucune autorité. En dehors de la Maison Blanche, on en trouve d’admirables exemples au Haut Moyen Âge. Cf. Bloch, M. : La Société féodale, Paris : Albin Michel, coll. L’Évolution de l’humanité, 1968 [1939], p. 127.

5. « A fish’s convictions, we may be sure, are unshakable ». Huxley, A. : Jesting Pilate : an Intellectual Holiday, New York : George H. Donan Company, 1926, p. 322.

6. Sur le caractère systémique de longue date de la color line, cf. Zinn, H. : A People’s History of the United States : 1492-Present, Boston : Harper Collins, 1999 [1980], p. 23-38. La durée de cette funeste ligne de démarcation, c’est aussi celle, longue, terrible et originale, des siècles de l’histoire afro-américaine et qu’il serait grand temps de mieux accorder à l’agenda politique et social du pays.

7. L’idée d’un choc des civilisations, conçues comme distinctes et hermétiques, voit le jour après la fin du monde bipolaire et de son équilibre et cherche, au prix d’approximations et de simplifications risquées, un nouvel ordre mondial, autrement dit une nouvelle sécurité. Cf. Huntington, S. P. : The Clash of Civilizations and the Remake of Worl Order, New York: Simon and Schuster, 1996.

8. Cf. Badie, B. : Quand le Sud réinvente le monde : essai sur la puissance de la faiblesse, Paris : la Découverte, 2018, p. 17-57.

9. On tapera « fitness » ou « calorie » dans le moteur de recherche pour admirer la situation historique. En fait, la santé est un concept qui vit assez mal la confusion entre démocratisation et vulgarisation, étant donné que le savoir médical implique, en tant que savoir, une certaine hiérarchie. Celle-ci se corrompt dès lors que les patients se prennent pour « ceux qui savent » et s’en vont rechercher, sur internet, le diagnostic qui leur convient le mieux. La santé participe de l’histoire du corps et, pour bien saisir la vulgarité actuelle de la notion, la manière dont elle contraste avec d’autres époques tout en s’inscrivant dans la longue durée, on peut se reporter à Vigarello, G. : Le Propre et le sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris : Seuil, coll. Points-Histoire, 1985, ainsi qu’à Le Goff, J. et Truong, N. : Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris : Liana Levi, coll. Piccolo, 2017 [2003].

10. Il suffit qu’une marque voie un intérêt commercial à saupoudrer ses publicités de morale sanitaire pour converger avec la communication gouvernementale. Le comble est atteint lorsqu’une marque de voiture fait de la publicité pour son dernier bolide avant de répéter « restez chez vous ». Quelle marque ? Les lecteurs.trices nous excuseront de ne pas promouvoir ici des automobiles aux propriétés aussi douteuses.

11. Jacques Rancière a identifié, à la suite de cette canicule, le risque d’un État qui, à défaut de « commander le chaud et le froid », chercherait à « en prévoir tous les effets possibles sur la vie de nos concitoyens » : « De quoi l’État nous protège-t-il au juste ? Cela se résume en un mot : insécurité. […] Mais l’insécurité n’est identifiable à aucun phénomène particulier. Elle est le sentiment mobile que nous sommes menacés par des fléaux sans nombre et éventuellement sans visage. […] Mais surtout l’insécurité n’est pas un ensemble de faits, c’est un mode de gestion de la vie collective. Le matraquage médiatique quotidien de toutes les formes de dangers, risques et catastrophes, tout comme la vogue intellectuelle du discours catastrophiste et des morales du moindre mal montrent assez que les ressources du thème insécuritaire sont illimitées ». Un texte à méditer dans la perspective des dix-sept dernières années. Rancière, J. : « L’État et la canicule » in Moments politiques : interventions 1977-2009, Paris : La Fabrique, 2009, p. 142-145.

12. Agamben, G. : État d’exception, trad. Joël Gayraud, Paris : Seuil, coll. L’Ordre philosophique, 2003.

13. Jacques Le Goff a souligné l’importance de l’apparition de l’horloge mécanique vers la fin du XIIIe siècle. L’instrument de mesure indique la fin du monopole de l’Église sur le temps, sa réappropriation par les marchands, personnages de l’essor urbain des XIIe et XIIIe siècle. Nous ajoutons que, de nos jours, le problème se pose à l’envers : il s’agit d’élargir et d’enrichir notre expérience du temps, de l’émanciper d’une métrologie de plus en plus performante, du chiffre. Le temps et l’instrument de sa mesure ne sont pas une seule et même chose, l’unité de la mesure ne disqualifie pas l’hétérogénéité du temps humain. Le Goff, J. : « Temps de l’Eglise et temps du marchand » in Annales HSS, 15/8, 1960, p. 417-433.

14. Sur le concept de précarité, cf. Cingolani, P. : Révolutions précaires : essai sur l’avenir de l’émancipation, Paris : La Découverte, coll. L’Horizon des possibles, 2014.

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