International Le 20 juillet 2020

Quand la crise sanitaire révèle des démocraties en crise : focus sur la Colombie

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Quand la crise sanitaire révèle des démocraties en crise : focus sur la Colombie

© Sophie Helle

La crise sanitaire a laissé place à des pratiques de contrôle des faits et gestes des citoyen.ne.s dans de nombreuses sociétés. Afin de questionner la compatibilité des pratiques de surveillance avec un système démocratique, Sophie Helle s’est entretenue avec Germán Romero, avocat et défenseur des droits humains en Colombie, qui lui a confié ce que la surveillance exacerbée peut impliquer, tant pour sa dignité et son intégrité personnelle que pour la construction de sociétés plus respectueuses des droits humains.


 

Le célèbre historien et philosophe Yuval Noah Harari nous avait prévenus1: l’augmentation de la surveillance des citoyen.ne.s comme réponse à la crise sanitaire mondiale nous pendait au nez. Et nous avons foncé tête baissée : des États à l’attitude paternaliste ont déresponsabilisé leurs citoyen.ne.s à coup de droit de regard sur leurs faits et gestes, surveillance « sous la peau » et sanctions sévères. Aurions-nous pu mieux faire autrement ? Difficile à dire. Il n’empêche que nous ne devrions pas sous-estimer les effets de la surveillance à laquelle nous sommes chaque jour un peu plus exposé.e.s. Pour un.e citoyen.ne quelconque, être observé.e 24/7 ne devrait pas être dérangeant si celui-ci n’a rien à se reprocher semblerait-il. Mais qu’en est-il pour les citoyen.ne.s « qui dérangent », celleux qui osent dénoncer un État abusif, qui représentent des victimes, luttent pour que justice soit faite ? La collecte de données ne devient plus seulement une politique controversée, mais un réel danger pour leur dignité et intégrité.

Pour Germán Romero, avocat et défenseur colombien des droits humains, la surveillance n’est pas un phénomène nouveau : voilà longtemps qu’il a appris à vivre avec. Selon lui, la collecte de données des citoyen.ne.s colombien.ne.s a toujours été un moyen de surveiller, contrôler et, le cas échéant, persécuter les opposant.e.s au pouvoir. Ces données se retrouvent sur des plateformes de renseignement, de la police nationale, de renseignement militaire, d’autres agences de sécurité de l’État, ou encore d’entreprises privées qui commercialisent des biens et des services. Alors que la Colombie est sortie officiellement de son conflit interne en 2016, la réalité est loin d’être pacifique : depuis la signature de l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), le nombre d’attaques et d’assassinats des défenseur.euse.s des droits humains a explosé2, les mouvements de déplacements forcés internes de la population colombienne se poursuivent3, et de nombreux groupes armés restent encore actifs. Le CICR le confirmait en 20194 : en ce moment, la Colombie est encore victime d’au moins cinq conflits armés à l’interne.

 

Manifestation en mars 2019 en Colombie © Sophie Helle

 

 

Un quotidien espionné

Germán travaille avec le Réseau d’association des défenseurs des droits humains, DH Colombia et est réputé dans ce domaine. Son travail consiste principalement à représenter les victimes dans les procédures pénales engagées contre des agents de l’État et des officiers supérieurs de l’armée colombienne. Il représente notamment des victimes de crimes d’exécution extrajudiciaire. En 2019, Germán a été victime d’appels téléphoniques suspects, de suivis après une audience, de vol de son ordinateur contenant des informations sensibles et confidentielles sur les différents cas sur lesquels il travaille, et d’une menace directe de mort5 : « La nature de mon travail implique des niveaux de harcèlement et de persécution importants, m’obligeant à avoir un niveau de gestion et d’attention élevé dans le traitement des données, notamment en assurant une certaine protection de mes informations personnelles et professionnelles, raconte Germán. C’est comme un devoir d’être. Je crois que le plus grand danger, quand on exerce en tant qu’avocat plaidant pour la défense des droits humains, n’est pas tant ce qu’on peut faire avec vous, mais le fait que vous pouvez devenir une courroie de transmission mettant en danger les avancées des processus de justice dans lesquels vous êtes impliqué, et la vie des personnes que vous représentez. Pour moi, cela a toujours été la grande préoccupation. »

 

Les scandales de surveillance à répétition

Les scandales de surveillance, il y en a eu et il y en aura encore, selon Germán Romero. En 2009 explosait le scandale des « chuzadas », une pratique d’intimidation politique et sociale envers les membres de l’opposition, certains journalistes, fonctionnaires, syndicalistes, universitaires et défenseur.euse.s des droits humains au moyen d’écoutes téléphoniques et de surveillance illégales6.

Pas plus tard qu’en mai 2020, la revue Semana révélait un nouveau scandale d’espionnage dans lequel certaines unités de l’armée colombienne avaient réalisé du cyber-espionnage sur plus de 130 citoyens7. Une révélation peu surprenante après la publication du journaliste Nicholas Casey parue dans le New York Times en mai 2019 révélant des pratiques de l’armée colombienne, similaires à celles connues dans le cadre des « falsos positivos », visant à augmenter les chiffres du nombre d’attaques, de captures, de redditions et morts au combat. Parmi ces 130 citoyen.ne.s, pas moins de 52 journalistes sont ciblé.e.s dans ces activités d’espionnage8. Germán tient à réaliser un travail de représentation juridique pour ces dernier.ère.s.

L’histoire semble se répéter. Et pourtant, elle ne cesse de créer de l’anxiété : « C’est effectivement loin de me surprendre. Je savais qu’il y avait eu des suivis, surtout après la situation du journaliste américain. Je connaissais quelques autres personnes qui étaient persécutées par les services de renseignement, mais cela n’arrête pas de nous affliger. Dans mon cas par exemple, je suis certain d’être l’objet d’espionnage de renseignements et de contre-espionnage militaire. Mais c’est une chose de le savoir sans le lire sur des documents et c’en est une autre de le savoir quand vous voyez votre nom dans un rapport de renseignement. Cela ne cesse de générer de l’anxiété. »

 

Entretien avec Germán Romero © Sophie Helle

 

« Je suis un défenseur de l’accord de paix, mais je pense qu’il ne va pas résoudre une série de problèmes structurels. »

 

Pour Germán, transformer la société colombienne nécessiterait un changement beaucoup plus complexe et systémique afin de pallier ses différentes formes de violence quotidienne. Sa préoccupation ? Que la Colombie tombe dans un cercle d’injustice. « Si on regarde l’augmentation du nombre d’assassinats et de disparitions forcées depuis la crise sanitaire, une question claire se pose : si tout le monde est confiné et que seules les forces publiques patrouillent, que va-t-on penser ? […] Alors qu’il n’y a aucune garantie de pouvoir réaliser son travail en tant que défenseur.euse des droits humains sur le terrain, le discours « Quédate en casa » [reste à la maison] est devenu totalitaire, laissant place à la répression, la persécution, la surveillance et les exécutions extrajudiciaires.»

Malgré la descente massive dans la rue des Colombien.ne.s en fin d’année dernière pour exprimer leur mécontentement face à la situation socio-politico-économique du pays9, Germán estime que le mouvement social n’en fait pas assez aujourd’hui et appelle à son auto-critique : « La Colombie a une grande tradition de défenseur.euse.s et de leaders sociaux qui exercent la garantie des droits humains, mais je crois que durant cette pandémie, nous nous sommes regardé.e.s dans le miroir, et y avons découvert des visages apeurés. Nous nous sommes immobilisé.e.s et avons préféré poursuivre cette douce absurdité des mécanismes de justice transitionnelle, faire des webinaires et des forums d’opinion, mais nous ne sommes pas là où nous devrions être, c’est-à-dire en train d’accompagner les personnes qui subissent des violations de leurs droits. […] Il y a beaucoup beaucoup de peur. Je ne comprends pas comment nous avons signé un accord de paix, et comment nous sommes supposé.e.s être un Etat démocratique alors que la seule émotion que nous ressentons est de la peur. »

 

Acte de commémoration pour les personnes disparues. Pasto, Colombie en août 2019 © Sophie Helle

 

Alors que le pouvoir est chaque jour plus concentré, le système colombien actuel est la preuve, selon Germán, que le pays n’a pas réussi à surmonter le militarisme et le contrôle des structures criminelles sur l’Etat. Il voit dans le système de justice transitionnelle une belle échappatoire et un haut risque d’impunité des crimes commis. Et puis, il décrit les pratiques de surveillance actuelles comme un réel marché libre de renseignements : « Nous n’avons pas qu’une seule, mais beaucoup d’institutions qui font du renseignement, collectent des données, les analysent, s’associent, espionnent les gens qui les vendent au plus offrant ou qui s’associent à des fins idéologiques ou pour attaquer à ce qu’ils appellent la cible légitime. Quand vous en arrivez à ce niveau, je pense que vous ne répondez pas simplement à la description d’un conflit armé interne. Cela va bien au-delà. »

 

La télé-défense des droits humains : un concept absurde

 Défendre les droits humains est un labeur rempli de défis qui s’exacerbent avec la crise sanitaire actuelle. Alors que Germán ressent une certaine solitude à l’heure de défendre les droits humains, le coronavirus le fait se sentir davantage exposé : « Quand vous êtes confiné, il se passe quelque chose de très grave : vous êtes toujours au même endroit. » Voilà bien la première fois qu’il a mesuré ses mots sur les réseaux sociaux, un fait qui l’inquiète et qui révèle à quel point la tension quotidienne est exacerbée. Alors que la Colombie débute bientôt son 5e mois de confinement, ce mode de vie rend l’information des utilisateur.trice.s plus facile d’accès : 120 jours de travail depuis le même endroit, avec le même IP, et ceci ajouté aux outils de collaboration en ligne ayant chacun leur faille. Bien que Germán ait un sens exacerbé de l’information transparente et publique, les injonctions paternalistes et autoritaires de l’État telles que « reste à la maison » et « c’est pour ton bien » le laissent dubitatif. L’utilisation d’applications pour accéder aux transports publics, la collecte de données des citoyen.ne.s liée à la santé, le télétravail, la formulation de plus de 100 décrets10 transformant le statu quo normatif, ne sont qu’une accumulation de pratiques renforçant chaque jour cette société de contrôle. « Il faut se réinventer, qu’ils nous disent ici. Mais je ne crois pas qu’on puisse inventer la télé-défense des droits humains, cela n’existe pas dans le monde réel. Les personnes victimes de violation de leurs droits doivent être prises en charge, un point c’est tout. »

 

« Le cri de la faim a toujours existé. Le bruit du quotidien l’avait recouvert mais avec le confinement, nous le percevons chaque jour plus près de nous. Et il semblerait que nous en avions besoin. »

 

Alors, pratiques de surveillance et démocratie – compatibles ? Germán n’en est pas convaincu. Pour lui, l’État colombien restera une démocratie en crise, tant qu’il ne remplira pas ses obligations internationales d’enquêter et de sanctionner les violations des droits humains ayant lieu dans son pays.

 


Références :

1. https://www.ft.com/content/19d90308-6858-11ea-a3c9-1fe6fedcca75

2. https://www.amnesty.org/es/latest/campaigns/2018/05/colombia-human-rights-defenders-need-protection/

3. https://www.eltiempo.com/justicia/conflicto-y-narcotrafico/colombia-es-el-pais-con-mas-desplazados-internos-informe-acnur-378716

4. https://www.icrc.org/en/document/colombia-five-armed-conflicts-whats-happening

5. https://www.lrwc.org/colombia-german-romero-sanchez-at-risk-for-his-work-as-a-lawyer-for-victims-of-human-rights-violations-letter/

6. https://www.semana.com/nacion/articulo/las-chuza-das/111197-3

7. https://especiales.semana.com/espionaje-desde-el-ejercito-nacional-las-carpetas-secretas-investigacion/?_ga=2.42244581.1930889550.1594758990-620269004.1594758990

8. https://www.flip.org.co/index.php/es/informacion/pronunciamientos/item/2523-catorce-nuevos-casos-de-periodistas-que-fueron-victimas-de-acciones-de-perfilamiento-por-parte-del-ejercito-nacional

9. https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-50606535

10. http://www.regiones.gov.co/Inicio/COVID-19.html#features11-3k

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