À Genève, le confinement de ce printemps a fait basculer une tranche de la population, jusqu’alors invisible, dans la pauvreté. En novembre, la deuxième vague est arrivée et, avec elle, la crainte que le pire restait encore à venir. C’est dans ce contexte que Valérie Geneux a réalisé ce reportage.
Sous une pluie froide de novembre, au 16 rue Blavignac, Nelma et son fils John attendent depuis plus d’une heure un sac de nourriture. « Je faisais des nettoyages dans l’hôtellerie, mais j’ai perdu mon travail à cause du confinement. Je gagnais 2400 francs net par mois », déclare cette femme d’origine philippine. Un peu plus loin, Naser, un jeune afghan, vit dans un foyer avec sa femme et ses enfants. « J’ai besoin de cette nourriture pour ma famille », explique-t-il dans un anglais approximatif. Toujours dans la file, Alma vient aux Colis du Cœur depuis neuf mois. Elle est femme de chambre et son mari chauffeur Uber. Originaires du Maroc, ils ont tous deux perdu leur travail. Après avoir payé leur loyer, il leur reste 1000 francs par mois pour vivre. « On se débrouille », glisse-t-elle.
Nelma, Naser et Alma sont loin d’être des cas isolés. Parmi les centaines de personnes qui patientent pour recevoir leur sac de nourriture, ils sont nombreux à partager un parcours de vie similaire. Ils sont la face cachée de la légendaire prospérité helvétique, longtemps occultée.
Invisibles travailleurs au noir
Depuis le mois de mai, ces files d’attente choquent. Les médias locaux et étrangers ont relaté une pauvreté qui jusqu’alors semblait ne pas exister. « À Genève, toute une population invisible travaille au noir dans les secteurs de l’hôtellerie et des tâches domestiques », explique Charlemagne Hernandez, responsable logistique des Colis du Cœur. Souvent sans contrat fixe ni permis de séjour, ces travailleurs précaires enchaînent les emplois temporaires tels que du ménage chez des particuliers, du travail saisonnier de maraîchage ou encore des nettoyages dans les hôtels. Selon un rapport de l’Université de Genève sur la population en situation de grande précarité en période de Covid-19, le taux d’emploi de cette population est passé de 60% à 35%, alors que deux tiers gagnaient déjà moins de 2000 francs par mois avant la pandémie, soit la moitié du salaire minimum.
« Ils utilisent l’art de la débrouille pour compléter leur revenu et s’en sortir. Ils ne dépendent pas du système social, d’où leur invisibilité. Or, le covid les a poussés à se montrer et à recourir à du soutien sous forme de colis alimentaires par exemple », explique Dominique Froideveaux, directeur de Caritas Genève. « En effet, toute une population précaire échappe habituellement aux radars de la politique sociale. Elle est apparue du jour au lendemain, rendue manifeste par sa concentration dans les files d’attente des distributions de nourriture mises en place aux Vernets. Environ 70% des bénéficiaires des Colis du Cœur n’utilisent aucune aide publique ou associative, surtout par non-connaissance de ces aides, mais aussi par crainte des conséquences négatives pour leur permis ou par volonté de s’en sortir par eux-mêmes », ajoute Jean-Michel Bonvin, sociologue à l’Université de Genève.
« Le coronavirus est un révélateur de pauvreté »
Au plus fort de l’épidémie, 5400 personnes ont recouru dans le canton de Genève à cette aide d’urgence par le biais des sacs de denrées alimentaires. « Alors que les Colis du Cœur comptaient 3500 bénéficiaires au mois de mars, ils sont aujourd’hui plus de 7500 », affirme le sociologue. Et leur nombre va augmenter avec la deuxième vague.
Début novembre, près de 2000 colis de nourriture ont été distribués à Carouge, selon l’association Colis du Coeur. « C’est 15% de plus que la semaine précédente », signale Diane, une bénévole. Pour faire face à l’ampleur de la demande, les Colis du Cœur se sont déployés sur quatre sites, contre deux actuellement. « Le coronavirus est devenu un révélateur de cette pauvreté silencieuse. La clandestinité représente un joug, mais permet à ces employés précaires de travailler là où ils n’auraient pas forcément le droit. Leur clandestinité leur ouvre le marché du travail au noir, dont ils n’auraient pas l’accès en étant légalisé », explique Dominique Froideveaux.
La débrouille pour survivre
Durant le confinement du printemps, ces invisibles ont réussi à s’en sortir grâce à la débrouille et l’entraide au sein de leur communauté. Pour Nelma, cela se traduit par offrir ses surplus de nourriture, quand elle en a, à ses voisins. « Il est hors de question de jeter », affirme-t-elle. Mais depuis qu’un second confinement a été décrété, le monde associatif craint une aggravation de leur situation.
« La deuxième vague amène avec elle une bombe à retardement : le problème du logement », avertit Dominique Froideveaux. « Une augmentation des personnes sans-abris est à prévoir si aucune mesure rapide n’est appliquée. Aujourd’hui, ces travailleurs précaires ont utilisé leur dernière cartouche. Certains ne pourront pas faire face à ce deuxième confinement et vont se retrouver à la rue d’ici à quelques semaines », dit Yann Aebersold, travailleur social au sein de l’association Carrefour Rue.
« J’ai peur que certains meurent de froid »
Depuis ce printemps, les structures d’accueil de nuit ont réduit le nombre de lits disponibles — respect des distanciations oblige — et ne peuvent plus héberger tous les sans-abris. Alors qu’ils sont estimés à 500 à Genève, la caserne des Vernets a offert un toit à 250 d’entre eux durant le premier confinement. Dès le départ, la Ville de Genève a spécifié que ces aménagements demeuraient temporaires et exceptionnels. Un retour à la normale est-il possible ? La caserne des Vernets se trouve en cours de démolition, plus question donc de réquisitionner cet endroit pour l’hiver. Et toutes les autres structures s’avèrent déjà à leur maximum de capacité d’accueil. « Les Vernets sont la preuve que des solutions simples existent du moment que la volonté politique suit. Nous pouvons offrir la possibilité à toutes ces personnes de quitter la rue. Nous avons réussi pendant le confinement. Mais, comme toujours, nous manquons de moyens et d’actions concrètes de la part des pouvoirs publics », déplore Vince, travailleur social à Carrefour Rue. « Cet hiver, j’ai peur que certains meurent de froid faute de trouver un toit pour passer la nuit », renchérit Yann Aebersold.
En réaction à la détérioration de la situation, Christina Kitsos, conseillère administrative chargée du Département de la cohésion sociale, a annoncé la réquisition de la salle de Plainpalais pour servir 240 repas chauds quotidiens. Mais à ce jour, le problème des lits reste entier.
Les limites du filet social
L’épidémie de coronavirus et le confinement ont révélé les fragilités et les limites du filet social genevois. « Il n’a pas su s’adapter à la nouvelle réalité. Dégager du budget pour des personnes au statut illégal pose problème. Ont-elles le droit de recevoir des colis de nourriture et de bénéficier d’aides ? La question reste ouverte. Cependant, aujourd’hui ces individus requièrent une assistance et il devient nécessaire d’ajuster notre dispositif à cette situation », avance Maxime Felder, chercheur à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.
« Le seul point positif du Covid s’avère qu’on ne peut plus nier le phénomène des salariés de l’ombre. Il faudra désormais agir en les prenant en compte », ajoute Dominique Froideveaux.
À la fin du mois de juin, le canton a voté un fonds d’urgence de 15 millions de francs pour subvenir aux besoins des personnes qui ne peuvent prétendre aux aides. Sont concernés les travailleurs sur appel, les employés domestiques sans protection, les intermittents du spectacle, ou encore les travailleurs du sexe. Cependant, l’UDC et le MCG ont lancé un référendum dénonçant un soutien apporté au « travail au noir » et bloquant toute marge de manœuvre. « Les budgets actuellement à disposition permettent de répondre à un contexte ordinaire. Mais si la crise sanitaire se prolonge, des moyens supplémentaires seront nécessaires », reconnaît Christina Kitsos. Les politiques se trouvent dans une impasse alors que l’urgence continue de progresser.
Aux portes de la précarité, les classes moyennes inférieures retiennent leur souffle. Ces patrons de petites entreprises, vendeurs et artistes sont les prochains sur la liste. Ils risquent de basculer d’ici quelques mois et de rejoindre Nelma, Naser, Alma et tous ces invisibles des files d’attente. Plus qu’un révélateur de pauvreté, le coronavirus questionne notre rapport à la solidarité et à l’humanité.
Pour aller plus loin: Rapport de l’Université de Genève : « La population en grande précarité en période de COVID-19 à Genève : conditions de vie et stratégies de résilience »
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