Économie Le 18 mai 2019

Retard de l’Afrique : le danger de la référence abusive au néo-colonialisme

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Retard de l’Afrique : le danger de la référence abusive au néo-colonialisme

Culture de riz à Madagascar. © Flickr/Africa Renewal

La pauvreté actuelle des pays africains est-elle le fait du néo-colonialisme ? Pour Ludmila Azo, la référence abusive ou erronée aux intentions néo-colonialistes aurait pour effet contreproductif de masquer les dysfonctionnements endogènes et d’entraver la capacité d’action de l’Afrique et des Africains. Il serait temps pour les dirigeants africains de faire le choix idoine entre fric et Afrique, écrit l’auteure.


 

 

Les récentes accusations de l’Italie contre la France et son président Emmanuel Macron, dénonçant Paris d’« appauvrir » l’Afrique et de se servir notamment du franc CFA pour y poursuivre son œuvre colonisatrice, ont relancé le débat – vieux de l’époque postindépendance du continent noir – sur le néo-colonialisme. Cette déclaration, outre le fait d’avoir enflammé les relations diplomatiques entre les deux pays européens, a vite fait le tour de la technosphère africaine, et donné un nouveau souffle aux théories de ceux – jeunes et moins jeunes générations – qui sont convaincus de la pleine responsabilité des anciennes métropoles et des nouvelles nations riches, par leur œuvre néo-colonialiste, dans l’appauvrissement actuel des pays africains.

A l’heure où une véritable ruée des puissances économiques mondiales s’opère en Afrique, n’est-il pas temps pour les Africains de cesser de brandir la menace d’un spectre du néo-colonialisme et de faire face aux réelles menaces au développement du continent ? Un temps opportun pour les dirigeants africains pour enfin faire le choix idoine entre fric ou Afrique.

 

Un dualisme qui nourrit les théories de néo-colonialisme

La montée en puissance des pays émergents dans un contexte de financiarisation du capitalisme a radicalement modifié les dynamiques mondiales. Le monde autrefois unipolaire, dominé par le premier-monde (essentiellement les Etats-Unis d’Amérique), a aujourd’hui connu une transition vers un monde multipolaire où le deuxième-monde1 émergent joue un rôle pivot, tant sur le plan économique que géopolitique. Une nouvelle dynamique dont la force et la pérennité ne sauront être garanties que par un renforcement de la coopération – diplomatique, économique, militaire, commercial, etc. – de ce deuxième-monde avec ce que les politologues ont initialement convenu d’appeler le « tiers-monde », notamment l’Afrique. En effet, ces dernières années ont vu croître considérablement l’intérêt des puissances étrangères et leurs investissements dans les pays africains.

A titre d’exemple, entre 2010 et 2016, 320 ambassades étrangères ont ouvert en Afrique2. Un boom sans précédent. Sur le plan militaire, on assiste à une augmentation de la présence des troupes américaines et françaises sur le continent pour renforcer la lutte contre le djihadisme au Sahel et à la signature d’accords de coopération militaire entre la Russie, la Chine et plusieurs Etats Africains. Aussi, la flambée des accords commerciaux a-t-elle de quoi impressionner : les investissements chinois sur le continent ont augmenté de 226 % entre 2006 et 2018. Ceux des Indiens de 292 % et de l’UE de 41%3, élargissant profusément la palette de partenaires commerciaux de l’Afrique et reléguant quasiment au second plan ses partenaires traditionnels qui étaient, en 2006, les USA, la France et la Chine principalement. Aujourd’hui, avec l’arrivée d’autres acteurs, notamment l’Inde, l’Indonésie, la Turquie et d’autres, la France est classée septième4. Une place qui justifie la récente tournée du président français Emmanuel Macron d’une durée inédite de quatre jours – du 11 au 14 mars 2019 – en Afrique de l’Est (Djibouti, Ethiopie et Kenya) et dont les sujets abordés soulignent largement « l’importance stratégique de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique orientale, alors même qu’il fait de ce continent une priorité de sa politique étrangère », comme l’écrit Le Monde5.

C’est donc à juste titre que dans sa Une du 8 marsThe Economist qualifiait les nouvelles dynamiques de la scène internationale – entreprises comme gouvernements – sur le continent de « nouvelle ruée vers l’Afrique ». Une véritable ruée dans laquelle certains voient des opportunités sans précédent pour le continent, alors que ce dernier fait face à un taux d’extrême pauvreté sans commune mesure avec celui des autres continents : sur les 27 pays de la planète qui comptent le taux le plus élevé, 26 sont aujourd’hui situés en Afrique. Dans la même veine, la part du continent dans le PIB mondial aujourd’hui est inférieure à 3%.

Une situation qui alarme parallèlement les plus sceptiques, de plus en plus nombreux, qui perçoivent dans ce dualisme « ruée vers l’Afrique – pauvreté » le spectre grandissant, voire une matérialisation, d’un néo-colonialisme par les puissances occidentales et par les maitres du deuxième-monde émergent. À noter que le champ de la notion de néo-colonialisme s’est déplacé : des rapports entre anciennes métropoles et Etats décolonisés aux relations entre nations riches – parfois sans passé ni passif colonial – et nations pauvres. Ainsi, dans le prolongement du colonialisme (impliquant l’usage de la violence), les dénonciateurs du néo-colonialisme (qui emprunterait plutôt le canal plus subtil de la diplomatie) associent systématiquement la présence de pays étrangers en Afrique à un appauvrissement continu et aggravé du continent.

 

Vers une démarche plutôt novatrice qu’accusatrice

Qu’il soit permis de réfuter cette théorie, en tout cas en très grande partie. C’est au contraire ce prisme du sous-développement expliqué par le néo-colonialisme qui contribue justement à l’appauvrissement de l’Afrique. Loin de moi l’idée de m’ériger en contemptrice des dénonciateurs du néo-colonialisme. Je fais moi-même partie de ceux qui saluent encore aujourd’hui le génie visionnaire qu’était Kwame Nkrumah quand il dénonçait, dans son livre sur la question6, les rouages du capitalisme monopolistique international en Afrique et démontrait par la suite que « le néo-colonialisme, insidieux, complexe et menace réelle pour les peuples africains est encore plus dangereux que le vieux système colonial ».  Les tactiques que l’auteur mentionnait déjà à l’époque (moyens économiques et financiers, assujettissement de l’aide aux convenances des étrangers, y compris des taux d’intérêt élevés, bases militaires, présence de conseillers militaires, économiques ou politiques, etc.) caractérisent encore aujourd’hui bon nombre des interventions des pays développés ou émergents en Afrique.

Ma position ne nie a priori donc pas l’existence de manœuvres néo-colonialistes en Afrique, surtout si on définit le thème par toute politique visant à profiter de la faiblesse des Etats « décolonisés » pour en tirer des avantages politiques, économiques et culturels7. Ceci soulève toutefois deux types de question insidieuse : existe-t-il au monde une seule forme de coopération et/ou d’assistance véritablement désintéressée ? Et une coopération intéressée est-elle nécessairement l’expression d’une politique néo-colonialiste ? Quoi qu’il en soit, ma position tend ici plutôt à repenser le débat sur la responsabilité du sous-développement de l’Afrique et déplacer l’approche d’explication et de solution de la pauvreté du continent vers une démarche novatrice plutôt qu’accusatrice.

Déjà en 1965, Philippe Ardant avertissait des conséquences fâcheuses d’une référence – abusive ou erronée – aux ambitions du néo-colonialisme8. Lorsqu’utilisée à tort dans les pays pauvres9 (comme nous allons le justifier plus bas), la référence constante et systématique aux intentions néo-colonialistes peut dépasser son objectif de renforcement de l’unité nationale et détourner des vrais problèmes l’attention de ceux qui la manient comme de ceux à qui elle s’adresse, faussant ainsi la perspective des réalités nationales. Ardant allait plus loin en arguant que l’explication par le néo-colonialisme des déboires rencontrés dans certains domaines pouvait servir d’exutoire facile, lequel évite de rechercher les vraies causes des échecs, retardant ainsi la solution des problèmes de construction de la société nationale.

En résumé, ma démarche vise simplement, à travers un exercice de déconstruction de quelques arguments10 brandis par les théoriciens du néo-colonialisme, à remettre dans l’équation une donnée fondamentale au développement du continent : le pouvoir d’action de l’Afrique et des Africains.

 

Une détention injuste du capital par les étrangers en Afrique ?

Il suffit d’examiner les parts d’actionnariat de grands opérateurs sur le continent, surtout dans certains secteurs tels que l’économie extractive, les télécoms ou encore les services bancaires, pour voir que leur capital est détenu majoritairement par des étrangers11, à l’exception notable de quelques groupes en Afrique du Sud, en Angola ou au Maroc. Plus saisissant encore : les revenus et bénéfices rapatriés par ces entreprises atteignent une proportion non négligeable de 5 à 10% du PIB des pays où ils opèrent, une estimation qui dépasse le montant de l’aide publique au développement et qui devrait appeler un mécanisme international strict de transparence financière et fiscale. D’autant plus que, chaque année, ce sont plus de 50 millions de dollars d’actifs qui sont détournés par les dirigeants africains, un montant qui pourrait être investi dans la création d’emplois ou les services sociaux et qui, en majorité, se fait la malle vers les paradis fiscaux.

Malgré cette toile de fond, il convient de souligner que la propriété majoritaire étrangère crée des incitations appropriées et offre une plus grande opportunité d’augmenter la valeur ajoutée des entreprises. Le problème n’est donc pas la répartition de l’actionnariat des entreprises entre locaux ou étrangers, mais la façon dont la plus-value créée par ces entreprises est recueillie, distribuée et utilisée par les puissances publiques et réinjectée dans les économies africaines en faveur d’une croissance à long terme des pays et du continent. Dans la même veine, il importe aussi de souligner l’importance des politiques de promotion des industries et des entreprises locales, car entre celles-ci et le rejet total des investissements étrangers existe un vaste terrain d’actions favorables au développement à terme des pays.

 

Du pillage léonin des ressources africaines

Une autre problématique souvent soulevée est celle des contrats d’acquisitions ou de projets d’infrastructures avec les groupes étrangers venant d’Asie, du Moyen-Orient ou du Golfe persique. L’opacité et les termes contraignants, entre autres, qui les caractérisent parfois n’en font pas toujours un bon exemple de coopération. On se souviendra par exemple de la manière dont le Sri Lanka s’est retrouvé endetté suite à un accord avec la Chine. Après avoir emprunté 1,4 milliard de dollars auprès de Pékin pour aménager un port, il s’est vu contraint fin 2017, en raison de son incapacité à rembourser, de céder le contrôle complet de l’infrastructure à la Chine pour 99 ans12. Un suicide économique et une menace qui pèse également aujourd’hui sur le Kenya avec son port de Mombasa.

Un autre exemple encore : les contrats d’extraction minière. Ces cas sont traités comme si lesdits contrats n’avaient au préalable pas été étudiés ou tout au moins approuvés par les dirigeants africains. Une fois de plus, quand on accuse de façon unidirectionnelle des groupes pétroliers occidentaux, par exemple, d’alimenter des conflits armés, de dégradation de l’environnement et au bout du fil de néo-colonialisme, on en oublie presque de pointer la responsabilité première des gouvernements des pays concernés. Au-delà de leur intérêt, c’est leur responsabilité de s’assurer que ces activités sont en harmonie avec les droits humains, les lois locales, la bonne gouvernance et les objectifs de développement du continent.

 

Et autres exemples anecdotiques

De la prépondérance des langues et programmes éducatifs occidentaux dans les écoles africaines à l’exportation vers le continent de carburants et de cigarettes toxiques, en passant par la surpêche dans les eaux du continent, le braconnage des espèces protégées et le très controversé franc CFA ; les exemples soulevés par les théoriciens du complot néo-colonialiste sont légion. Fin 2017 par exemple, le gouvernement burkinabé a fermé pendant deux jours les écoles publiques et privées à l’occasion de la visite du chef d’Etat français. Plusieurs organisations locales ont dénoncé… l’impérialisme français.

 

L’enfer, c’est (que) les autres ?

Les actions des forces étrangères sur le continent ont par le passé considérablement bouleversé et nui aux pays africains, au lieu de contribuer à leur développement et à leur croissance. Un adage béninois trouve d’ailleurs qu’il est normal qu’un homme mordu une fois par un serpent finisse par craindre même la vision de vers de terre. D’autant plus que le stéréotype de l’étranger arrivant/opérant en Afrique comme des colons prêts à exploiter ses ressources naturelles au détriment de toute éthique et morale est encore bien vivant.

Mais de là à aborder ces problématiques sous l’angle unique d’un complot mondial, avec pour principal résultat escompté, la résurgence du fait colonial et du contrôle à nouveau de l’Afrique, est une grave erreur. Ce prisme de la recolonisation nous empêtre, nous Africains, dans une dynamique soumise, impuissante, inepte et inerte, et diminue sensiblement les capacités du continent à influencer son destin et celui du monde.

De plus, cette hypothétique menace des forces impérialistes et l’appel au combat contre celles-ci sont inopérantes dans un contexte où, dans bon nombre de cas, le problème est endogène. Lorsque mobilisée à tort dans les pays pauvres comme c’est souvent le cas, la référence abusive ou erronée aux intentions néo-colonialistes peut dépasser son objectif de renforcement de l’unité nationale et servir d’exutoire facile, évitant ainsi la recherche des vraies causes des échecs et retardant la solution aux problèmes de construction de la société nationale.

En effet, les dérives et abus constatés en Afrique, les clauses léonines des contrats avec les acteurs étrangers, sont bien souvent les résultats de l’impéritie de ses dirigeants, l’inobservance des principes de gouvernance et d’un manque de volonté politique. Des facteurs qui s’avèrent essentiels au moins tout autant, voire davantage, que les actions des acteurs étrangers. De ce fait, l’énergie consacrée à guetter la résurgence de ce fait colonial devrait plutôt être dédiée à la recherche et à la mise en œuvre de solutions effectives qui servent les intérêts des Africains. Avec la nouvelle ruée des puissances économiques d’aujourd’hui sur ses ressources et son potentiel, l’Afrique se doit de mettre en place les mesures stratégiques qui lui permettront de retrouver sa réelle souveraineté, favoriser sa véritable intégration dans les flux mondiaux et son aspiration légitime à enfin faire partie des prochaines générations des puissances mondiales.

 


1. Le monde autrefois unipolaire – dominé par les Etats-Unis – a connu une transition vers un monde multipolaire marqué par l’émergence ou la réémergence de puissances comme le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine – les fameux BRIC – et bien d’autres (l’Arabie saoudite, la Turquie, le Mexique, l’Indonésie, etc). La notion de « pays émergents » a supplanté celle de « nouveaux pays industrialisés » qui était d’usage dans les années 1980. Les pays émergents qui composent ce « deuxième-monde » se distinguent généralement par leur intégration rapide à l’économie mondiale d’un point de vue commercial (exportations importantes) et financier (ouverture des marchés financiers aux capitaux extérieurs).

2. The Economist  « The new scramble for Africa : This time, the winners could be Africans themselves », 7 mars 2019

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Marc Semo (12 mars 2019), « Pour Macron, la France est un « possible contrepoids » à la Chine en Afrique de l’Est »- Le Monde. Disponible à https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/03/12/emmanuel-macron-veut-une-place-en-afrique-de-l-est-a-cote-des-chinois_5434673_823448.html

6. Kwame Nkrumah (2009), « Le néo-colonialisme: Dernier stade de l’impérialisme”

7. Je fais ici le choix de faire une distinction entre néo-colonialisme défini ci-dessus, et néo-colonisation, résultat potentiel impliquant la notion de dépendance des pays « pauvres » suite à des manœuvres du néocolonialisme.

8. Philippe Ardant (1965) “ Le néo-colonialisme : thème, mythe et réalité, Revue française de science politique

9. Ibrahim Assane Mayaki (2018)  “L’Afrique à l’heure des choix : manifeste pour des solutions panafricaines”  Armand Colin

10. Jeune Afrique, « Spécial Entreprises 2017 »

11. Laurence Caramel, (2015, 11 septembre)  « Thomas Piketty fustige des Européens qui « se donnent bonne conscience en Afrique » Le monde,

12. Le Point; “Dette et colonisation de l’Afrique : ces peurs que réveille la Chine”, Malick Diawara, 03/09/2018

Commentaires

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LE BRETON

La réalité est effectivement complexe

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LE BRETON

La réalité est effectivement complexe

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