Haut Potentiel, HP ou zèbres pour les intimes : le concept est dans l’air du temps. S’il peut sembler bienvenu au premier abord, son caractère exclusif présente aussi plusieurs dérives non négligeables. Jet d’Encre vous propose la réflexion de Charlotte Frossard sur cette course à l’intelligence.
Ils sont appelés haut potentiel, surnommés HP, anciennement surdoués, désormais zèbres pour les intimes. Ils ne sont pas tout à fait comme vous, même s’ils ont en tout l’air. Comprenez : leur cerveau fonctionne comme le vôtre, seulement plus vite et avec plus d’efficacité. Là où vous pausez pour reprendre vos esprits, les zèbres fusent, connexions neuronales dopées, l’ensemble du système sensoriel en alerte.
Nombre de témoignages et reportages1 se font l’écho dernièrement de ce phénomène : des adultes éternellement incompris ont soudain la révélation de leur identité profonde. Des regards de soulagement apparaissent, des aveux d’une reconnaissance enfin obtenue. Les forums gonflent sous les questionnements des parents en recherche, chez leur progéniture désobéissante, de l’explication sacrée ; les échanges sont ponctués de chiffres, dont le très vénérable 130 – palier qui permet de sanctifier en toute légalité le quotient intellectuel différencié.2
Si j’ai un score total de 118, mais qu’en raisonnement perceptif j’ai eu 135, suis-je un haut potentiel ?
Ma fille s’ennuie en cours et ne respecte pas les limites, où l’emmener consulter ?
Je n’ai pas atteint les 130, mais mon psychologue dit que j’ai des caractéristiques de douance, fais-je donc partie des HP malgré tout, car je me suis tellement reconnu en vous ?
Quand j’ai eu les résultats du test de QI, j’étais très en colère contre moi-même. Je pensais avoir enfin trouvé la source de mes problèmes.
Les suppliques défilent. En filigrane, l’espoir d’une étiquette identitaire contenant en elle seule l’entièreté des caractéristiques cognitives et des traits de personnalité d’un individu : pensée en arborescence et hyperactivité cérébrale, mais aussi hypersensibilité, empathie, perfectionnisme, sentiment d’être différent, intolérance à l’injustice, anxiété, mauvaise gestion de l’échec, besoin de stabilité affective, difficulté à trouver du sens en ce bas monde… Toute une liste de symptômes dont nous sommes soudainement délestés de la responsabilité – puisque corrélés à un fonctionnement cérébral – et qui nous garantissent l’appartenance à un groupe ô combien sélectif : seuls 2,5% de la population peuvent s’en réclamer.
Une fois le test WAIS IV3 éprouvé en deux heures environ et le diagnostic – qui n’en est pas un, du moins médicalement4 – avéré, se succèdent nombre de prescriptions, comme une pédagogie adaptée à ces écoliers différents ou la participation à des groupes de parole et de partage entre zèbres confirmés. Ces services particuliers ne s’arrêtent pas là : les personnes à haut potentiel peuvent aussi s’inscrire sur des sites de rencontre et groupes Facebook dédiés à leur communauté et inaccessibles aux « normo-pensants » (gentilé utilisé par certains HP pour désigner les non-HP), découvrir la littérature florissante sur le développement personnel des HP, sur leur épanouissement difficile et sur leurs spécificités. Elles peuvent aussi compter sur la création d’associations et de collectifs pour personnes surdouées ou pour leurs proches. Ou, enfin, se rendre chez des psychologues qui, pour répondre à la demande croissante, brandissent leur spécialisation ès club animalier à rayures.
Ce désir de labellisation peut pourtant surprendre, tant celui-ci est corrélé à pléthore de caractéristiques potentiellement négatives. Alors pourquoi cette envie de s’invoquer HP ?
Sans doute parce que nous voilà tendue une invitation officielle à rejoindre les hautes sphères de l’intelligence et à planer bien au-delà d’une « norme » clairement identifiée : nos capacités intellectuelles sont désormais quantifiées et validées de façon a priori objective, toutes prêtes à être comparées avec celles de nos semblables. Notre incapacité au bonheur, elle, se voit expliquée rationnellement, et justifiée par ce que notre société valorise plus que tout : l’intellect. La rapidité. L’efficacité. Une obsession de la performance qui se trouve également liée au genre : ainsi, près de 80% des demandes de test HP chez des enfants concernent des garçons, et non des filles.
Mais ce qui peut attirer dans ce concept émergent n’est pas uniquement lié à notre potentiel intellectuel. Si autant de personnes se reconnaissent dans la typologie HP et sont déçues de ne pas appartenir à ladite confrérie, c’est qu’elle met des mots sur notre rapport au monde et nos souffrances d’être humain – un espace de dialogue qu’il semble plus facile à instaurer quand il est lié à notre conception de l’intelligence.
Le danger d’un tel étiquetage réside toutefois dans ce en quoi il exclut : 97,5% de la population, soit une belle quantité de non-zébrés qui, potentiellement tout aussi insatisfaits, anxieux et empathiques, et se sentant parfois tout autant en décalage, se voient soudainement privés d’une attention dédiée.
Le danger d’un tel étiquetage réside toutefois dans ce en quoi il exclut : 97,5% de la population, soit une belle quantité de non-zébrés qui, potentiellement tout aussi insatisfaits, anxieux et empathiques, et se sentant parfois tout autant en décalage, se voient soudainement privés d’une attention dédiée. Aurait-on pareille considération pour les autres espèces d’équidés, victimes de la même condition humaine ? Quels groupes de parole et de soutien propose-t-on aux 130 et moins ? Et, plus encore : si c’est l’adaptation des HP qui est réellement problématique, et qui se trouve bien à la base des demandes de tests, quel intérêt d’instaurer une dichotomie encore plus forte entre ces deux groupes de la population ?
Car si l’étiquetage HP semble rédempteur de prime abord, il réduit aussi un être – doué pourtant d’une histoire, d’un vécu, d’un héritage de valeurs qui conditionnent sa recherche de sens, ses aspirations et ses failles – à un simple tableau clinique… le privant par là-même d’une compréhension complexe, multidimensionnelle, sur lui-même, par seul souci d’appartenir à une caste rassurante. Cette caste qui, en voulant expliquer de la sorte nos interrogations existentielles, échoue à entendre les questions plus profondes qui sont posées.
Références
1. Pour aller plus loin, un échantillon :
https://www.rts.ch/play/tv/369/video/surdoues-haut-potentiel-de-souffrance?id=8504024
https://www.rts.ch/play/tv/dans-la-tete-de/video/dans-la-tete—-dun-surdoue?id=10173134
https://www.planetesante.ch/Magazine/Psycho-et-cerveau/Haut-potentiel
https://www.franceculture.fr/emissions/etre-et-savoir/tous-surdoues
https://www.migrosmagazine.ch/moi-surdoue-vous-plaisantez
https://www.hauts-potentiels.ch/
https://comprendrelautisme.com/les-tests/la-wais-4/
Et lire en particulier l’entretien de Migros Magazine avec Pascal Roman, psychologue responsable de l’Unité de consultation de l’enfant et de l’adolescent à Lausanne, qui apporte un regard critique et nuancé bienvenu sur la surdouance des enfants et l’attitude des parents à ce sujet : https://www.migrosmagazine.ch/pascal-roman-pas-besoin-d-avoir-un-qi-au-dessus-de-130-pour-reussir-sa-vie
2. Pour identifier formellement un haut potentiel chez un patient, celui-ci doit passer un test de QI ainsi qu’un ou plusieurs entretiens chez un psychologue. Le test de QI est composé de plusieurs subtests portant sur des compétences particulières. Ces subtests sont ensuite répartis en indices : un indice de compréhension verbale, un indice de raisonnement perceptif, un indice de mémoire de travail, un indice de vitesse de traitement. Il est donc possible d’obtenir des scores très hétérogènes selon les subtests. Une personne est dite à haut potentiel lorsque son quotient intellectuel total équivaut au moins à 130.
3. La Wechsler Adult Intelligence Scale ou WAIS (Échelle d’intelligence pour adultes selon Wechsler) est un test conçu pour mesurer l’intelligence des adultes et des jeunes de plus de 16 ans. C’est celui qui est majoritairement utilisé pour détecter un haut potentiel.
4. Il ne s’agit pas d’un diagnostic stricto sensu, dans la mesure où celui-ci se définit par « l’identification formelle d’une maladie » et que la surdouance n’est ni un trouble physique ni un trouble psychiatrique. C’est « une façon différente de réfléchir et de percevoir le monde », un « câblage neurologique différent ». (https://www.planetesante.ch/Magazine/Bebes-enfants-et-adolescents/Haut-potentiel/Ces-personnes-au-potentiel-hors-norme).
Et qu'on se le dise, ces échelles et inquiétudes n'ont de sens que dans une société de la concurrence, leur…