Société Le 14 décembre 2015

Ce que mes photos sur les réseaux sociaux disent de moi

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Ce que mes photos sur les réseaux sociaux disent de moi

Capture d’écran effectuée par Cl-A. Schumacher


Selon la th
éorie de la distinction sociale du sociologue Pierre Bourdieu, les individus cherchent à se distinguer socialement au sein des classes sociales et entre celles-ci. En prolongeant cette thèse à notre usage des réseaux sociaux, nos photos Facebook ou Instagram révéleraient notre besoin d’exposer et de faire valider nos capitaux.

Tous les jours cette même routine: identifiant, mot de passe, faire défiler mon fil d’actualité, liker, commenter. Peut-être est-ce par habitude que, chaque jour, j’espionne ce que mes amis postent sur Facebook, peut-être par ennui, pour me comparer socialement ou même par voyeurisme. Mais quelle est la réelle motivation à poster des photos régulièrement sur différents réseaux sociaux? Que cherche-t-on à dire ou à montrer de nous-même, de notre intimité à travers ces images?

 

Mon beau miroir Facebook

Tenant compte de l’ampleur du phénomène, – 350 millions de photos sont ajoutées chaque jour sur Facebook et 80 millions pour Instagram1 quand même – des scientifiques se sont intéressés à cette question. Selon les recherches de Soraya Mehdizadeh, chercheuse en psychologie, plus notre narcissisme est développé et notre estime de soi est basse, plus notre activité sur Facebook va être élevée et plus nos contenus vont être une forme d’auto-promotion2. Une autre étude, menée par des chercheurs de Singapour, abonde dans le même sens3.

Notre utilisation de Facebook découlerait de notre caractère narcissique, mais aussi de notre dimension extravertie. La mise en scène de soi sur ce réseau social résulterait de notre amour pour notre propre image. Sans doute ces chercheurs ont-ils raison et nous sommes tous, dans le fond, mus par le plaisir de s’admirer en photos quotidiennement. Cependant, nos photos Facebook révèlent aussi certains mécanismes qui structurent notre société.

 

Mes photos, mon capital 

La dimension indicielle des photos, au sens de Peirce4, suppose que le moment immortalisé figure un événement que nous avons réellement vécu. Les clichés sont des preuves, des traces d’un instant de notre vie qui prennent du sens uniquement parce que les autres les regardent, les aiment, les commentent. Un phénomène profondément social est donc à l’œuvre. Nous cherchons à prouver que nous aussi nous faisons ceci, et que notre vie est comme cela.

Derrière se cache un enjeu de distinction sociale au sens de Bourdieu5. Nous voulons montrer à nos amis que nous possédons un certain capital économique (biens matériels, revenu, patrimoine), social (réseaux de connaissance), culturel (savoirs et biens culturels) et que nous savons nous en servir. D’ailleurs, une étude française postule que les individus dotés d’un capital culturel plus faible utilisent Facebook comme un moyen d’accumuler de la reconnaissance, notamment en postant des photos6.

 

Mes vacances sur la toile

Prenons l’exemple des photos de vacances. Le tourisme, dès son invention, a revêtu une dimension profondément distinctive. En effet, aux XVII-XVIIIèmes siècles, les aristocrates britanniques ont inventé le Grand Tour pour se distinguer des élites plus casanières d’Europe continentale7. Ce voyage initiatique permettait d’accumuler du capital social (augmenter son réseau en rencontrant d’autres aristocrates), mais aussi culturel (connaître d’autres cultures, apprendre d’autres langues, par exemple).

La distinction sociale dans le tourisme n’a pas disparu aujourd’hui. Afficher ses photos de vacances sur nos comptes Facebook ou Instagram fonctionne comme une exposition à plus grande portée de nos pratiques touristiques. Le fait de pouvoir voyager, par exemple, suppose déjà que l’on possède l’argent suffisant pour se rendre à l’autre bout du monde et un certain capital culturel comme la pratique de la langue. La mise en ligne de nos photos de voyages reflète ainsi une stratégie de « visibilisation » de celles-ci, afin d’exposer nos capitaux, de les faire valider et, par conséquent, d’obtenir une certaine distinction sociale.

 

Alors, tous distingués?

Si tout le monde affiche ce type de clichés sur ses réseaux sociaux, le caractère distinctif peut alors sembler perdre de son intérêt. Cependant, la théorie de la distinction intègre cette dimension évolutive des pratiques sociales. Les classes moyennes cherchent en permanence à se rapprocher des classes supérieures, en imitant leurs mœurs. Ces dernières inventent alors de nouvelles modes, pas encore accessibles à la masse, afin de garder leur longueur d’avance. Le tourisme suit aussi ce processus: ce n’est plus le fait de voyager qui est distinctif, mais seulement certaines pratiques ou la fréquentation de certains lieux qui confèrent cette dimension distinctive aux élites.

Nos photos sur Facebook ou Instagram reflètent donc une volonté de se distinguer socialement, en démontrant que nous fréquentons cet endroit, que nous possédons cette chose, que nous allons dans tel lieu de vacances. Les enjeux sociétaux traversent ainsi nos pratiques en ligne et s’exposent sur nos murs virtuels.

 


1. http://www.blogdumoderateur.com/chiffres-facebook/ et http://www.blogdumoderateur.com/instagram-400-millions/

2. Soraya Mehdizadeh, (2010), « Self-Presentation 2.0: Narcissism and Self-Esteem on Facebook », in Cyberpsychology, Behavior and Social Networking, vol.13, n°4. [en ligne] http://online.liebertpub.com/doi/abs/10.1089/cyber.2009.0257

3. Ong, E. Y., Ang, R. P., Ho, J. C., Lim, J. C., Goh, D. H., Lee, C. S., & Chua, A. Y., (2011), « Narcissism, extraversion and adolescents’ self-presentation on Facebook. Personality and Individual Differences », vol. 50, n°2, 180-185. [en ligne] http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0191886910004654

4. Selon le sémiologue Charles Peirce, les signes représentent le lien entre l’objet et le moyen de signifier cet objet. Ils peuvent être de trois types: iconique (basé sur une ressemblance à l’objet), indiciel (s’appuie sur une trace ou un « symptôme » de l’objet) ou symbolique (fondé sur un lien arbitraire). Peirce, (1978), « Écrits sur le signe».

5. Selon le sociologue Pierre Bourdieu, les classes sociales structurent la société. Les individus vont chercher à se distinguer des autres classes sociales, mais aussi au sein d’une même classe, afin de paraître d’un rang plus noble. Bourdieu, (1979), « La distinction: critique sociale du jugement».

6. Dang-Nguyen, G., Huiban, E., Deporte, N., & Marsouin, T. B., « Usages sur Facebook: Entre reconnaissance et visibilité ». [en ligne] http://www.marsouin.org/IMG/pdf/la_visibilite_sur_facebook.pdf

7. Théorie développée par Thorstein Veblen dans son livre « Théorie des classe de loisir » (1979).

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