Société Le 10 janvier 2020

Méritocratie : une panacée dans l’impasse

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Méritocratie : une panacée dans l’impasse

[Flickr – CiaoHo]

La méritocratie est un modèle de justice sociale dominant dans les sociétés occidentales contemporaines. Dans cet article, Ludmila Azo questionne l’« utopie méritocratique » qui, selon elle, n’est qu’un discours de justification des inégalités sociales.


 

 

France, novembre 2019 : une femme interpelle le Président de la République sur sa précarité. Une célèbre chroniqueuse télé réagit : « Je ne connais pas son parcours de vie à cette dame. Qu’est-ce qu’elle a fait pour se retrouver au SMIC ? Est-ce qu’elle a bien travaillé à l’école ? Est-ce qu’elle a suivi des études ? Si on est au SMIC, faut peut-être pas divorcer non plus. »

Des propos ponctués d’une arrogance tranquille, d’un mépris savant qui ont tôt fait de soulever la société, en particulier les détracteurs de l’asservissement politico-intellectuel et les contempteurs de la méritocratie. Ce modèle de justice sociale qui domine largement nos sociétés aujourd’hui, et qui revêt le masque d’un monde plus juste, se révèle être un véritable mythe, aux dangers d’une ampleur largement sous-estimée.

 

Contre l’aristocratie … la méritocratie

Emblème de la justice sociale contemporaine, le terme méritocratie, originellement forgé par Michael Young (1958) qui en dénonçait le caractère dystopique, renvoie à l’idée selon laquelle une société juste est une société qui octroie à chacun la place qu’il mérite — dans différents corps sociaux : école, université, grandes écoles, institutions civiles ou militaires, monde du travail, État, etc. —, en fonction de ses efforts et de ses talents, et non d’une origine sociale (système de classe), de la richesse (reproduction sociale) ou des relations individuelles (« copinage »).

C’est surtout dans les sociétés occidentales que le terme a trouvé sa raison d’être, quand il a fallu justifier la fin des privilèges féodaux, notamment en France après la Révolution de 1789. La méritocratie, qui se veut être un contre-courant de l’aristocratie héréditaire dans laquelle la position sociale des uns et des autres résulte de la loterie de la naissance, accrédite ainsi le principe d’égalité de tous en termes de chances d’ascension sociale, validant de ce fait – en théorie –  l’adage « Quand on veut, on peut ».

 

Aristocratie et méritocratie : vrais frères, faux ennemis

Toutefois, dans sa mise en œuvre aujourd’hui, si le modèle méritocratique est valable de façon universelle dans les sociétés concernées, cette universalité semble s’appliquer de façon catégorielle, renforçant le positionnement initial des riches et des pauvres dans leur classe sociale respective. Pire encore, le modèle méritocratique se révèle être un outil utilisé et renforcé par les mêmes classes que les « méritocrates » fustigeaient dans leur combat contre l’aristocratie.

Posons-nous en effet une seconde et demandons-nous : quels individus sont réellement sélectionnés par le modèle méritocratique ? Prenons le simple exemple de A et B, deux individus aux rêves similaires en matière d’ascension sociale ; A étant issu d’un milieu social élevé et B de la classe ouvrière. Il semblerait évident que les chances d’ascension sociale – notamment sur les plans éducatif et professionnel – soient significativement élevées pour A, et restent moindres, voire quasi-inexistantes pour B. Aujourd’hui encore, la mobilité sociale est relativement limitée : en 2009, seuls 18 % des enfants de salariés connaissaient une trajectoire sociale ascendante d’ampleur, c’est-à-dire les voyant accéder à un emploi de cadre supérieur alors que leurs parents étaient employés ou ouvriers.

Dans quasiment tous les domaines perçus comme élitistes, y compris la politique, le droit, la finance ou encore le cinéma, l’ascension sociale semble être réservée surtout aux individus qui démarrent avec des avantages, découlant notamment de l’hérédité1. On fait par conséquent face à un système d’organisation et de justice sociales qui transforme ceux et celles « qui héritent » en ceux et celles « qui méritent »2, une caste d’élite qui s’auto-perpétue et qui loue les « mérites » des transfuges de classes, ou de transclasses, c’est-à-dire ceux qui arrivent à transiter d’une classe à l’autre contre toute attente.

 

La méritocratie : fiction nécessaire

En observant les sociétés aujourd’hui régies par la méritocratie, il est facile de réaliser que ce modèle aboutit à des résultats éloignés de l’idéal qu’il entend promouvoir. Le modèle méritocratique ne fonctionne pas pour de nombreuses raisons et il est incompatible avec l’idéal démocratique défendu dans nos sociétés occidentales. Un idéal qu’il dessert par ailleurs. Une raison étant que les critères établis de mesure, de contributions et de rétributions sont définis et maintenus en place par des individus détenant certains types de pouvoir au bénéfice d’individus de même acabit qu’eux. La méritocratie opère tel un principe puissant de légitimation pour les classes sociales dominantes afin de justifier à la fois leur sort – gagnant – et celui des perdants, faisant ainsi office de bonne conscience des gagnants.

Mais si le modèle méritocratique persiste en tant que système d’organisation et de justice sociales dominant dans les sociétés contemporaines, c’est parce qu’il tire sa force du fait qu’il n’en existe tout simplement pas d’autres, devenant ainsi une « fiction nécessaire ». Toutefois, cet argument du « moindre mal » ne doit pas nous dispenser de dénoncer les lacunes et la vacuité de ce modèle, et de reconnaître que l’équation du modèle méritocratique prédestinait déjà ce dernier à un vaste échec.

 

L’équation utopique de la méritocratie

L’équation de la méritocratie combinant les facteurs Egalité et Mérite renvoie à un système fondamentalement illusoire. Tout simplement parce que, d’une part elle est incorrecte sur la forme, et impossible dans le fond, avec un postulat de départ (égalité des chances) complètement utopique.

Le modèle méritocratique, ou plus précisément l’égalité méritocratique des chances, offre un couplage entre la norme sociale de l’égalité et celle du mérite pour le moins paradoxal, caractérisé par une flagrante incompatibilité (d’ordre cognitif) entre les notions d’égalité et de mérite3. En effet, la norme d’égalité repose sur un principe de similarité des rétributions sociales (chaque individu reçoit la même gratification, indépendamment de sa contribution) et la norme de mérite, inversement, suggère un principe de proportionnalité entre contributions et rétributions sociales (chaque individu reçoit en fonction de ce qu’il a apporté au système). Le modèle repose donc sur des principes opposés et antithétiques, et dont la mise en conjonction serait problématique « dans la mesure où les inégalités sociales issues de l’application du mérite pourraient s’avérer incompatibles avec le principe d’identité des rétributions introduit par l’égalité »4.

Au-delà de la forme, et c’est ce qu’il importe surtout ici de souligner, le système méritocratique – tel qu’il est appliqué dans les sociétés contemporaines – possède un caractère utopique ; observé de près, ce modèle est un mythe. Même dans l’application réelle de ce principe dit méritocratique, le couplage entre égalité et mérite révèle ici encore une incompatibilité. En effet, lorsque les sociétés démocratiques se disent être régies par un modèle de justice sociale associant égalité et mérite, elles se réclament en fait de deux aspirations rivales, de deux champs axiologiques inconciliables puisque « l’égalité des chances relèverait d’un projet démocratique encore inachevé, alors que le mérite serait assimilable à la logique du marché »5.

La métaphore la plus commune pour illustrer le modèle méritocratique de justice sociale est celle du « even playing field » selon laquelle les règles du jeu seraient équitables pour tous, permettant ainsi à tous les joueurs de pouvoir jouer à armes égales. Ceci, dans le but ultime de progresser vers le statut social adapté à leurs mérites respectifs. En prétendant ainsi offrir à tous une égale chance d’accès aux différentes positions sociales, les sociétés démocratiques font reposer leur fonctionnement sur une double abstraction théorique : d’une part, l’égalité des chances, qui implique une indétermination théorique de la position sociale par l’origine sociale6 et, d’autre part, le mérite, qui constitue de façon complémentaire une détermination théorique de la position sociale par les contributions ou les qualités individuelles.

 

L’arbre méritocratique qui cache la forêt des inégalités

L’égalité des chances telle qu’elle est aujourd’hui appliquée est donc une véritable fiction puisqu’elle occulte des considérations fondamentales que sont par exemple les conditions économiques et culturelles dans lesquelles grandit un enfant (typiquement dans le cas de méritocratie scolaire) ou dans lesquelles évolue plus généralement un individu, discréditant ainsi le fait que ces considérations affectent sensiblement les perspectives de l’individu dans la société dans laquelle il/elle est appelé(e) à évoluer. Ainsi, les individus sont considérés comme également libres de mobiliser leurs capacités et leurs talents dans une même compétition sociale où les différences et les inégalités inhérentes à l’origine milieu social de base, revenus, couleur de peau, genre, orientation sexuelle, etc. ne peuvent influencer directement leurs chances de réussite. Les rétributions issues d’une telle compétition résulteraient donc de façon intrinsèque des différences de performance des individus, créant ainsi des inégalités … méritocratiques.

Pour en revenir au rapport entre le mérite et la logique de marché, et comme le questionne justement le sociologue Louis Maurin, « comment expliquer que les métiers les plus difficiles physiquement, qui usent le corps en profondeur et réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ? »

Il est tout simplement impossible de définir de façon objective le mérite. Comment prétendre offrir à des individus une probabilité de réussite identique alors qu’ils ont des origines sociales foncièrement différentes qui leur donnent en retour accès à des ressources tout autant différenciées ? Qui peut mériter son mérite lorsque personne n’a les mêmes ressources sociales, ni les mêmes « chances naturelles » déjà de base ? Le mérite tel qu’envisagé dans le système méritocratique de nos jours se révèle donc être une norme de justice sociale autodestructrice dans la mesure où la distribution des rétributions sociales est en bonne partie imputable à la « chance », aux talents (caractéristiques exogènes que l’individu reçoit de la nature et qui ne relèvent pas de son choix ou de sa volonté), prenant ainsi de facto un caractère non mérité.

 

Tout le monde y perd quand la méritocratie l’emporte

La méritocratie se révèle donc être davantage une idéologie et une « sociodicée », c’est-à-dire un discours de justification de l’ordre social, qu’une réalité tangible. C’est un projet démocratique colossal, ambitieux et très complexe, et qui justifie que plusieurs écoles de pensée7 – libertariens, égalitaires et libéraux égalitaires – s’y penchent. Si le modèle méritocratique tel qu’appliqué dans nos sociétés aujourd’hui s’essaie à réduire l’effet des inégalités sociales sur les chances de succès des individus, il ne s’attaque en rien aux inégalités elles-mêmes. En prenant encore une fois l’exemple de la méritocratie scolaire, on se rend compte que l’égalité méritocratique des chances ne soustrait pas les élèves de leur milieu social d’origine, mais se contente juste d’offrir un terrain de compétition égale (even playing field) épuré des différences relatives à leur milieu social. Egalité des chances sans égalisation des conditions ou des places n’est que mystification, de la poudre de perlimpinpin, un vrai précipice pour nos sociétés et toutes ses couches. Comme le souligne bien le professeur Daniel Markovits, le système méritocratique entier est un monstre de Frankenstein, créé avec de bonnes intentions, mais qui fait aujourd’hui de tous, ses victimes8.

 

Premièrement, la méritocratie contemporaine fait fonctionner la reproduction sociale, rendant légitimes les inégalités sociales, et renvoyant – à tort – les perdants du système à leur seule responsabilité.

Deuxièmement, elle perpétue les rapports de domination. C’est encore plus pernicieux, car la méritocratie modifie les interactions sociales qui pourraient favoriser une société d’entraide. Des recherches sociales ont révélé que croire en la méritocratie rendrait les individus plus égoïstes, moins autocritiques, et plus enclins à agir de manière arbitraire, discriminatoire, immorale et humiliante. A l’inverse, le fait de reconnaître le rôle de la « chance » dans les accomplissements des uns et des autres accroîtrait le capital générosité des individus9.

Troisièmement, la méritocratie renforce l’idéologie capitaliste et libérale dominante et se met au service de la radicalité. Les déclarations faisant l’apogée du méritocratisme, comme celles de Julie Graziani, lorsqu’elles sont relayées en boucle, deviennent une arme redoutable pour distiller à travers une fenêtre dite d’Overton10 dans l’inconscient collectif les considérations de cette soi-disant élite au projet avilissant pour les plus vulnérables du système, une véritable stratégie coordonnée par et au service de l’extrême droite politique dans son objectif de conquête du pouvoir.

 

Et que les gagnants ne s’y méprennent pas, la méritocratie n’impacte pas que les classes moyennes et celles en dessous. Comme le souligne bien Markovits, elle affecte également les élites dont la vie régie par un travail intellectuel acharné a un impact tout aussi sévère sur leur qualité de vie (santé, relations sociales, familiales et sexuelles) ; leur vie est régie par une compétition sans fin qui commence déjà dès le plus jeune âge et qui aboutit bien souvent à une perte d’identité et de repères11.

Il ne s’agit pas de rejeter la méritocratie, mais plutôt l’usage exclusif ou excessif du mérite comme principe de justice. Il s’agit de ne pas laisser trop d’influence au mérite, et de prévoir suffisamment de mesures efficaces pour compenser le désavantage des individus défavorisés afin de promouvoir une société où les places distribuées ne dépendent plus de l’origine sociale, mais des aspirations de chacun.

 


Références :

1. Stephen Davies, Meritocracy is a bad idea, July 2019, American Institute for Economic Research, available at https://www.aier.org/article/meritocracy-is-a-bad-idea/

2. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970

3. Gonthier, Frédéric. « L’égalité méritocratique des chances: entre abstraction démocratique et réalisme sociologique », L’Année sociologique, vol. vol. 57, no. 1, 2007, pp. 151-176.

 4. idem

6. Sfez, Lucien.  1984,  Leçons sur l’égalité / Lucien Sfez  Presses de la Fondation nationale des sciences politiques Paris

7. Les égalitariens estiment que la solution la plus juste reste une stricte identité entre les contributions et rétributions individuelles pour tous, étant donné que les individus ne sont pas davantage responsables des caractéristiques endogènes que des caractéristiques exogènes de leur mérite. Inversement, les libertariens font abstraction des inégalités sociales inhérentes aux individus et soutiennent que les individus devraient être tenus responsables à la fois des efforts et des talents qu’ils décident de mobiliser et que de ce fait, la proportionnalité entre contribution et rétribution individuelles devrait être de rigueur. Les libéraux égalitaires, quant à eux prônent la responsabilisation des individus seulement pour les facteurs qui sont sous leur contrôle et pas pour ceux qui ne le sont pas.

8. Louis Menand, “Is Meritocracy Making Everyone Miserable?” The New Yorker, 2019, voir, https://www.newyorker.com/magazine/2019/09/30/is-meritocracy-making-everyone-miserable

9. Clifton Mark, A belief in meritocracy is not only false: it’s bad for you, 2019, Aeon, voir https://aeon.co/ideas/a-belief-in-meritocracy-is-not-only-false-its-bad-for-you

10. “Forgé par le lobbyiste Joseph Overton, cette théorie désigne initialement “le spectre du dicible dans l’opinion publique” . Un concept qui, selon Overton, permet de convaincre l’opinion publique en popularisant ses idées dans la sphère médiatique. Aujourd’hui, l’extrême droite semble s’être réappropriée ce concept pour se rendre audible auprès du public et arriver aux portes du pouvoir. La technique est simple. Exagérer, tenir des propos chocs, annoncer des mesures incongrues pour relativiser les vraies idées radicales.”

Camille Bichler, “Des lobbyistes aux populistes : la fabrique de la « fenêtre d’Overton », 18/11/2019, France Culture https://www.franceculture.fr/sociologie/des-lobbyistes-aux-populistes-la-fabrique-de-la-fenetre-doverton

11. The Meritocracy Trap: How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite Hardcover – September 10, 2019

 

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