Où est passé le football durant la pandémie de coronavirus? Dans ce texte, les historiens du sport Grégory Quin et Philippe Vonnard soulignent sa disparition des écrans et les angoisses d’une partie de ses acteurs qui craignent pour leur modèle économique. L’occasion, selon les auteurs, de repenser le traitement médiatique autour du foot.
La pandémie de coronavirus n’en finit plus de se diffuser à travers le monde et bouscule toutes nos habitudes, jusqu’au plus banal championnat domestique de football. Alors qu’en Suisse nous reprenons lentement le chemin de la « normalité », la crise nous invite à nous interroger sur le monde dans lequel nous vivons, un monde que l’on ne voit pas toutes et tous de la même manière.
Le domaine du football professionnel n’échappe pas à ces interrogations. Bien au contraire, comme partie prenante de notre modernité, comme pilier de nos sociétés contemporaines, il semble lui aussi tourmenté par les mêmes crispations schizophrènes entre le « Mais oui, tout va changer ! » et le « Vivement que l’on revienne à la normale ! », avec en coulisses des inquiétudes, des sentiments ambivalents, de l’incertitude.
Quand plusieurs dirigeants du football européen tentent de trouver des solutions pour terminer les championnats à tout prix, mettant au passage aux défis les normes sanitaires prises par les États – lesquels ne semblant pas très assurés de leurs décisions –, de nombreuses sportives et sportifs renoncent à leur salaire, essaient de faire des collectes en faveur d’hôpitaux ou d’associations caritatives, quand ils ne font pas du « divertissement » sur les réseaux sociaux.
Mais collectivement l’image demeure contrastée… Deux constats s’imposent à ce stade:
– D’une part, le domaine sportif est complexe et concerne une multitude d’acteurs ce qui peut expliquer ces comportements divergents. Cette situation entraîne même des situations ubuesques où des joueurs d’un grand club acceptent de diminuer leurs salaires de 12,5%, avec la garantie (quand même) que ces montants seront reversés l’an prochain si les résultats sportifs sont bons… Dans certains cas, la générosité semble toute relative !
– D’autre part, ses actrices et acteurs continuent à s’entraîner malgré la pandémie et le manque de compétition, parfois sous la pression des employeurs d’ailleurs qui, pour le coup, paraissent souvent peu scrupuleux vis-à-vis de la santé des athlètes. En effet, l’idée que les sportifs et sportives sont aussi des êtres humains ne semble jusqu’ici pas véritablement prise en compte lorsque l’on évoque l’idée de faire jouer dix matchs de championnats en plein été (avec une préparation plus que réduite) ou de confiner les athlètes durant un, voire deux mois dans des hôtels où ils seraient littéralement coupés de contacts sociaux (et donc potentiellement de leur famille et de leurs amis)!
Aux abonnés absents depuis plusieurs semaines, les compétitions de football continuent bien de vivre dans les esprits et les projets des uns et des autres, alors que la Bundesliga va repartir à la mi-mai, mais qu’en France on discute désormais de la date de la reprise des entraînements pour la saison prochaine (et éventuellement les compétitions européennes de la saison « en cours »). En résumé, certaines associations nationales et ligues s’alignent sur les positions de l’UEFA (à savoir finir la saison), alors que d’autres semblent plus réservées sur cet aspect, voire sont contraintes par leurs pouvoirs publics de renoncer à terminer la saison. De fait, le football peine à se décider entre angoisses sur l’avenir d’un modèle financier et disparition des compétitions des écrans. Au point que l’on se demande si les gesticulations de certains ne sont pas des tentatives désespérées pour capter l’attention, alors que les enjeux semblent croître chaque jour davantage.
Cette absence des compétitions a un impact important en matière de traitement médiatique du football, chaque semaine plusieurs heures d’émissions étant consacrées au ballon rond. Disons-le d’emblée, on peut être parfois déçu de la manière dont le domaine sportif a été couvert ces dernières semaines par une partie des médias suisses, notamment à l’heure des appels nourris pour réfléchir sur notre manière de vivre et de penser nos sociétés. Certes, il est plaisant, intéressant et surtout divertissant – élément bien entendu à ne pas négliger au regard de la situation de confinement – de « refaire » des anciens matches, de donner la parole à d’anciens athlètes, voire de se remémorer certains souvenir, etc. Mais il est dommage que la majorité de la production médiatique sur le sport s’arrête actuellement à cet aspect, quand elle ne s’arrête pas totalement. Si tout le monde peut comprendre que les journalistes des sports de la RTS viennent prêter main forte aux rédactions de l’information, devenue si importante en temps de pandémie, il est parfois plus difficile à saisir le peu de questionnements autour d’un système sportif qui semble au moins « dérégulé » et où la compétition dicte son rythme, au point de mettre tout le monde à l’arrêt, presque sans ressource pour continuer à avancer. Nuançons toutefois ce tableau général, car quelques articles de fond sont proposés régulièrement dans la presse écrite (notamment dans Le Temps), ce qui, au passage, rappelle un élément important : les différents médias sont complémentaires et il apparaît dès lors essentiel de conserver une presse écrite digne de ce nom, alors que depuis plusieurs années de fortes pressions existent sur le secteur.
Ces articles sont les bienvenus puisqu’il apparaît en effet pertinent de profiter de ce temps sans compétitions, et pour le dire autrement marqué par une moindre « tyrannie » de l’information, pour aborder des sujets avec davantage de profondeur, de prendre quelques risques pour penser le monde (du sport) différemment. Ne devrait-on pas oser conduire des réflexions sur l’économie du sport, sur les manières que l’on a de parler du sport, sur les discriminations encore criantes envers les modalités « féminines » (en football mais dans l’ensemble du monde sportif), sur les disparités entre les plus riches et les autres ? Ne devrait-on pas rappeler que le seul salaire de Neymar dépasse la masse salariale de l’ensemble de l’équipe des Young Boys de Berne ? Dans le sport, dans le football, il n’y a pas que le terrain… si les émotions s’y construisent, elles pourraient bien s’y essouffler aussi.
Ainsi, le fait que les clubs professionnels de la majorité des championnats européens de football soient mis sous pression en raison des doutes sur le maintien des revenus TV ne montre-t-il pas un (sérieux) problème dans ce marché ? Si les supporters deviennent des variables d’ajustement dont on peut se passer, ne courre-t-on pas le risque de les voir disparaître pour de bon (et pas du virus) ? Ne sont-ils pas plus qu’un simple pourcentage dans un budget ?
Sur les abus du football, qu’il est si facile de condamner dans certaines « tribunes » ou « commentaires », parfois sans véritable discernement, l’actualité nous donne d’ailleurs de nombreux exemples pour renforcer une critique radicale du système. Entre des joueurs « otages » présentés comme des « nantis » pour avoir refusé de diminuer leurs salaires, des ligues qui imaginent des scenarii improbables pour jouer les rencontres restantes en quelques jours (avec des joueurs enfermés dans des hôtels pendant cette période), mais surtout des spectateurs éloignés des tribunes, comme si le navire naviguait sans but.
Si l’élite du football suisse imagine demander le chômage pour les joueurs qui vont devoir reprendre le chemin des terrains – parfois contre leur volonté –, il convient de s’interroger encore une fois sur l’écart qui se creuse entre les amateurs du jeu et ses dirigeants. S’il ne nous appartient pas de tomber dans les classiques visions « romantiques » d’un football d’avant qui était « pur » et dégagé des intérêts économiques – rappelons-nous que des personnages, certes différents, comme Facchinetti ou autre Lavizzari et Luisier des glorieuses années 1980 faisaient aussi des « investissements » –, l’imposition de logiques néo-libérales devient une réalité toujours plus prégnante.
Enfin et pour conclure, si nous évoquons l’idée de changements ou de nouvelles manières de nous penser, le traitement du sport ne devrait-il pas également connaître un certain « lifting » ? Sous cet angle, ne serait-il pas intéressant que la RTS « ressuscite » un genre disparu il y a près de trente ans : le magazine sportif (Camera sport, Sous la loupe et surtout Face au sport) ? Ces émissions avaient pour avantage d’offrir des séquences assez longues sur un sujet précis et force est de constater qu’elles n’ont pas vraiment été remplacées. Nous faisons le pari que les amatrices et amateurs de sport – et ils sont nombreuses et nombreux ! – ne seraient pas forcément désintéressé·e·s par ce type de reportages, qui avaient l’avantage de laisser un peu la compétition de côté pour traiter du domaine sportif dans sa globalité. De même, n’y aurait-il pas de la place pour un hebdomadaire, ou un mensuel, qui traiterait du sport (professionnel et amateur) dans le pays ? Ceci est peut-être une vision « empreinte de nostalgie », voire « anachronique » ou « désuète » au regard des conditions économiques de la sphère médiatique helvétique actuelle. Peut-être ! Mais une chose que la pandémie ne peut pas nous retirer, c’est le droit de rêver, voire d’être un peu utopique. N’est-ce pas aussi ça l’un des fondements du sport ? Et ceci n’a, au fond, pas de prix.
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