Episode 2 : DES STRATEGIES ASYMETRIQUES
Après la mise en bouche de l’épisode précédent, le moment est venu d’aligner nos ingrédients sur le plan de travail.
Rohff et La Fouine – deux rappeurs aux univers bien différents, mais complices dans cette adversité – font face à Booba. Trois intervenants, deux clans. Le nombre de morceaux, lui, est égal de part et d’autre : Wesh Morray aurait appelé Wesh Zoulette1, qui a appelé A.C. Milan, qui a appelé Autopsie 5, qui a appelé T.L.T, qui a appelé… T.L.T. Si l’on accepte que Barça de TLF a peiné à trouver sa place dans le clash, on obtient trois morceaux de part et d’autre : trois de Booba, deux de La Fouine, un seul de Rohff… pour le moment.
Toute parole est une énonciation, soit l’acte individuel de production d’un énoncé, adressé à un destinataire, dans certaines circonstances. C’est une « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation ». L’énonciateur s’approprie la langue, et à travers elle, énonce sa position et celle de l’autre face à lui. Ce faisant, il exprime un certain rapport au monde, souvent référencé à l’aide de marqueurs de lieux. L’étude des pronoms, des noms, des surnoms (ou autres périphrases) et des lieux permet ainsi dans un texte, quel qu’il soit, de circonscrire l’énonciateur, son destinataire et le lieu d’où il parle2.
Dans le premier énoncé, Wesh Morray, le destinataire et les circonstances sont flous. Le morceau débute sur le pronom « tu », pro-nom qui devrait reprendre un nom pré-cité. Mais ce nom n’arrive pas. Cette deuxième personne est présente (vingt-sept occurrences), mais moins que la première (une quarantaine d’occurrences). Wesh Morray s’annonce donc comme un egotrip classique. Booba nous parle avant tout de lui-même.
Pas à l’oreille de Rohff. Celui-ci prend ce morceau pour une adresse personnelle. Le destinataire, c’est lui. Les circonstances sont celles d’un clash. La guerre est ouverte. Arrive Wesh Zoulette. Le rapport de personnes y est inversé. Rohff parle plus de Booba qu’il ne parle de lui-même : une cinquantaine de marques de la deuxième personne, une trentaine de la première.
Entre temps, La Fouine sort Paname Boss et évoque un « clash sur toi qu’on entend partout sur les ondes ». Booba soupçonne La Fouine de le viser. Ce dernier ne confirme ni n’infirme. En promotion pour son album Futur, au fil des interviews, Booba associe les deux rappeurs3. La Fouine prend alors, dans le clash, la place qu’on lui a préparée et dont il rêvait peut-être. Il répond à travers une vidéo de vingt minutes : Swagg ou pas?4
Au troisième round, A.C. Milan, tous les acteurs sont en place. Dans ce morceau, Booba répond au Wesh Zoulette de Rohff et à la vidéo de La Fouine. Double frappe. Mais là encore, alors qu’il s’adresse à plusieurs destinataires, Booba ne cède pas le terrain. Le « tu » , tour à tour, La Fouine, Rohff et TLF – qui parfois se fondent en un « eux » ou un « vous » – n’occupe guère plus de place que la première personne. Booba parle, là encore, autant de lui que de ses adversaires et prend à lui seul la place de deux, voire de trois. Triple frappe. La stratégie sera la même dans T.L.T. Le « je » et le « tu » y occupent des places sensiblement égales.
Chez La Fouine, dans Autopsie 5, le différentiel se creuse. La seconde personne envahit l’énoncé. Le « tu », qui réfère à Booba, est omniprésent. On y dénombre une soixantaine de marques de la deuxième personne, et une quarantaine de la première. L’invasion prend de l’ampleur dans T.L.T. La Fouine y parle trois fois plus de Booba qu’il ne le fait de lui-même.
Si le support des énoncés est le même – il s’agit à chaque fois de morceaux de Rap – les stratégies d’énonciation sont différentes. Booba parle de lui. Rohff et la Fouine parlent de… Booba. Étrange clash où les opposants utilisent des stratégies asymétriques.
Booba nous parle de lui, mais que nous dit-il, et comment se nomme t-il ? Dans les trois morceaux qui nous intéressent ici, il se désigne de neuf manières différentes : Boss du Rap Game, Kopp, le DUC, B2OBA, Saddam Hauts-de-Seine, le Météorite, le King et B2O. Son groupe est appelé 92 IZI et Bakel City Gang. Parmi ces onze appellations, sept renvoient à des morceaux éponymes, tirés de quatre albums ou mixtapes différents. Booba effectue ainsi une sorte de survol de sa production artistique. Par ailleurs, cinq de ces appellations varient autour d’un même thème : la force et la grandeur (King, Duc, Boss, Saddam, Météore). Quatre renvoient à des lieux réels ou artistiques : Booba se situe dans le Rap game, à Boulogne dans les Hauts-de-Seine et à Bakel au Sénégal. L’artiste se présente donc comme détenteur d’une identité forte et multiple, ancrée dans un lieu circonscrit et triple Rap/France/Afrique, auquel on pourrait rajouter les États-Unis, topos suggéré par les anglicismes (Boss, King, Game, City…).
Comment maintenant nomme t-il ses opposants ? TLF est appelé TLF, Rohff devient Roh2fesses, Roh2hass ou PDRG, La Fouine se décline en Fouiny Babe, Laounizi, Emile Louis Laounizi, Emile Louis Vui’, Emile – pour les intimes? – ou Fouiny « Pointu-R » Louis. Soit un pour TLF, trois pour Rohff, trois pour La Fouine avec variantes. Sept appellations pour trois opposants donc et parmi celles-ci seules trois sont une réécriture. La Fouine, Fouiny Babe, PDRG et TLF sont utilisées et revendiquées par les personnes qu’elles désignent. Booba investit plus facilement son élan créatif en sa propre personne. Il a à coeur de se nommer, voire de se re-nommer, les autres l’inspirent peu.
Rohff, quant à lui, fait un usage limité des noms propres. Rohff alias Houss ou Housni fait référence à Booba en le nommant Elie, Prince de Bel-Air, mais surtout Zoulette (douze fois). Le terrain est plus fertile du côté de Barça de TLF, où on croise un B2O, un(e) Elie la ‘lope, un Boulbite, Zbooba, Booba, Boulouloubite, Elie le Taxi. Rohff n’est pas porteur dans son texte d’appellations multiples. Et si le nom est une catégorie qu’il explore peu, il le fait moins pour lui que pour son opposant. De même, les marqueurs de lieux sont rares. Rohff ancre son identité dans le Rap Game français : « c’est pas New York ici c’est Paris », « vrai de vrai dans le Rap Game y en a trop peu ». Il ne dit rien de ses origines comoriennes, rien de son lieu de naissance et préfère s’identifier à un lieu plus vaste – la hass, par extension la rue – précisément celle de son département, le 94. Dans l’imaginaire de Rohff, Booba est relégué à des lieux cossus – les Champs ou Bel Air – histoire d’enfoncer le clou : « tu n’as pas grandi dans le tiek », le tiek-ar, le quartier.
Chez La Fouine, en revanche, il y a pléthore de noms propres. Entre ses deux morceaux, on en dénombre une quinzaine pour Booba et son groupe 92I (Booba, Petit Ourson, B2O, B2Obiatch, B2OBéatrice, Béa, Elie Yaffa, Elie, mon petit Elie, Elie le Nudiste, Bakel City Gang, Bakel City Groseille, l’Duc du Bois d’Boulogne, Boulouloubitch, 92I, 92riz) et pour sa propre personne quatre : Fouiny, Fouiny Baby, Boss de Paname, Laounizi, appellation que Booba lui prête et que dans un élan de dérision, La Fouine feint de reprendre à son compte. Contrairement à Booba, La Fouine investit ainsi sa créativité en la personne de son adversaire, qu’il jubile de pouvoir renommer à profusion.
Les marqueurs de lieux abondent également. La Fouine s’ancre dans la hass, le 78, et à Miami où il est propriétaire d’un appartement dans le Grand5 où Booba résiderait aussi: « on habite le même block ». Au second degré, il se présente comme propriétaire d’un hôtel, « mon hôtel », où un Booba consentant accepterait de le suivre pour une volontaire agression sexuelle, et tout cela en musique, sur une reprise de l’Hotel de Cassidy feat. R. Kelly. Il ne dit rien de ses origines marocaines.
Dans quels lieux inscrit-il son rival? Mélangeant allègrement le sens propre et le sens figuré, La Fouine nous dit de Booba qu’il se prétendrait de Dakar (où il n’irait jamais), qu’il serait du Bois de Boulogne, plutôt que de Boulogne. Gangster virtuel qui rappe sur Windows, il aurait déménagé en Floride pour échapper à ses rivaux. Il finira au Cap d’Agde à poil. La Fouine inscrit Booba dans un topos remixé. Il mêle les références réelles et imaginaires, et brouille ainsi les frontières entre ce qui est vraiment (Dakar, Miami) et ce qui n’est que le produit de son imagination (mon hôtel, le Cap d’Agde, le Bois de Boulogne…).
Bilan: Booba utilise surtout le nom propre pour se définir. Rohff s’en embarrasse peu. La Fouine s’en délecte. Mais là où Booba réécrit et renomme sans cesse sa propre personne, fidèle à l’egotrip, – « J’suis ego trip, pas assez dans ton trip », disait Mala dans Si tu savais6 – La Fouine renomme celui qu’il n’est pas, Booba, et lui offre une place de maître dans son discours.
Multiples sont les façons de désigner quelqu’un. Les noms propres, les pronoms sont deux cas de figures. La périphrase en est un troisième. Cette figure de style consiste à remplacer un mot ou un nom par une expression plus longue mais équivalente. Voyons si l’étude de cette figure de style confirme nos dires.
Booba et la Fouine donnaient déjà à leurs noms propres des allures périphrastiques (Boss du Rap Game, Boss de Paname). Pour Booba, Rohff est un co-vaurien – jeu de mot sur comorien ? – à couilles de bois, La Fouine, un rappeur pointeur. Pour Rohff, Booba est un strip teaser fonce-dé – défoncé – un reporter avec un mic(ro), un basketteur avec un gode et des jambes de coq, le plus gros mytho de l’époque, un grand nase. Aucune périphrase ne s’applique à lui-même. Pour La Fouine, Booba est une victime, une femme de ménage qui ressemble à Gérard des Filles d’à Côté, un bouffon, une étoile filante, une p’tite zoulette R’n’B. A l’instar de Rohff, cette figure de style est réservée à son opposant. Test validé.
Au final, l’étude de l’usage des pronoms, des noms, des surnoms, des périphrases et des marqueurs de lieux, dans ces six textes, nous amène à un constat : quel que soit l’énonciateur, Booba est le sujet dominant du discours.
Certains diront, Rohff et La Fouine accusent Booba (de quoi ? Nous y viendrons…), il est donc normal qu’ils s’adressent à lui et qu’ils parlent de lui (« tu », « tu », « tu », « il », « il »). Booba, lui, leur répondrait sur un mode défensif (« je », « je », « je »). L’alter trip de Rohff et La Fouine – cette fixation sur l’Autre – et l’ego trip de Booba – cette fixation sur lui-même – recouvriraient les notions « d’attaque » et de « défense ». S’agit-il vraiment de cela ?
La semaine prochaine, nous apporterons une réponse à cette question. Nous ajouterons une troisième feuille à notre six feuilles/mille-feuilles et tenterons d’extraire la substantifique moelle du texte de Rohff, de dégager les enjeux des identités qu’il instancie et du rapport qui se joue entre elles. Peur de l’indigestion ?
Crédits Graphisme: Roger Montoya
1 La position de Wesh Morray dans le clash est sujette à débat. Ce morceau aurait été écrit plusieurs mois avant la sortie de l’album Futur et Booba a toujours nié qu’il s’adressait à Rohff. Nous le considérons donc comme une introduction au clash uniquement en raison de l’interprétation que Rohff en a faite.
2 Cette théorie de l’énonciation est développée dans les travaux d’Emile Benveniste : « L’appareil formel de l’énonciation » et « La nature des pronoms » in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1974.
3 Voir p.ex. l’interview de Booba, pour Musique Mag : http://youtu.be/Kq5DvFcsmoY
4 Interview de La Fouine Swagg ou Pas : http://youtu.be/rv0r2IIhjoA
5 « ma dick du sept-huit », « à Miami (…) l’étage de Fouiny », « quand j’le croise en bas de mon bâtiment », in Autopsie 5 « on s’est vus en bas du Grand » in T.L.T.
6 Si tu savais, interprété par les membres du 92I (Mala et Bram’s) sur l’album de Booba Lunatic, 2010.
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