Migrations Le 4 mai 2015

Crise des migrants en Méditerranée : quid du mutisme des chefs d’État africains ?

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Crise des migrants en Méditerranée : quid du mutisme des chefs d’État africains ?

© Marina militare italiana

Si l’on est consterné par l’incurie et l’hypocrisie de l‘Union européenne, on doit être encore plus indigné par le mutisme de l’Union africaine et sa déresponsabilisation.

 

Le récent naufrage du chalutier transportant plus de 800 migrants et causant ainsi la mort de 700 d’entre eux dans les eaux de la Méditerranée a semble-t-il sonné le glas du silence de l’Union européenne. Pendant plusieurs jours, les unes des journaux, thèmes des débats télévisés et radio ainsi que les soulèvements de militants de droits de l’homme ont tous eu pour dénominateur commun une globale consternation et une vive critique vis-à-vis de l’inaction de l’Europe. En effet, le nombre 22’000 a été avancé pour chiffrer le total des victimes de l’immigration illégale dans ces mêmes eaux depuis l’an 2000. Face à cela, on a noté une mobilisation soudaine de l’Union européenne (UE) afin de pallier à ce qu’il a été convenu d’appeler « La crise des migrants en Méditerranée ».

Mais le mutisme des chefs d’État africains ainsi que des leaders de l’Union africaine (UA), on en parle ? Pour la plupart des pays endeuillés par cette tragédie – Érythrée, Somalie, Nigeria, Gambie, Sénégal, Mali, Soudan –, la déclaration de leur indépendance remonte à 1960, 1956 pour le Soudan et 1993 pour l’Érythrée. Plus de 50 ans d’indépendance, mais une indépendance qui semble plutôt rimer avec distance.

Distance des chefs de ces pays vis-à-vis des problèmes de leur peuple. Une indépendance qui s’assimile facilement et discrètement à de la dépendance. Dépendance vis-à-vis des actions de l’Occident sur leurs territoires et pour leurs causes.


L’Union européenne face au problème

Dans le contexte actuel de mondialisation, les pays doivent plus que jamais unir leurs efforts au niveau supranational pour relever avec succès les défis d’un monde chaque jour plus étroitement lié. Faire progresser la coopération internationale est la clé, encore plus lorsqu’il s’agit de droits humains, du droit à la vie (Art.3 DUDH). Et dans ce sens, l’inaction de l’UE ou l’insuffisance de ses actions face aux conséquences dramatiques de l’immigration illégale vers ses territoires est à blâmer, d’autant plus que les actions mises en place sont teintées d’une certaine hypocrisie.

L’Italie n’avait-elle pas été obligée d’abandonner l’opération Mare Nostrum face au refus de ses partenaires européens de participer à son coût opérationnel, avec pour motif principal la crainte que cette opération n’encourage de manière non intentionnelle des migrants à traverser la Méditerranée ? Et pourtant, grâce à son mandat de recherche et de sauvetage, Mare Nostrum avait permis de sauver environ 200’000 vies entre octobre et décembre 2013.

Aujourd’hui, Mare Nostrum est remplacée par Triton, cette opération européenne de surveillance des frontières beaucoup plus modeste dans ses objectifs, son financement (moins de 3 millions d’euros de budget fournis par l’Europe contre les 9 millions apportés par la seule Italie précédemment), ses moyens – seulement deux avions, un hélicoptère, sept navires et quelques 65 officiers –, son étendue (55 km des côtes italiennes et maltaises, loin des zones où la grande majorité des navires se trouvent en difficulté, contre 185 km pour Mare Nostrum) et dont le rôle, de surcroît, ne se limite qu’à la surveillance des frontières.

Migrants nord-africains au large des côtes siciliennes. (Wikicommons)

Migrants nord-africains au large des côtes siciliennes. (commons.wikimedia.org)


Que fait l’Union africaine ?

Si l’on est consterné par l’incurie et l’hypocrisie de l‘UE, on doit être encore plus indigné par le mutisme de l’UA et sa déresponsabilisation. En considérant que l’action n’est pas l’apanage de l’Occident et que l’union fait la force, la formation de coalition des deux unions ainsi que la tenue de sommets UE-Afrique ont été plus que saluées.

On se rappelle encore du dernier en date, le quatrième, tenu à Bruxelles les 2 et 3 avril 2014, à l’issue duquel les présidents du Conseil européen, de la Commission européenne, de l’Union africaine et de la Commission de l’UA ont conjointement déclaré être « particulièrement satisfaits de l’étendue et de la profondeur de leur partenariat ».

Ils s’étaient en effet engagés dans leur plan d’action 2014-2017 à « lutter contre l’immigration illégale, en promouvant une coopération efficace et complète pour éviter les conséquences dramatiques de la migration illégale et protéger la vie des migrants (…) ainsi que de s’attaquer aux causes profondes de l’immigration clandestine ».

Une responsabilité partagée uniquement en théorie. Parce que suite aux nombreux naufrages qui ont eu lieu depuis ces engagements, seule l’UE a semblé vouloir prendre la sienne, quand bien même le délai de réaction semble suggérer qu’un quota prédéfini de morts devait déterminer leur prise d’actions.

Comme le souligne Joel Millman, le porte-parole de l’Organisation internationale de la migration (OIM) basée à Genève, «  Avec le dernier décompte, l’OIM a calculé que le nombre de morts depuis le début de l’année 2015 est à présent plus de 30 fois supérieur à ce qu’il était en 2014 à cette même date ». Et encore, il importe de souligner que de nombreux décès se produisent dans des régions isolées et ne sont jamais répertoriés. Selon plusieurs experts, pour chaque corps découvert, au moins deux ne sont jamais retrouvés.

Les probabilités font donc craindre à l’organisation, toujours représentée par son porte-parole, que « le total de 3279 décès de migrants de 2014 soit dépassé cette année d’ici quelques semaines, et puisse atteindre 30’000 à la fin de l’année, si l’on se base sur le bilan actuel ». Alerte ! Les hauts responsables européens ont décidé d’ « agir », à l’instar de Federica Mogherni, cheffe de la diplomatie de l’UE ou encore de François Hollande, président de la France.

Une réunion d’urgence est convoquée par les chefs d’États membres de l’UE. Dix mesures clés sont prises. Du côté de l’UA, un soupçon de réaction ? Que nenni ! À l’exception de Macky Sall, président du Sénégal, qui a lancé un vibrant appel à la mobilisation générale africaine et internationale.

On se contentera tout de même de la condamnation d’« un acte barbare et lâche » par Nkosazana Dlamini-Zuma, présidente de la Commission de l’UA, et d’une déclaration de principe de sa part promettant plus d’efforts pour « la restauration d’institutions étatiques et de la sécurité en Libye ». Service minimum.


Répondre de manière proactive et non réactive

Et pourtant, les personnes, les vies humaines derrière ces chiffres proviennent pour la grande majorité de l’Afrique. Pourquoi l’UE est-elle donc la seule à se faire blâmer ? Pourquoi est-il attendu que l’Occident règle tous les problèmes de l’Afrique sous couvert d’une dette coloniale ou d’une relation de cause à effet indirectement établie : colonisation avant égale immigration illégale aujourd’hui ? Il est temps de dépasser cette attitude stérile de victimisation et d’agir, de répondre aux défis de manière proactive et non réactive ou opportuniste.

Opportunisme car, rien qu’en 2015, si on se rappelle du drame « Charlie Hebdo », on se souvient de la forte mobilisation et du soutien louable des chefs d’État africains en France. Mais lorsqu’on se remémore la tragédie au Kenya, des plus de 147 jeunes vies arrachées à l’université de Garissa, l’on a du mal à se souvenir d’une quelconque mobilisation des dirigeants africains. La question sur les véritables mobiles des mobilisations des chefs d’État africains et sur les intérêts qui gouvernent leur politique est donc à se poser.

S’attaquer aux causes profondes de la crise des migrants, tel que défini dans la déclaration du dernier sommet 2014 UE-Afrique, n’implique-t-il pas de régler les problèmes nationaux et régionaux de conflits, de terrorisme et de pauvreté qui incitent les migrants à faire fi des risques qui se présentent à eux ?

C’est certes une grande ambition de miser de suite sur une évolution politique en Érythrée pour résoudre le problème des réfugiés de ce pays, sur une restauration d’un État en Libye pour limiter l’hémorragie de sa population ou encore sur une éradication systématique du djihadisme au Nigeria ou en Somalie pour rétablir un contrôle sur le transit des migrants.

Mais n’est-il pas réaliste d’envisager la mise en œuvre d’actions urgentes de prévention-sensibilisation, le développement et l’application de véritables politiques d’éducation, de création d’emplois, d’autonomisation des femmes et de justice sociale dans ces pays-là ?

D’aucuns pourraient avancer que des campagnes de sensibilisation dans les pays africains ne sont pas une solution du fait que les migrants sont bien conscients des risques liés à l’immigration clandestine, notamment lorsqu’elle se fait par la mer (décès causés par la faim, le froid, les naufrages).

Mais avec la proportion grandissante de femmes, de femmes enceintes et d’enfants accompagnés ou non qui prennent le pari d’atteindre l’eldorado supposé de l’Europe, il est crucial que des campagnes de prévention et de sensibilisation soient faites. C’est un minimum d’efforts pour respecter leur droit de protection.

D’autres pourraient aussi souligner la discrimination de certains immigrants au profit d’autres de la part de l’UE. Mais de nouveau, si dans les pays africains, l’éducation, la sécurité et la justice sociale, – autant droits de l’homme –, étaient politiques prioritaires, les migrants n’envisageraient pas la fuite comme seule option ou ne se rendraient pas en Europe par des canaux d’infortune.

Parce que derrière presque chaque immigrant clandestin, il y a une lourde menace qui a étouffé l’espoir de s’en sortir ou de sortir de l’enfer dans son pays d’origine. Ne paraît-il pas normal pour un Érythréen de fuir son pays, au péril de sa vie, lorsque sévissent chez lui répression brutale du pouvoir, service militaire à vie, travail forcé, non rémunéré et à durée illimitée ?


Repenser les politiques d’immigration européennes

Une responsabilité partagée donc, qui non rappelée renforce la dépendance des États africains vis-à-vis de l’Occident. L’Afrique a le devoir de protéger et de sauver son peuple, car de lui dépend entièrement sa prospérité.

Aussi, les perceptions xénophobes d’extrême droite sur l’immigration qui occupent de plus en plus l’arène des combats politiques et qui obligent les acteurs politiques – y compris ceux de gauche – à se repositionner par rapport à ces idéologies doivent être combattues, les politiques discriminatoires vis-à-vis de certains migrants au détriment d’autres doivent être repensées.

La migration et la mobilité dans le monde, et en particulier sur les deux continents, représentent bel et bien une grande opportunité, mais également un défi que seules des actions concrètes aux niveaux appropriés dans un esprit de partenariat, de coopération et de responsabilité véritablement partagée peuvent relever.

Commentaires

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Julien

Je partage l’avis de l’auteur concernant la responsabilité des chefs d’états africains quant aux dangers auxquels s’exposent leurs populations et…

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Luca

Quid des Africains ? Se poser cette question, c'est déjà leur donner trop d'importance. L'UA, sa Commission et les chefs…

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Julien

Je partage l’avis de l’auteur concernant la responsabilité des chefs d’états africains quant aux dangers auxquels s’exposent leurs populations et la promotion d’une coopération internationale allant dans ce sens. Toutefois, je trouve que certains facteurs n’ont pas été pris en compte, ce qui tend à conclure hâtivement sur le manque de responsabilisation des chefs d’états africain ce qui pourrait presque nous faire croire que nous nous indignons contre l’occident excessivement.
« Pourquoi est-il attendu que l’Occident règle tous les problèmes de l’Afrique sous couvert d’une dette coloniale ou d’une relation de cause à effet indirectement établie : colonisation avant égale immigration illégale aujourd’hui ? ».
Je pense qu’il faut remettre les véritables causes dans leur contexte, la colonisation a certes disparu, néanmoins ne nous voilons pas la face… L’Europe ne cesse d’asseoir son autorité par ses actions militaires et économiques en Afrique. Ils interviennent sans arrêt en tant que gendarme de la paix, arme certains camps qui leur sont favorables, occupe des territoires sous prétexte d’y lutter contre le terrorisme et accorde le pouvoir aux dictateurs ou démocrates dans les terres dans lesquels ils y ont des intérêts… Nous devons restés réalistes et être conscients que la colonisation d’autrefois s’est transformé en néo-colonialisme aujourd’hui. Nous pourrions aussi aborder le sujet du fardeau de la dette africaine qui constitue un facteur d’appauvrissement et de sous-développement que nous-même occidentaux avons mis en place, afin de créer indirectement une dépendance. Enfin, pour aboutir à une coopération EU-UA, il faudrait que les occidentaux commencent avant tout à servir les intérêts des populations africaines avant les leurs, justement par ce qui est mentionné dans cet article, « la mise en œuvre d’actions urgentes de prévention-sensibilisation, le déve­lop­pe­ment et l’application de véritables politiques d’éducation, de création d’emplois, d’autonomisation des femmes et de justice sociale »… DONC OUI, NOUS DEVONS NOUS INDIGNES CONTRE NOUS-MEMES ET NON REMETTRE LA RESPONSABILITE SUR DES CHEFS D’ETATS CORROMPUS…

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Luca

Quid des Africains ? Se poser cette question, c’est déjà leur donner trop d’importance.
L’UA, sa Commission et les chefs d’État africains ne peuvent être que des sujets de blagues,
pas d’articles scientifiques, pas d’articles de presse, de livres ou même de dépêches AFP.

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