© Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
C’était sa troisième nomination au Nobel de la paix, remis ce matin au président colombien Juan Manuel Santos. Il pourra se consoler avec le prix de la paix de Séoul, qu’il a reçu pas plus tard qu’hier ; lui à qui on avait déjà décerné le prix Sakharov en 20141, entre autres. Et peu importe au fond, comme il le dit lui-même en interview, les prix ne sont utiles que dans la mesure où ils mettent de la lumière sur des causes oubliées… « Lui », c’est Denis Mukwege, 61 ans. Un héros.
Depuis plus de quinze ans, ce gynécologue et chirurgien congolais – que les magazines Time et Fortune ont placé dans leurs classements respectifs des 100 personnalités les plus influentes du monde et des plus grands leaders en 2016 – opère des femmes victimes de viols. Dans son hôpital de Panzi, à Bukavu (partie orientale de la République démocratique du Congo), il tente de réparer les dégâts engendrés par ces crimes de guerre inhumains. Physiques, mais aussi psychologiques.
Car dans cette région du Kivu adossée au Burundi et au Rwanda, c’est bien une guerre civile qui fait rage. D’innombrables groupes armés – composés de soldats nationaux, de rebelles locaux ou de combattants originaires des pays voisins – cherchent à contrôler un maximum de territoires, riches en ressources naturelles précieuses. Et comme dans d’autres conflits – notamment en Bosnie dans les années 19902 –, l’une des armes de guerre utilisées est le viol, systématique et massif, de femmes et jeunes filles, voire de bébés3…
Les femmes qui encouragent cet homme
Cette terrible problématique est au cœur du documentaire « L’homme qui répare les femmes » (sortie en DVD le 15 octobre). Réalisé par Thierry Michel et Colette Braeckman, on y voit justement Denis Mukwege venir en aide à toutes ces femmes qui, par leur capacité de résilience face à une réalité extrêmement difficile, lui donnent la force de continuer. La description des exactions subies est souvent intenable. Mais leurs courage et soif de vivre sont sources d’espoir. En 2013 par exemple, alors que le docteur s’était exilé en Belgique après une tentative d’assassinat, nombre de ces Congolaises décidèrent de réunir leurs maigres économies pour lui payer son billet de retour. Très touché par ce geste, leur « héros » revint.
Jusqu’à ce jour d’ailleurs, si le docteur quitte parfois son bloc opératoire, c’est principalement pour elles, afin d’interpeller la communauté internationale. De l’Assemblée générale de l’ONU à l’université Georgetown de Washington, il prend la parole pour décrire l’urgence de la situation au Kivu, et en RDC en général. N’en déplaise au gouvernement congolais, il dénonce l’inefficacité de la justice locale et le climat d’impunité normalisée, et soutient désormais officiellement le mouvement citoyen d’opposition Filimbi4.
Du sexisme banalisé au viol-arme de guerre
Dès lors, le combat de Denis Mukwege est un combat pour les droits et le respect des femmes du monde entier. Car si les Congolaises subissent actuellement la forme extrême du sexisme, la plus violente et ignoble, on ne peut ignorer/oublier où débute le spectre de ce même sexisme. Le docteur le dit lui-même, la question des violences sexuelles est globale : « C’est un problème qui est dans nos sociétés de façon latente. On en parle ou on n’en parle pas, ou on essaie de faire comme si ça n’existe pas. Mais la réalité est que, lorsqu’il y a un conflit et qu’il n’y a plus de lois, plus de foi, on constate que malheureusement c’est à ce moment-là que les femmes et les enfants paient le lourd tribut dans des conflits armés. En fait, la graine, c’est pendant la période de paix qu’elle existe dans la société. Aujourd’hui, nous sommes en train de faire cet appel. Il faut absolument qu’en période de paix la question de l’égalité du genre, la question du respect des femmes dans nos sociétés soit une question qui soit portée aussi par les hommes. Il faut reconnaître que les femmes, les cent dernières années, ont fait énormément pour faire progresser la loi »5.
Ainsi, vu d’ici, il serait trop facile de regarder la situation congolaise comme lointaine et complètement autre. En effet, bien qu’en Europe occidentale aucune guerre ne soit à déplorer en continu, une lutte sexiste et territoriale a malgré tout lieu dans la plupart de nos villes : celle pour l’espace public, où la légitimité des individus est différenciée selon leur sexe. Incomparable du point de vue de l’ampleur et de la cruauté des crimes commis, ce conflit se matérialise tout de même quand – par exemple – un agresseur sexuel motive son acte sur une femme par la simple présence de celle-ci dans la rue à des heures « pas faites pour elle ». Là, le viol est une arme de guerre ; ici, le risque de viol est une arme de contrôle – qui sert à cantonner la femme dans l’espace domestique. Sans atteindre le niveau de violence observé au Congo, un tel raisonnement se situe bel et bien sur le même spectre, celui du sexisme. Toujours grave. Toujours insupportable. Comme l’affirme Denis Mukwege, tout peuple ayant la chance de vivre une période de paix militaire devrait alors en profiter pour éradiquer les discriminations de genre. Sinon, sur quoi pourraient-elles déboucher en cas de guerre ?
Diaspora s’éveille
Pour en revenir aux récompenses et autres nominations « pour la paix » attribuées à Denis Mukwege, quoi qu’on en pense au final, on peut au moins leur accorder le mérite d’agrandir la notoriété du monsieur, et par extension d’ajouter un peu de lumière sur cette cause. L’émergence médiatique d’un homme de cette envergure – qu’on retiendra probablement dans l’Histoire comme un grand de ce monde, tels Gandhi ou Mandela – permet d’ailleurs en parallèle de libérer la parole au sein des populations congolaises de l’étranger. Et tandis que la République démocratique du Congo continue de vivre d’importants troubles – à l’est toujours, mais également dans la capitale où des manifestations de l’opposition ont été lourdement réprimées tout récemment6 –, des membres de la diaspora congolaise veulent ici et là contribuer eux aussi à informer sur la question. À Genève par exemple, une soirée humanitaire aura lieu demain samedi 8 octobre à la salle communale d’Onex, afin notamment de récolter des fonds pour les victimes du Kivu… Cette région qui a donc vu naître le docteur Mukwege lui-même, son hôpital de Panzi, et la fondation du même nom.
1. Prix en faveur des droits de l’homme remis par le Parlement européen à quelqu’un qui s’illustre par sa « liberté d’esprit » : http://www.europarl.europa.eu/sakharovprize/fr/home/the-prize.html
2. Voir notamment : http://www.unicef.org/sowc96pk/sexviol.htm
3. Voir notamment l’article d’Emilie Linder, publié sur Jet d’Encre : https://www.jetdencre.ch/violences-sexuelles-en-republique-democratique-du-congo-12
4. Voir notamment : http://www.jeuneafrique.com/347431/politique/rdc-floribert-anzuluni-denis-mukwege-desormais-porte-voix-de-filimbi-front-citoyen/
5. Emission « Toute une Histoire », mars 2016, 55ème minute : https://youtu.be/NNB-L_FI4Z4?t=54m45s
6. Voir entre autres : http://www.jeuneafrique.com/360849/politique/rd-congo-lonu-pointe-doigt-responsabilite-autorites-violences-de-kinshasa/ ; http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/19/rdc-heurts-a-kinshasa-entre-manifestants-d-opposition-et-policiers_5000042_3212.html
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