Genre Le 12 juillet 2019

De la grève de 1991 à celle de 2019 : trente ans de luttes féministes

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De la grève de 1991 à celle de 2019 : trente ans de luttes féministes

Grève du 14 juin 2019 à Genève, ©Eric Roset, Galerie photo du SSP.

Que s’est-il passé entre la grève féministe du 14 juin 1991 et celle du 14 juin 2019 ? Comment ont progressé l’égalité et les droits des femmes en Suisse ? Militante féministe et témoin de ces deux moments historiques, Maryelle Budry retrace ici une histoire subjective des luttes féministes, et l’évolution de leurs revendications.

Cet entretien s’inscrit dans un dossier consacré à la grève des femmes en Suisse, à son bilan et à ses perspectives. Au sein de celui-ci, différents points de vue vous sont proposés.


 

Dynamisée par le grand mouvement du 14 juin, je me sens encore plus proche de mes souvenirs du Mouvement de libération des femmes (MLF) que ceux de la Grève du 14 juin 1991. Le mouvement de 2019 est plus vaste et plus radical que celui de 1991 et comprend quasiment tous les aspects de la vie des femmes. Le privé redevient politique. Nos manières d’être dans la rue, de parler aux hommes, de répondre au sexisme ambiant, de nous habiller, d’exercer notre vie sexuelle étaient critiquées dans la société. Le 14 juin 2019, nous nous sommes aussi insurgées contre ces atteintes à nos libertés et à notre dignité, et pas seulement contre les inégalités économiques. Nous avons exprimé notre solidarité avec les femmes migrantes et les minorités sexuelles. Ces thèmes étaient très vivement défendus par le Mouvement de libération des femmes dans les années 1970, mais n’avaient pas été incorporés dans nos revendications de 1991.

 

La Grève du 14 juin 1991

En 1990, dix ans après l’adoption très majoritaire de l’article 4 dans la Constitution1 qui consacre l’égalité entre hommes et femmes, rien n’avait changé pour les femmes, notamment au niveau de l’égalité salariale, aspect le plus choquant des discriminations.

Les femmes engagées dans les commissions femmes des syndicats (un plus issu des luttes du MLF) commencèrent à s’impatienter : « Dix ans qu’on piétine, on devrait marquer le coup ». Et au Sentier, dans la Vallée de Joux horlogère, des syndicalistes de la FTMH2 lancèrent l’idée inédite et incroyable : « Pourquoi pas une grève ? »

Ce petit groupe de femmes va diffuser cette idée tabou, proscrite du vocabulaire et des pratiques en Suisse depuis plus de 50 ans, auprès de Christiane Brunner, alors vice-présidente de l’Union syndicale suisse (USS). Socialiste, candidate genevoise au Conseil national, elle la défend dans les hautes instances syndicales et convainc le Parti socialiste suisse : l’idée traverse le pays et enthousiasme partout où elle passe. On mesure que les positions féministes, ridiculisées dix ans plus tôt, ont bel et bien imprégné la société. Les femmes de tous bords et de toutes conditions se rebellent contre l’autoritarisme des hommes, particulièrement prégnant dans les milieux syndicaux. La magnifique trouvaille du slogan « Femmes bras croisés, le pays perd pied », avec son fier logo, de la couleur mauve ou fuchsia devenue symbole de cette grève, porte l’enthousiasme durant les mois de préparation. A Genève, une quarantaine d’associations, de syndicats et de partis soutiennent la grève. Les artistes, comédiennes, designers, musiciennes s’engagent et amènent la note de fantaisie et d’humour qui avait été déjà très développée dans les années 1970. La sororité prévaute sur les différends idéologiques de la gauche : la mobilisation s’amplifie de jour en jour et la Grève du 14 juin est un grand succès. Le 15 juin, la manchette de « La Suisse » annonce : « Grève des femmes : elles étaient 500 000 ». 500’000 à manifester contre le sexisme et pour l’égalité, par une vraie grève d’une journée, ou par une fête hors du foyer, par un pique-nique de quartier ou par un signe symbolique de solidarité, par exemple par le port d’un chemisier ostensiblement couleur fuchsia même quand on sert le café au patron.

 

 

Les revendications, principalement portées par les syndicats, concernent essentiellement l’égalité salariale et le respect au travail. Dans le manifeste genevois « Les neuf raisons de faire grève le 14 juin », on ne trouve pas de revendications sur la liberté sexuelle ou les droits des minorités, qui avaient tant été revendiqués par le MLF. Pas d’internationalisme, ni d’inclusion des droits des migrantes. Une seule page du livre de souvenirs « Fuchsia » comporte un témoignage d’une étrangère, une Argentine, et signale des messages de soutien venus d’Europe, d’Amérique, d’Afrique et d’Asie.

 

Un travail en profondeur

Le Collectif constitué pour l’organisation du 14 juin 1991 perdura une douzaine d’années, relayant les luttes des femmes, organisant les rassemblements et évènements du 8 mars, plutôt orientés vers la solidarité internationale, et ceux du 14 juin, plutôt orientés vers l’actualité suisse – veillant surtout au travail d’élaboration de la loi d’application de l’égalité, la LEg, adoptée en 1995 et entrée en vigueur en 1996. Entre temps, les féministes de toute la Suisse se sont mobilisées dans le Parlement et dans la rue pour faire élire une femme de gauche au Conseil fédéral, soit Ruth Dreifuss, suite au refus des Chambres fédérales à plébisciter Christiane Brunner, protagoniste de la grève. La LEg contient aussi la création du Bureau fédéral de l’égalité (certains cantons dont Genève ont déjà leurs bureaux cantonaux) et l’attribution de subventions pour soutenir des projets en faveur de l’égalité dans le monde professionnel. Cette officialisation a eu certes ses aspects positifs, mais a paradoxalement dissous l’aspect révolutionnaire de l’égalité entre femmes et hommes. Bien des personnes ont réagi aux nouveaux projets en répliquant « Mais c’est déjà acquis ! ». Des propositions jugées secondaires comme la féminisation des titres professionnels et des fonctions, par exemple, ont suscité beaucoup de réticences, avant d’entrer dans les offices de formation et dans les rédactions des journaux.

 

Lila Ballone am Frauenstreik 1991

 

L’application de la LEg s’est révélée fort difficile à réaliser. Les femmes intentant des procès à leurs employeurs pour inégalités salariales ou mobbing ont eu beaucoup de peine à se faire entendre, puis à prouver les faits. Des plaignantes ont été licenciées dès qu’elles parlaient de recourir à la justice ou durant ou après les procès. Et finalement peu de femmes ont pu obtenir justice grâce à cette loi, si espérée…

Même si l’idée d’égalité a progressé dans les mentalités durant la première moitié du 21ème siècle, de nombreuses inégalités perduraient dans la résignation ou la crainte silencieuse. De plus, les féministes du MLF et les femmes engagées dans le Collectif 14 juin commençaient à soupirer auprès d’une relève des jeunes. Les filles des militantes  semblaient se reposer sur la militance de leurs mères. Tout se complexifiait : la mondialisation nous faisait découvrir d’autres mentalités, d’autres conflits, difficiles à trancher, comme le port du voile ou la prostitution. Un creux de vague de la militance féministe s’amorçait… La Marche mondiale des femmes, partie du Canada, relança les engagements avec de belles manifestations genevoises et nationales et des marches à travers le canton en 2000 et 2010, mais nous éloignait aussi de nos problèmes suisses, qui nous semblaient bien minimes à côté de ceux des femmes victimes de la  guerre, de la famine et des viols collectifs, exilées ou expulsées de leur pays natal…

La situation de 2019 est beaucoup plus complexe qu’en 1991. Les luttes se sont diversifiées : nous ne sommes plus dans un féminisme global, mais dans des nuances de féminisme.

Mais l’exemple de femmes d’autres pays se révoltant en masse (Mexique, Espagne, Italie) encouragea peu à peu les jeunes femmes de notre pays. Elles commencèrent à oser s’indigner publiquement du harcèlement sexuel de rue, du machisme ambiant, des viols, non seulement sur les lieux de travail, mais aussi dans les lieux de fête. Dès 2013, des jeunes femmes se revendiquent « salopes », enfilent des bas résilles et autres costumes dits provocants pour réclamer, lors de marches dans la rue et de moments de réflexion, leur droit à s’habiller et à se comporter comme elles le veulent. Le slogan « Ne nous dites pas comment nous comporter, dites-leur de ne pas violer » a été lancé au Canada et fait le tour du monde. La revendication à la liberté du corps refait surface ! Est-ce ce mouvement qui donne le courage aux actrices américaines de dénoncer en 2017 les abus sexuels dont elles ont été victimes et à lancer la campagne #metoo, reprise dans le monde entier ? Le mot d’ordre « Osez le féminisme ! » s’impose. Enfin une immensité de jeunes femmes prend conscience de la nécessité du féminisme et adopte une attitude contestataire !

 

Un contexte porteur pour la Grève de 2019

C’est dans ce contexte que l’appel pour une nouvelle Grève des femmes le 14 juin 2019 est lancé par les syndicats de toute la Suisse au printemps 2018.

Un élan magnifique réunissant les féministes de toute la Suisse, des écolières aux « historiques » du MLF. Mais la situation de 2019 est beaucoup plus complexe qu’en 1991. Les luttes se sont diversifiées, les études genre, héritage des luttes post MLF, ont conceptualisé des notions subtiles. Nous ne sommes plus dans un féminisme global, mais dans des nuances de féminisme… Le manifeste romand comprend 19 raisons de faire grève, plutôt que les 9 de 1991 ! Il s’agit de tout inclure, de tout traiter : les discriminations dans le monde du travail, les retraites, le travail domestique, le partage des tâches, la liberté des choix sexuels, les violences sexistes, le droit d’asile, l’éducation et les formations, le droit au plaisir, l’autogestion, les stéréotypes, la solidarité internationaliste, sans racisme, sans sexisme, sans homophobie et sans transphobie (le climat aurait dû aussi être inclus à mon avis), le tout en négociant les éternelles rivalités des partis et des syndicats… L’équilibre est difficile à tenir ! La droite et le patronat feignent de s’indigner que les hommes ne soient pas admis dans l’organisation, comme s’il s’agissait d’une nouvelle invention incongrue ! Et lancent des avis de droit sur l’illicéité de la grève, plutôt que sur son interdiction. Le monde du travail est encore plus féroce, le climat économique plus tendu qu’à la fin du 20ème siècle. Et pourtant la Grève féministe et des femmes* – avec cet astérisque difficile à comprendre –, vilipendée, mais témoin de la volonté de tenir compte de toutes les minorités, a pris une ampleur inédite et s’est révélée énorme.

Les derniers chiffres de la mobilisation genevoise, 70’000 selon les estimations scientifiques de l’EPFL3, n’avaient jamais été espérés, même dans nos rêves les plus ambitieux. Cet événement va marquer une étape dans l’histoire des femmes. Les manifestantes se sont affirmées dans leurs banderoles « féministes » avec force et fierté. Ce terme qui il y a un an encore en Suisse n’était plus tellement usité, tant il avait été critiqué et ridiculisé. La grande Grève nous a donné une énergie et une fierté nouvelles, que nous devrons utiliser pour mettre en marche de nouvelles lois, de nouvelles règles et de nouvelles manières de vivre. Du Conseil fédéral au foyer conjugal, les comportements vont devoir changer.

 

Grève du 14 juin 2019 à Genève, ©Eric Roset, Galerie photo du SSP.

 


Références

1. https://www.edi.admin.ch/edi/fr/home/themes/egalite/egalite-entre-hommes-et-femmes.html

2. Syndicat de l’industrie, de la construction et des services

3. https://www.heidi.news/articles/nous-avons-confie-le-comptage-de-la-greve-des-femmes-a-geneve-a-pifpaf-un-algorithme-de-l-epfl

 

Commentaires

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Jet d’Encre

Bonjour Chloé, merci beaucoup pour votre lecture attentive et cette rectification importante. Nous avons corrigé l'inversion des noms dans l'article.

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Chloé Parrat

Bonjour, Il y a une erreur dans l'article: c'est Ruth Dreifuss qui a été élue au Conseil fédéral en 1993,…

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Jet d’Encre

Bonjour Chloé, merci beaucoup pour votre lecture attentive et cette rectification importante. Nous avons corrigé l’inversion des noms dans l’article.

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Chloé Parrat

Bonjour,
Il y a une erreur dans l’article: c’est Ruth Dreifuss qui a été élue au Conseil fédéral en 1993, suite au refus (par deux fois) des Chambres fédérales de soutenir Christiane Brunner… et non l’inverse! Et c’est justement à cause de son engagement féministe et dans la grève que Christiane Brunner a été « sanctionnée »…

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