International Le 16 avril 2020

Le Covid-19 ou l’empathie jusqu’aux frontières nationales

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Le Covid-19 ou l’empathie jusqu’aux frontières nationales

© Image CSSE

Les crises sont révélatrices. Pour Giuliano Beniamino Fleri, celle du Covid-19 montre que le pouvoir de décision est toujours entre les mains des États. Malgré l’abondance de discours internationalistes, ce sont eux qui demeurent les principaux acteurs de l’histoire.


 

L’historien Yuval Noah Harari suggère que l’urgence du Covid-19 agit comme un accélérateur des dynamiques qui affectent tous les niveaux de nos sociétés : de l’espace privé des familles en difficulté et des couples en crise aux plus hauts niveaux de gouvernance mondiale, obligés de repenser stratégies économiques et équilibres institutionnels1. En ce moment, si silencieusement tragique, une multiplicité d’idées retient l’attention de ceux qui observent les mouvements profonds que cette urgence laisse entrevoir. Parmi les différents éléments qui émergent, la tension entre les réponses institutionnelles au niveau international et celles au niveau national prend une signification particulière.

Pour être plus clair, la propagation du Covid-19 révèle les différents états de santé dont jouissent les États-nations d’une part et les organismes internationaux d’autre part. Alors que la pandémie, par définition, ne reconnaît pas les frontières, parce qu’elle n’a pas besoin de passeports ou de visas pour se propager, les réponses institutionnelles doivent nécessairement passer par le filtrage de l’appareil d’État. Alors que beaucoup avaient annoncé la mort des États-nations, cette pandémie nous rappelle non seulement que les États sont toujours vivants et en bonne santé, mais que tous les aspects de notre vie sont réglementés au niveau strictement « national ».

Le Covid-19 nous a rappelé qu’en 2020, le système mondial de circulation des personnes est toujours fermement contrôlé par les appareils d’État. Un trait de plume du président américain a suffi à bloquer tous les mouvements entre les États-Unis et l’Europe, tandis que quelques heures étaient suffisantes à transformer l’espace Schengen en souvenir2. L’Union européenne s’avère petite, au point que ses représentants ont dû assister à des tirs amicaux et à des critiques sèches de ses défenseurs les plus acharnés. Même le président de la République italienne Sergio Mattarella, incarnation d’une modération extrême, n’a pas résisté à l’envie d’extérioriser sa déception face aux attitudes des institutions européennes3.

Les réponses spécifiques à l’urgence sanitaire ont ensuite mis en évidence combien notre perception des choses qui nous entourent est solidement ancrée dans nos identités nationales. Si les pays européens peuvent apparaître comme les plus organisés pour une réponse concertée, les gouvernements n’ont en réalité reconnu l’urgence que lorsqu’elle s’est manifestée ouvertement à l’intérieur de leurs frontières nationales. Comme si les lois physiologiques et la manière dont l’être humain transmet un virus répondaient à des règles différentes d’un pays à l’autre. Ces réponses doivent nous faire réfléchir sur le fait que nos frontières nationales représentent toujours des frontières de sens, des limites d’un champ visuel au dehors duquel les choses apparaissent floues, presque immatérielles.

Nous en avons eu un premier aperçu dès que l’épidémie a commencé à se propager en Chine. Bien sûr, nous n’avons pas tous fait des déclarations telles que celles faites récemment par le gouverneur de la Vénétie, pour qui il n’était pas surprenant qu’une telle maladie se propage parmi les Chinois, mangeurs de rats et ayant une culture de l’hygiène douteuse4. Néanmoins, beaucoup de personnes ont profondément intériorisé cette logique : le Covid-19 était un mal appartenant à une réalité lointaine, organisée sur des principes trop différents. Pour les Italiens, l’histoire a commencé à prendre des contours différents dès fin février, avec les premiers cas avérés. Quelques jours ont suffi pour réaliser que la Chine n’est pas si loin que ça.

En tant qu’Italien à Genève, j’ai pu assister aux modalités d’organisation de trois pays : l’Italie, la France et la Suisse. Immergés dans cet environnement que d’aucuns aiment appeler international, nous nous sommes redécouverts italiens, français, américains, indiens, etc. Je doute que lorsque l’Italie a été témoin de l’augmentation exponentielle des cas, alors que le reste de l’Europe était encore relativement préservée, j’étais le seul à entendre des réflexions telles que « vous les Italiens vous êtes trop indisciplinés, vous ne savez pas comment suivre les règles de prévention, cela ne pourrait jamais arriver chez nous ». Soudainement nous, les Italiens, nous sommes devenus les « Chinois » et nous avons été surpris de découvrir que les gens avec qui nous travaillons tous les jours, avec qui nous partageons des moments, nous croient fondamentalement différents parce que nous venons d’un point qui tombe à l’extérieur des lignes imaginaires qui délimitent leur pays.

Nous avons essayé d’expliquer que la Lombardie a un bon système de santé, que le virus a une capacité de contagion extraordinaire, qu’en Italie nous ne vivons pas dans une orgie continue, mais notre raisonnement n’était pas suffisant pour raccourcir les distances. L’allocution de Macron était, par contre, suffisante pour convaincre beaucoup des Français que la situation était critique et que la menace les touchait directement5. Du jour au lendemain, la conférence de presse du Conseil fédéral a suffi pour convaincre les Suisses que le Covid-19 était une affaire grave et que la Suisse n’était pas à l’abri6.

Ainsi, tout au long du mois de mars, nous avons assisté à une série de déclarations toutes identiques avec lesquelles les dirigeants et chefs d’État européens ont reconnu l’existence d’une pandémie aux conséquences très graves. La réaction de beaucoup d’entre nous, Italiens, a, à son tour, pris le chemin le plus emprunté : la réaffirmation de l’identité nationale. Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, accusant les Français d’arrogance, les Néerlandais de cupidité, les Allemands d’opportunisme, etc.7

L’urgence dans laquelle nous nous trouvons, maintenant tous ensemble, nous montre une vérité que beaucoup n’ont pas perçue ou fait semblant de ne pas voir, surtout en Europe. Au-delà des discours et rhétoriques internationalistes, en 2020, les États sont encore les principaux acteurs de l’histoire et il ne faut pas se tromper : ces sentiments d’appartenance ne sont pas seulement inhérents aux structures institutionnelles.

La façon dont les gens, de toutes les classes sociales, créent et conçoivent leur identité dépend encore largement de leur passeport. Une situation d’urgence généralisée, comme celle que nous vivons, révèle que l’empathie envers les autres rencontre, avec les frontières nationales, des limites souvent insurmontables. Aujourd’hui, demain, et encore pour quelque temps, nous aurons tout loisir d’y réfléchir.

 


Références :

1. Yuval Noah Harari, The World After Coronavirus. This storm will pass. But the choices we make now could change our lives for years to come, Financial Times, 20/03/2020

2. Matina Stevis-Gridneff and Richard Pérez-Peña, Europe Barricades Borders to Slow Coronavirus, The New York Times, 17/03/2020

3. Marco Conti, Mattarella: Europa, ora basta. «Ue intervenga prima che sia tardi», Il Messaggero, 27/03/2020

4. Tommaso Ciriaco, Zaia: « I cinesi mangiano topi vivi ». L’ira dell’ambasciata, La Repubblica, 29/02/2020

5. Olivier Faye, Coronavirus : Emmanuel Macron en première ligne devant l’opinion, Le Monde, 12/04/2020

6. La Suisse quasi paralysée jusqu’au 19 avril, déplacements fortement réduits en France, fermeture des frontières européennes, Le Temps, 16/03/2020

7. Il suffit de faire de brèves recherches sur les réseaux sociaux pour se rendre compte qu’une vague anti-européenne et xénophobe approche l’Italie. Les exemples les plus frappants sont fournis par certains titres du quotidien ‘Libero‘ tels que « Dieu maudit les Hollandais » (12/04/2020) ou « Les Allemands nous détestent » (16/04/2020)

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