Instant du colloque dans la salle B106 d’Uni Bastions. © Mark Henley/Panos Pictures
Décidément, l’initiative « Contre l’immigration de masse » ne cesse de faire parler d’elle. Près de deux mois se sont écoulés depuis le dimanche 9 février, date à laquelle 50,34% des votants suisses acceptaient, une fois de plus, un texte défendu en cavalier solitaire par l’UDC. Les interrogations foisonnent, les incertitudes pleuvent et personne ne sait véritablement de quoi l’avenir des relations entre la Confédération helvétique et l’Union européenne sera fait. Faut-il s’en inquiéter ?
Dans le but de réfléchir aux conséquences des résultats de ce vote – et de proposer des solutions – une pléiade d’intervenants a participé au débat organisé conjointement par Le Temps et le Global Studies Institute de Genève, ce vendredi 4 avril. Dans la « cathédrale » du bâtiment d’Uni Bastions (qui aurait bien besoin, lui aussi, de solutions pour combattre la vétusté de ses installations), des personnalités se sont succédé sur la scène tout au long de la journée, afin d’envisager l’avenir politique, juridique, économique et social de notre pays, lors de ce colloque intitulé « Quel avenir européen pour la Suisse ? Après le vote du 9 février, comment sortir de l’impasse ? ».
Un vote « identitaire » selon l’enquête VOX
Hasard du calendrier, cette conférence s’est déroulée le lendemain de la publication des résultats de l’enquête VOX sur les votations du 9 février. Ce décryptage, réalisé par l’Université de Genève pour le compte de gfs.bern, a permis de recadrer quelque peu le débat et tuer dans l’œuf certaines idées reçues. Bien qu’il faille évidemment se garder de tirer des conclusions hâtives sur la base d’un échantillon de 1511 individus, l’enquête révèle néanmoins un certain nombre de tendances : effet de la campagne précédant le vote, malaise ressenti par la population face à l’augmentation objective de l’immigration, affrontement idéologique entre droite et gauche, affrontement identitaire également entre deux conceptions antagonistes de l’identité suisse, mobilisation inhabituelle des catégories les moins privilégiées en termes de revenu, de niveau d’éducation et de situation économique et, enfin, vote de protestation contre les autorités.
Autre enseignement du sondage VOX, souligné vendredi par Pascal Sciarini qui a participé à l’enquête: les Suisses ont voté en pleine connaissance de cause ! Dans le camp du « oui » à l’initiative UDC, les votants assument complètement le fait de mettre en péril les accords bilatéraux si cela doit être le prix à payer pour contrôler l’immigration. À ce sujet, le politologue genevois décrit le 9 février comme un « vote identitaire », puisque plus d’un tiers des sondés (35%) ayant accepté la fameuse initiative se justifie par le fait d’être contre l’immigration par principe et souligne qu’il y a déjà trop d’étrangers en Suisse. De plus, ils sont 17% à considérer que la Suisse doit gérer toute seule son immigration. Pour les phrases bateau du type « le peuple n’était pas bien informé » ou « les citoyens ayant glissé leur bulletin dans l’urne n’ont pas pensé aux conséquences de ce vote », on repassera…
Ainsi, l’enquête VOX tombait à point nommé pour réduire le nombre de portes dérobées par lesquelles les intervenants auraient pu s’échapper. Ces derniers ne pouvaient faire fi des questions de fond engendrées par le vote du 9 février et on allait, enfin, pouvoir assister à un débat avec des prises de position claires de la part des personnalités présentes. Du moins, l’espérait-on.
« C’est elle/lui qu’a commencé ! »
Les premières sanctions de l’Union européenne n’ont pas tardé à se manifester après le 9 février : adieu les programmes académiques Horizon 2020 et Erasmus+ pour les chercheurs et les étudiants suisses ! Une mesure « lâche » – nous y reviendrons – qui met en péril l’avenir de la recherche en Suisse. Avant d’entrer plus en détail dans ce débat, il est intéressant de noter qu’on a parfois eu l’impression d’assister à une querelle de cours d’école.
Qui blâmer après l’annonce du gel de ces partenariats académiques ? La Suisse, car consciente des conséquences qu’aurait entraîné la remise en cause d’un accord – ici la libre circulation des personnes – sur l’ensemble des autres accords (la fameuse « clause guillotine ») ? L’Union européenne, car, prenant son courage à deux mains, celle-ci a visé un secteur qui ne lui portera pas trop préjudice – du moins le pense-t-elle – à court terme d’un point de vue économique ?
Cette vision manichéenne de la situation s’est ressentie dans un certain nombre de discours, notamment celui de Michel Duclos, ambassadeur de France en Suisse, pour qui il était normal que l’UE « marque son mécontentement » après la provocation suisse. Lui faisant écho, l’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin a illustré son propos par une parabole dont lui seul a le secret : Qui a tiré la première pierre ? C’est bien la Suisse ! Et maintenant on s’étonne que la vitre soit brisée… En règle générale, il est de la responsabilité du tireur de réparer ce qu’il casse.
En face, Yves Nidegger, conseiller national UDC, a rappelé que la Suisse s’est traditionnellement tenue à l’écart des dynamiques européennes, depuis la construction des États-nations jusqu’à la Guerre froide, en passant par la Seconde Guerre mondiale. M. Nidegger a affirmé que les relations Suisse-UE ne sont pas le fruit d’un « mariage », comme le stipulait plus tôt dans la journée Yves Rossier, secrétaire d’État au Département fédéral des affaires étrangères, mais bien d’un contrat. Et un contrat n’est pas figé dans le marbre, mais se renégocie, selon lui. Toute la faute revient donc à l’Union européenne, incapable de reconnaître les avantages de « placer fréquemment un thermomètre dans le rectum populaire pour en sonder l’opinion »1 quand cette dernière ne lui convient pas.
Au-delà des appréciables joutes verbales et autres combats rhétoriques, on peut considérer que ressasser les erreurs du passé et vouloir à tout prix montrer à la maîtresse que « c’est pas moi qu’a (sic) commencé Madame, c’est l’autre » ne fera pas véritablement avancer le schmilblick.
Comment sortir de l’impasse ? Du temps, beaucoup de temps…
Fidèle à la question posée par le titre du colloque – « Après le vote du 9 février, comment sortir de l’impasse ? » – René Schwok, professeur au département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève, a proposé trois scénarios, inspirés par trois titres de films réalisés par Cédric Klapisch, dans le but de titiller les intervenants pour qu’un vrai débat suive son discours. Pour sauver les sept accords bilatéraux, se dirige-t-on vers la solution Auberge espagnole, sorte de gros mélange pour en sortir une solution fourre-tout ? Vers les Poupées russes, en emboîtant tant bien que mal un accord sur l’autre pour consolider l’ensemble des bilatérales ? Ou, finalement, vers un Ni pour ni contre (bien au contraire), en laissant une ambigüité totale sur les intentions suisses pour le futur ?
En réalité, l’unique certitude pour l’avenir est d’ordre géographique, comme l’a mentionné Richard Jones, ambassadeur de l’Union européenne à Berne : la Suisse est et sera toujours au centre de l’Europe ! Pour le reste, l’idée selon laquelle c’est désormais à la Suisse de faire le premier pas fait relativement consensus. La Confédération ne pourra pas conserver éternellement cette approche à la carte, juge Yves Rossier, et c’est à elle seule de savoir ce qu’elle veut pour apporter à l’Europe des solutions concrètes. Et c’est là qu’un facteur clé intervient : le temps.
En effet, comment savoir exactement ce que nous voulons quand un résultat électoral frôle les 50%2 pour chaque côté, s’interroge Pascal Sciarini. Se mettre d’accord à l’interne prendra inévitablement du temps pour prendre en compte la position de chaque force en présence. À titre d’illustration, le PS souhaite une « application souple » du nouvel article 121a pour sauvegarder l’accord sur la libre circulation. L’UDC, en revanche, est d’avis que renoncer à la libre circulation des personnes ne serait « pas une catastrophe » ; l’UE n’oserait pas résilier les six autres accords car elle y a trop d’intérêts, a déclaré vendredi Christoph Blocher dans les colonnes du Temps.3
Il faut également garder à l’esprit que la procédure européenne n’est pas un modèle de vitesse d’exécution : elle nécessite l’accord des 28 États membres sur la « question suisse », chacun possédant son propre avis sur le sujet. En raison de ces contraintes temporelles, il faut nous préparer à deux ans d’inquiétude et d’insécurité au minimum, selon le secrétaire d’État Yves Rossier.
La recherche immédiatement touchée
Une période de transition que n’a pas connu un secteur clé du système suisse : la recherche, autour de laquelle s’est cristallisé le débat vendredi dernier. Avec une réactivité rarement observée jusqu’alors, l’Union européenne a décidé le 26 février d’exclure les étudiants et les chercheurs suisses des programmes Erasmus+ et Horizon 2020. Une menace mise à exécution aussitôt obtenu l’aveu de la Suisse sur l’impossibilité de signer l’accord de libre circulation avec la Croatie après les résultats des votations.
L’incompréhension règne dans les milieux académiques : pourquoi faire porter la croix à ceux qui « pratiquent » l’Europe au quotidien ? L’Europe, elle, se défend en rappelant que les règles du jeu étaient claires et connues de tous : pas de signature et de ratification de l’accord de libre circulation avec la Croatie, pas de garanties d’une participation helvète aux programmes universitaires européens. Un argument loin de convaincre Patrick Aebischer, le plus remonté des représentants des milieux académiques lors du colloque.
Le président de l’École polytechnique fédérale de Lausanne s’est insurgé contre ce qu’il considère comme une « prise en otage de la science par la politique ». « L’Europe est allée trop loin! », clame-t-il. Sacrifier la recherche sur l’autel de la diplomatie est dangereux, puisque l’UE en subira tout autant les conséquences que la Suisse : en effet, l’EPFL est l’université la plus internationale du monde, avec 50% de professeurs et 40% d’étudiants étrangers. Des échanges donc bénéfiques pour l’économie des deux parties.
Une question venue du public soulignait le manque de communication de la part des chercheurs avant le vote du 9 février. Les scientifiques seraient coupables de n’avoir pas assez informé la population sur les bienfaits des programmes d’échanges académiques et sur les dangers encourus par la Confédération en cas de blocage de ces partenariats, notamment les potentiels effets néfastes sur l’économie suisse. « Difficile pour les scientifiques d’avoir des arguments populistes », a rétorqué Patrick Aebischer, qui reconnaît cependant le travail à accomplir sur ce sujet. Unique solution selon lui : « extraire » une bonne fois pour toutes la recherche de la diplomatie et lui accorder un statut spécial pour la protéger définitivement.
Autre proposition venue de Pascal Couchepin : faire contre mauvaise fortune bon cœur ! Selon l’ancien conseiller fédéral, même une situation négative peut avoir ses avantages. Dans le cas d’espèce, c’est une opportunité pour la Suisse d’aller explorer de nouvelles zones géographiques et de renforcer les échanges avec d’autres partenaires, notamment les pays dits du BRICS4. Enfin, le natif de Martigny a préconisé d’effectuer un travail d’information pour « prouver que la recherche fait partie intégrante de l’identité suisse ».
Pas encore de solutions, mais déjà des enseignements
Arrivé à la conclusion de ce texte, le lecteur peut constater que les solutions pour l’avenir des relations entre Suisse et Union européenne ne sont pas légion à l’heure actuelle. La diplomatie devra faire son travail, les juristes se casseront la tête pour tenter de résoudre l’oxymore « ménager les bilatérales et respecter la votation populaire » et le Conseil fédéral soumettra une proposition formelle à l’Europe avant cet été. D’ici là, peut-être faudrait-il mettre en exergue deux points essentiels, selon moi, qui pourraient faire pencher la balance lors d’une prochaine votation sur ce sujet.
Le rôle des partis du centre et particulièrement de la droite « traditionnelle », tout d’abord. À écouter le président du Conseil d’État du Canton de Genève François Longchamp, intervenu en fin de journée aux Bastions, la Suisse « devrait revoter, mais pas sur la même question ». Et ce afin de confirmer – ou infirmer – une bonne fois pour toutes la voie bilatérale choisie depuis 1992. Pour lui, et pour le Parti libéral-radical auquel il appartient, la libre circulation est un élément indispensable pour la santé économique du pays et plus particulièrement d’un canton comme Genève, a-t-il encore rappelé vendredi. Dans ce cas, peut-être serait-il judicieux d’en convaincre leurs propres militants (à l’échelle nationale), puisqu’ils sont tout de même 40% à avoir accepté l’initiative de l’UDC le 9 février, révèle l’enquête VOX.5
Enfin, comment ne pas parler des grands absents des dernières votations: les jeunes. En effet, ceux-ci ont été les premiers – avec les chercheurs et les scientifiques – à être directement touchés par les sanctions européennes post 9 février, via le gel du programme Erasmus+. L’état de choc a laissé place à la colère, et les protestations contre ces mesures « injustes » et « illégitimes » ont fusé, notamment sur les réseaux sociaux. Mes semblables ont, semble-t-il, la fâcheuse tendance à oublier que ce n’est pas sur Facebook ou Twitter que l’on vote, mais bien en glissant son bulletin dans l’urne (ou en l’envoyant gratuitement par la poste, restons dans l’ère du temps). Surtout qu’avec une pincée de mobilisation et d’engagement citoyen supplémentaire, les 18-29 ans pourraient jouer un rôle – décisif, surtout quand les résultats affichent des scores aussi serrés – dans l’issue d’une prochaine votation. Et ce n’est pas un relent de populisme moralisateur qui le dit, mais bien les faits : la catégorie des 18-29 ans est celle qui a rejeté le plus fortement l’initiative « Contre l’immigration de masse ». C’est aussi celle qui, malheureusement, s’est le plus abstenue de voter le 9 février dernier.6
1. Je me vois dans l’obligation de préciser que cette formule n’est pas de moi, mais a été prononcée par Yves Nidegger lui-même.
2. 50.34% de Oui, 49.66% de Non pour l’initiative « Contre l’immigration de masse ». https://www.rts.ch/info/dossiers/2014/votations-federales-du-9-fevrier/5597512-les-suisses-acceptent-l-initiative-de-l-udc-contre-l-immigration-de-masse.html
3. « Aucun accord bilatéral n’est vital ». Interview de Christoph Blocher par Yves Petignat, Le Temps, vendredi 4 avril 2014.
4. Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. À noter que le conseiller fédéral Johann Schneider-Amman était justement à Rio vendredi 4 avril pour inaugurer le premier réseau swissnex en Amérique latine, destiné à renforcer la place scientifique et le pôle d’innovation suisse. Toutefois, cela ne s’est apparemment pas très bien passé puisque le Brésil ne veut pas réengager des fonds pour le programme bilatéral de recherche avec la Suisse, selon la RTS : http://www.rts.ch/info/suisse/5748426-coup-de-frein-au-programme-de-recherche-bilateral-suisse-bresil.html
6. Idem.
Autres sources:
« Le temps du réalisme et des vraies questions », Pierre Veya, Le Temps, vendredi 4 avril 2014.
« Après la blessure, le rebond », François Modoux, Le Temps, vendredi 4 avril 2014.
La réponse est connue, au niveau national elle est entre 16 et 17% d'étudiants universitaires (incl.EPF/HES), conformément aux ordonnances, par…