Société Le 5 décembre 2020

Les squats, des lieux uniques de création culturelle

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Les squats, des lieux uniques de création culturelle

Conférence Jet d’Encre : La fonction sociale des squats

Quelle fonction remplissaient les squats et qu’apportaient-ils d’un point de vue culturel ? La comédienne Justine Ruchat revient sur ses années vécues en squat, ces lieux de vie pluriels où foisonnaient le débat et la création.

Ce texte est celui lu par Justine Ruchat lors de la conférence de Jet d’Encre sur les squats qui a eu lieu il y a tout juste une année, le 5 décembre 2019.


 

Bonsoir,

 

Avant de rentrer dans le vif du sujet, j’aimerais dire une chose importante pour moi : la réalité et les expériences autour des squats sont multiples. Toutes les personnes qui ont composé, côtoyé ce milieu, qui ont occupé des maisons, des espaces, des ateliers, l’ont fait pour des raisons très diverses et de manières très diverses. Ce que je vais dire ne concerne donc que moi, la façon dont je perçois mes quelques années passées dans ces maisons et mon point de vue. Je ne suis la porte-parole que de moi-même.

 

C’était une réalité multiple et insaisissable et, selon moi, c’est aussi de là que le mouvement a tiré sa force et sa singularité. Il doit continuer d’être envisagé dans sa pluralité et rester aussi quelque part un peu insaisissable. Le mot « squat » regroupe également différentes réalités administratives, qui vont du contrat de confiance à l’occupation, en passant par des partenariats ou arrangements plus ou moins officiels.

 

C’est pour cela que j’aurais envie de voir ces « années squat » comme un phénomène de manière plus large, un mouvement de société, révélateur d’une culture de vie, dans un milieu, dans des maisons partageant (et parfois aussi ne partageant pas) certaines valeurs ou styles de vie.

 

C’est difficile d’en parler parce que ce que j’y ai aimé principalement, c’est que tout échappait aux cadres et à « l’étiquetage » quel qu’il soit, parce que fait par les gens depuis l’intérieur donc forcément multiforme et inclassable, alors comment en parler sans coller moi-même une ou des étiquettes ?

 

Les différents lieux occupés ont eu pour conséquence un fourmillement, un foisonnement et une dynamique culturelle, sociale et politique riche, qui faisait de Genève un pôle attractif : salles de concert, bars, expositions, lieux éphémères, cantines, débats, infokiosques, soirées de soutien, espaces d’accueil…

 

Je ne suis sûrement pas la plus légitime pour parler, dans le sens que certain.e.s ont été plus investi.e.s, sur une période beaucoup plus longue, de façon peut-être plus intense. J’y ai fait un passage comme habitante durant environ deux ans, avant de faire ma route plus loin. J’ai bénéficié de ce que ces lieux proposaient, des concerts, des expositions, sans forcément en faire moi-même partie… Et ça aussi, c’est révélateur d’une façon dont certain.e.s ont été en contact avec ce monde là et l’ont fait vivre.

 

Mon idée n’est pas de dresser un tableau objectif de ce que cela a été, ni même de rendre compte de la force et de la richesse de ce mouvement. C’est plutôt pour moi, l’occasion de s’interroger sur aujourd’hui et sur demain, sur les choix, les directions, les responsabilités politiques au regard de ce que ce mouvement a mis en question, en action, et a permis de vivre.

 

Le Rhino, 2007, Genève. Aujourd’hui disparu. ©GastelEtzwane

 

Dire aussi que c’est un problème pour moi d’utiliser des temps verbaux au passé. Parce que les luttes, les préoccupations, les personnes qui étaient dans ces maisons existent toujours et que c’est la forme du squat, sa dynamique, telle qu’elle a été durant plusieurs générations qui n’existe plus sous la même réalité, parce qu’on l’a empêchée, entravée, déconstruite. Et que des maisons occupées, il y en a toujours, plus discrètes ou sous d’autres formes.

 

Il est clair que ce mouvement n’existait pas pour rien. Il était un poumon de la ville, en réponse à une société gouvernée par l’argent et il exprimait des envies et des possibilités, des ouvertures vers autre chose. Et ces envies, ces besoins, ces questions sont toujours présentes.

 

Bon voilà.

Fin du préambule.

 

Donc, moi, j’ai côtoyé ce monde sans le savoir, d’abord par le théâtre. J’ai joué enfant au théâtre de la Parfumerie qui avait été investi par un groupe d’artistes, à l’état de friche industrielle où tout était à reconstruire. C’est là qu’à 8 ans, j’ai commencé le théâtre, sans rien penser de particulier de ce lieu dans lequel j’étais. C’était un lieu où faire des choses. Et j’y ai vécu le début de ma formation théâtrale durant une dizaine d’années. Ensuite, ce monde-là, je l’ai côtoyé dans les salles de concerts, à la cave 12, à Rhino, à Artamis, à l’Usine. On était autour des années 2000, ou un peu plus tard, donc pour un mouvement commencé dans les années 70, c’est peu de dire que je n’en ai eu qu’un petit aperçu… J’ai souvent eu la sensation d’être arrivée un peu tard.

 

Et j’ai eu besoin à un moment donné de sortir du cadre familial. J’étais toute jeune, je venais de commencer le collège. Donc pas de revenu, ni de situation pour payer un loyer ou obtenir un bail. Et je ne voulais pas vivre seule. Je suis arrivée, là, parce qu’on m’a proposé de l’aide.

 

Cette maison où je suis arrivée a joué un rôle de tampon, hors des structures de contrôle ou d’accompagnements sociaux-éducatifs où je ne souhaitais pas aller et qui auraient été tout à fait inappropriées. Comme un espace intermédiaire entre la vie de famille et la « vie de grand », où tout n’est pas simple, c’est clair. Plein de choses à apprendre, à observer. Dans mon cas, j’avais une dizaine d’année de moins que les autres habitant.e.s qui en avaient autant d’avance en termes d’habitude de la vie collective.

 

Ce que j’y ai rencontré, c’est un espace, des espaces où l’on se confronte, où l’on réfléchit, à comment vivre ensemble entre nous, à la maison, mais aussi dans le monde, à plus large échelle, avec la possibilité à la maison de choisir et d’établir des règles de fonctionnement pouvant être réévaluées en permanence. Avec des réunions aux discussions parfois sans fin, des repas partagés, des soirées, des conflits, des accueils de gens pour la nuit, des amis, des sans-abri ou des voyageurs, des discussions sur le déroulement du monde, de la peinture, un panneau solaire et de la coupe de bois, de la nourriture pour les poules et des visites policières.

 

Pour l’anecdote sur les visites policières, j’étais étonnée que les policiers demandent chaque fois à parler au chef de maison, comme si c’était impossible de fonctionner sans, et évidemment comme si cela ne pouvait être qu’un homme. Et leur regard mi-surpris mi-suspicieux lorsqu’on leur répondait qu’il n’y avait pas de ça chez nous.

 

Site d’Artamis, Genève, aujourd’hui disparu. ©BiiJii

 

Une vie de maison, en collectif, avec l’investissement dans l’entretien et l’aménagement des espaces pleins de possibilités instables. Et aussi des espaces de confrontation de points de vue, de convictions, d’engagement politique, où se déterminer, se rencontrer, avec des échanges improbables, des situations insolites, parfois amusantes, parfois désagréables.

 

Ces espaces m’ont donné la sensation de tous les possibles, où l’on réfléchit à ce que l’on veut faire, vivre, et la façon de le faire ou de le vivre, avant de réfléchir à combien on veut gagner, mettant en avant des choix de vie, des idées, des valeurs, des envies, des luttes, des engagements, contrebalançant avec la puissance économique, la standardisation, les institutions ou les tendances conformistes de la ville.

 

Tout ça me manque aujourd’hui, où l’on vit dans un monde très divisé, éparpillés, dans nos appartements, derrière nos écrans, aux quatre coins de la ville.

 

Une chose sur laquelle je voudrais insister, c’est que c’était avant tout des lieux de vie. Des maisons, avec des gens, des personnes. En dehors de toutes les étiquettes ou les images préfabriquées qui sautent aux esprits quand on dit : squat. C’était des maisons où des gens vivaient.

 

Ensuite, je suis partie me former dans le théâtre à Bruxelles, et là aussi, les premiers endroits, à la sortie de l’école où nous avons fait des expérimentations, des ébauches, des prémisses et parfois même des spectacles, c’était dans de vieilles usines retapées, des anciennes imprimeries, parfumeries et autres, des lieux où on ne payait que le chauffage en hiver, si chauffage il y avait, et un petit soutien pour la salle, si c’était possible. Sans réelles contraintes de temps, en train de chercher la manière dont on avait envie de fonctionner, ce qu’on avait envie de dire et de faire.

 

Aujourd’hui, à Genève, si je veux créer un spectacle – ce que j’ai fait pour la première fois l’année dernière – , en tant que jeune comédienne, metteuse en scène, ou je ne sais quoi, sans réputation, ni carrière particulière, ni rien, je dois d’abord trouver un théâtre, donc monter un dossier qui soit susceptible d’intéresser un.e directeur.trice, faire des dossiers de subventions, trouver des bailleurs de fonds, faire de la publicité… (et tout ça gratuitement. Oui, avec quel argent financer ce travail ?) Bref, envisager mon travail comme la production d’un objet scénique. Un produit à vendre et que l’on va m’acheter.

 

Donc quelle place pour la prise de risque, l’expérimentation, l’intuition, le questionnement autour d’un thème ou d’une forme, les expériences foireuses ou absurdes, s’il n’y a pas de lieux où faire ses armes, ses recherches, rencontrer son identité artistique plutôt que d’en faire un objet de marketing ?

 

A mon retour de Bruxelles, j’ai travaillé au théâtre du Galpon, théâtre qui est né sur le site d’Artamis, donc issu directement de cette culture-là. En octobre 2019 s’est tenu au Galpon, une discussion concernant l’avenir du quartier suite au projet urbain PAV. A cette occasion, un des intervenants présents à la discussion concernant l’avenir de ce pôle culturel alternatif, nous a parlé de la cabane de son jardin de son enfance, détruite par un projet urbain, mais existant encore dans son cœur, et nous a dit qu’il s’y était adapté.

 

Théâtre du Galpon, Genève. Fanny Schertzer

 

Au-delà de prendre comme une offense l’analogie entre une maison pour le travail des arts de la scène, où des artistes vivent et travaillent sans relâche avec assiduité, et la cabane de jardin d’un petit garçon, j’ai envie de répondre qu’à défaut d’exister dans mon cœur, cette culture et ces maisons qui ont disparu sont belles et bien absentes du paysage urbain genevois, et ce, sous l’effet de choix politiques, avec l’appui de la presse et de l’opinion publique. Ces choix influencent et construisent notre ville, notre réalité et notre quotidien qui eux, sont bien réels. Ils n’existent pas dans notre imaginaire. Et la diminution drastique de ces espaces et de cette culture se fait ressentir.

 

Les différents lieux occupés ont eu pour conséquence un fourmillement, un foisonnement et une dynamique culturelle, sociale et politique riche, qui faisait de Genève un pôle attractif (si l’on suit même la logique du rayonnement d’une ville). Salles de concert, bars, expositions, lieux éphémères, cantines, débats, infokiosques, soirées de soutien, espaces d’accueil…

 

L’étouffement de tout cela est le reflet de décisions, et d’un « air du temps » qui valorisent le risque zéro, le contrôle, la méfiance, le repli sur soi et l’aseptisation générale.

 

Je le regrette.

 

Pour la dynamique et la vie d’une ville, de « ma » ville si tant est qu’elle m’appartienne, je rêverais d’une vie plus collective, plus vivante, plus politisée, plus audacieuse, ouverte et surprenante que celle qui se déroule aujourd’hui sur les grands boulevards asphaltés de paillettes, arpentés par des hordes de travailleurs en costards noirs.

 

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