Politique Le 22 décembre 2015

Quelle alternative pour Genève?

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Quelle alternative pour Genève?

Le Grand Théâtre de Genève © Jet d’Encre/M. Maccabez

Essayons de laisser de côté l’attaque du Grand Théâtre, les dégâts causés aux magasins indépendants, et même le vocabulaire libertaire que l’on peut lire sur les murs de la ville. Juste un instant, essayons de ne pas tomber dans la réaction pour essayer de poser une réflexion sur les événements de la nuit du 19 décembre à Genève. Il semble important d’analyser le fond avant d’en observer la forme. Grossière erreur diront certains, tant l’indissociabilité peut être forte, mais les moyens peuvent parfois masquer les fins. Et c’est là tout l’enjeu des évènements de samedi dernier. Loin d’être complaisant envers le vandalisme et sans chercher à excuser des actes délictueux, il faut remonter à la source et déceler les causes d’un malaise profond que viennent masquer les agissements de certains.

La « manifestation sauvage » soulève des questions fondamentales qui renvoient à la place d’une partie de la jeunesse dans la vie politique, sociale et culturelle genevoise. Une jeunesse qui ne trouve que déni et porte close de la part de la classe politique, une jeunesse privée de relai politique, ou médiatique, pour exprimer ses idées. Souvent sans parti mais politisée, frustrée par le mépris des représentants populaires, déçue par un État inconstant, désinhibée et créatrice, elle ne trouve sa place que dans les marges, dans une alternative, dans des micros-bulles que menace tous les jours l’ordre sécuritaire, hygiéniste et autoritaire.

L’alternative, au-delà d’un espace d’amusement, est un lieu d’expression, de création, de partage, en somme de culture et de social. Protéiforme et riche, cette alternative est une nécessité : elle ne vise pas à représenter qui que ce soit, elle ne vise pas à répondre à une demande, l’alternative n’est pas une sous-culture, n’est pas un lieu pour les désargentés, les gauchos ou les marginaux ; elle existe de par la simple nécessité de faire du différent et de penser différemment. Et c’est bien à cela que renvoie cette manifestation. Au-delà de défendre un lieu, de défendre des subventions, une offre, ou des structures, l’alternative s’engage régulièrement pour la possibilité de créer dans du non-normé. « Sauvage », c’est se placer hors de la civilisation, hors de la structure. Nul besoin d’autorisation, de règles et de lois. L’alternative ne demande rien, seulement qu’on puisse la laisser exister. C’est cela, à l’heure actuelle, qui semble échapper à la classe dirigeante. Les récentes positions du conseiller d’État Pierre Maudet ou du Conseil municipal de la Ville de Genève concernant l’Usine en sont l’exemple même.

Le Genevois a la mémoire courte. Voilà une dizaine d’années que la jeunesse descend dans la rue régulièrement pour cette alternative. Avec la fermeture d’Artamis, et celle des squats, l’État, conscient qu’offrir des espaces équivalents était important, a pris des mesures pour que puisse exister l’alternative dans les murs de la ville. Mais dans quelles conditions ? Pression constante, menaces de fermeture, expulsions, mises aux normes forcées: il en a résulté une réelle précarité pour ces espaces et leur dénaturation rampante. La volonté étatique de mettre le différent dans des cases, de le faire rentrer à tout prix dans le rang a régulièrement débouché sur des manifestations. L’Usine cristallise parfaitement l’enjeu que représente l’existence de l’alternative au sein de la collectivité. Cependant, le combat n’est pas uniquement celui de cet acteur de premier ordre, car n’en déplaise à certains politiciens, l’alternative ne se résume pas seulement à cet espace. Motel Campo, Pachinko, Buvette des Cropettes, Parfumerie/Gravière… partout l’appareil administratif cherche à décourager, fermer, déplacer, museler, avec pour conséquence une raréfaction des lieux et l’engorgement de ceux qui restent. D’un autre côté, les autorisations de manifestations en plein air sont la plupart du temps impossibles à obtenir et la police poursuit les organisateurs de fêtes « sauvages ». L’ouverture de nouveaux lieux ou l’organisation d’évènements sont soumis à une conditionnalité kafkaïenne. Le droit de manifester a été confisqué par un vote populaire. Dans ces conditions, c’est un tissu culturel d’importance qui s’effrite, c’est un relai nécessaire qui disparaît peu à peu face à la volonté normalisante. Ce sont le découragement et un ras-le-bol certain qui donnent naissance à des manifestations de ce type. Certes, le moyen d’expression n’est pas le plus adéquat, mais il symbolise le malaise et la frustration d’une partie de la société.

La réaction politique ne s’est pas faite attendre. Tous dénoncent purement et simplement la violence des événements. On peut lire sur les réseaux sociaux le dégout d’une partie de la jeunesse, pourtant la même qui s’empressait de se mobiliser pour l’Usine ou d’autres lieux. La culture institutionnelle, réunie dans le collectif La Culture Lutte, se presse de se distancer. Phénomène du « pas en mon nom » généralisé. Cette position renvoie à ce qu’est l’alternative, à son auto-marginalisation due à sa radicalisation. Personne ne veut risquer de soutenir des voyous. De gauche et de droite, on dénonce, on accuse, on s’empresse de noyer le poisson. On se presse de déplacer le débat sur le rôle des forces de l’ordre, ou sur la présence de « black blocks ». On vient à parler d’une « manifestation dépassée par les casseurs ». Or, le vandalisme et la casse, actes déplorables et répréhensibles, ont incarné l’expression visible d’un mal plus profond. En voulant séparer le vandalisme de la revendication, on porte un faux débat sur la partie émergée de l’iceberg. Et c’est là le nœud de l’affaire: cette explosion de violence résulte directement d’une problématique bien plus lourde que de « casser pour casser ». On nie à ces évènements la possibilité d’être une voie d’expression. Personne ou presque ne semble se demander comment et pourquoi on peut en arriver là. Encore une fois, la seule réponse au mouvement est un déni aveugle, un mépris général et une incapacité de recul. Le dialogue social, pourtant fondamentalement ancré dans la mentalité suisse, semble au point mort, et sa reprise se fera avec difficulté, tant chacun semble s’enfoncer dans sa radicalité.

Globalement, l’enjeu à moyen terme de la politique de l’État est la dégradation, voire la disparition, d’une offre culturelle de qualité, ouverte au plus grand nombre. En poussant à l’asphyxie le milieu alternatif, Genève se prive également d’un laboratoire et d’un vivier de talents. La culture alternative reste avant tout un lieu d’expérimentation en tout genre et de projets multiples. Les penseurs, artistes et citoyens de demain naviguent dans cet entre-monde où il leur est permis de créer sans contrainte et d’essayer sans pression. Car c’est bien par ce réseau que naissent et existent de nombreux acteurs importants de la société d’aujourd’hui et de demain. Une prise de conscience du corps politique est nécessaire pour éviter que la situation devienne critique. Il devient urgent de renouer un dialogue sain et constructif et de tenter de comprendre l’alternative plutôt que de la mater pour la faire entrer dans un rang qu’elle rejette à tout prix.

 

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