Société Le 19 décembre 2017

Retraite silencieuse : nos souffrances à demi-mot

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Retraite silencieuse : nos souffrances à demi-mot

Comme de plus en plus de Suisses, Charlotte Frossard a expérimenté la retraite méditative et silencieuse. Quel est l’effet de cette absence de parole ? Que recherchons-nous dans ces pratiques qui fleurissent sous nos latitudes occidentales ? Découvrez sa réflexion.


 

Partir dans une maison recluse dans la nature, se défaire de tout lien avec le quotidien, méditer de l’obscurité du matin à celle du soir et garder coites ses paroles à l’intérieur – le tout durant trois jours, pour se retrouver en pleine conscience ? La promesse est tentante. A l’heure où le rythme du quotidien nous écartèle entre mille pensées, où les réseaux sociaux scandent leur présence comme une litanie enrayée et où je m’affole d’être toujours en retard sur quelque chose, l’expérience du huis clos est plus que séduisante. Au point que toutes les personnes auxquelles j’en ai touché un mot se sont extasiées devant cette drôle d’expérience et m’ont pressée de la leur conter à mon retour : J’ai toujours rêvé de faire ça, ont soufflé plusieurs d’entre elles.

Retraite bouddhiste, méditative et silencieuse ? Engagez-vous, qu’ils disaient. Trouvez-vous, affrontez-vous. Renouez avec vous-même et vous trouverez la réponse que vous cherchez tant. Les lieux et les propositions de telles retraites fleurissent à l’envi, en Suisse et ailleurs : j’ai donc rajouté mon nom à une longue liste d’inscrits, baroudeurs de la spiritualité en quête d’eux-mêmes.

Je n’y suis toutefois pas allée sans m’être passablement questionnée sur l’image que nos sociétés occidentales se font de la vie bouddhiste et de la retraite monastique. Curieuse, je m’étais essayée au yoga dans des salles bondées d’enthousiastes. La philosophie derrière cette pratique vieille comme le monde m’avait interpellée : la méditation par le mouvement, par l’enchaînement des postures ; l’union du corps et de l’esprit détachée de tout matérialisme. Or quelle ne fut pas ma surprise en constatant les dérives de l’appropriation occidentale du yoga (lire à ce sujet): j’ai rapidement délaissé les cours où défilaient les plus belles boissons détox, thés verts et graines de chia en mindfulness, tenues de yogi affriolantes instagrammées et snapchatées, et continué ma pratique en autarcie.

 

L’imaginaire bouddhiste

Je me suis donc rendue à cette retraite avec les mêmes interrogations avec, au cœur, l’imaginaire collectif des monastères bouddhistes : des lieux sacrés sur lesquels le silence fait régner une mystérieuse torpeur ; des silhouettes orangées glissant entre deux effluves d’encens ; la sérénité durement acquise mais doucement chérie. A quel point essayons-nous de reproduire cette romantique – et romanesque – image chez nous ?

Arrivée au refuge engoncé dans une vallée blanchie par la neige, les règles qui nous sont présentées sont simples mais militaires : le silence commencera après le premier repas. Les hommes et les femmes sont séparés, les portables éteints, les repas seront végétaliens et nous vivrons au rythme du gong qui proclamera tout changement d’activité. A chaque méditation se succédera une marche méditative, de 6 heures du matin à 21 heures. Il est proscrit de lire (pour ne pas se distraire) et, une heure par jour, chacun doit accomplir son « karma yoga » : effectuer une tâche dans la maisonnée. Pour moi, ce sera les douches du deuxième étage. Nous sommes une vingtaine, venus en couple ou en groupe.

 

Le poids du silence

Après notre premier repas pris dans la salle commune, le silence s’installe donc.

Les couples qui se tenaient serrés jusque-là se séparent. Les groupes d’amis se dispersent, la tête baissée. Ils prendront désormais les repas isolés, chacun à une table différente, évitant de se frôler. Les regards se dérobent, se perdent au loin. Chacun fixe un point dans la salle, au-delà de la vitre ou au fond de son assiette. Quand je croise leurs yeux, quand je tente un geste de la main, on m’élude moi aussi. Ce n’est pas seulement la parole qu’on m’enlève, c’est aussi ma présence.

En l’absence de nos voix, de nos mots, nous nous retrouvons immédiatement paralysés dans nos actes. Les consignes ont-elles manqué ou est-ce moi qui ne comprends pas cette communication qui s’arrête sous toutes ses formes ? Je souffre de ne pas pouvoir échanger. Sur la nourriture qui fond dans ma bouche. Sur la première neige qui tombe à gros flocons. Sur la tisane mélisse-verveine que propose la cuisinière dans l’après-midi. Chacun se sert en silence, sans tendre un couvert ni servir le dal de lentilles à l’assiette voisine de la leur. Respirent-ils encore derrière leurs paupières baissées ? Durant la première méditation, notre enseignante bouddhiste prend la parole. Elle parle de compassion, d’empathie. Elle explique que la méditation nous mène à l’autre et que c’est là le chemin.

 

Méditer, mais pour quoi ?

Les heures de méditation s’enchaînent avec langueur, entrecoupées par des marches méditatives (marches où l’on avance au ralenti et où l’on observe minutieusement le levé et le posé du pied, où l’on se relie consciemment et uniquement à cela) effectuées dans les chambres ou sur le parking devant la maison. Alors que tout autour, les chemins se perdent dans la neige, dans la nature presque déserte. Un paysan passant avec sa voiture nous regarde de loin, silhouettes solitaires paralysées dans un mouvement, avec un air abasourdi. Concentrés sur leurs pieds, focalisés sur leurs pensées tout en essayant de faire le vide, mes camarades du silence ont oublié de lever les yeux vers le paysage qui les entoure. En moi, le besoin de mouvement est trop fort : marcher, vite, sauter et se laisser tomber dans la poudreuse, courir, l’air glacé qui brûle les poumons. On nous recommande le silence pour nous retrouver, mais la nature est tout sauf silencieuse : nos bottes s’enfoncent de tout leur poids dans la neige, les oiseaux piaillent, les sapins bruissent dans le vent, la porte crisse sous l’auvent et notre respiration est lourde. Il n’y a de silence que dans l’espace et la mort.

 

La douleur qui se tait

Quelques rares moments d’échanges ont lieu pendant notre retraite solitaire, uniquement à destination de l’enseignante mais en présence des autres. Plusieurs personnes partagent leur peine : physique, à cause de la posture méditative : psychique, à cause d’événements dits à demi-mot, écorchés par le silence qui reprend ses droits. L’enseignante rappelle les fondements du lâcher prise : accepter la douleur. La regarder et reconnaître sa présence, l’accompagner. L’intégrer comme une expérience et la laisser repartir. Ne pas s’accrocher à ce qui nous fait souffrir.

Certes, elle a raison. Nous autres humains sommes si prompts à souffrir. De tout. Du moindre trémolo. De la moindre promesse. Du mot volé, du mot jamais dit, du mot qu’on attend, du mot mal exprimé et jamais rattrapé, du mot coincé dans notre gorge, du mot impossible à formuler, du mot qui use et creuse la chair. Nous supportons si mal la douleur et recherchons sans cesse son absence ; nous luttons si fort contre le désagréable, l’injuste, l’inacceptable, la finitude. Avec nos émotions. Nos tripes. Notre raison. Nos pensées qui s’entortillent et s’emmêlent, pourfendeuses de nos huit sacro-saintes heures de sommeil.

La réponse se trouverait-elle dans la méditation ? Laisser passer, laisser partir. Regarder de loin. Lâcher. Tout. Prise, surtout.

Je suis venue ici pour avoir moins mal, pour guérir, confie une femme à l’assemblée des pétrifiés sur leurs petits tapis, poufs et couvertures, avant que le soleil ne se lève. C’était dur ces derniers temps, dit l’un. Je me sens si insécure, dit l’une. J’ai eu mal tout le long, remarque une autre encore, en guise de conclusion.

Les seules paroles que nous partagerons seront celles-là : impersonnelles, presque anonymes. Confiées au groupe parce qu’il est homogène et sans forme, mais elles n’auront pas de réponse. Je ne connaîtrai pas leur nom à la fin du séjour. Je ne retiendrai d’eux que cela : ils sont venus se réfugier ici en quête d’un remède. Dans la philosophie bouddhiste, ils recherchent une thérapie, une panacée – là où tous les autres artifices médicamenteux ont échoué ou ont été abandonnés, là où toutes les propositions occidentales se sont révélées insuffisantes.

 

Souffrances humaines, réponses occidentales

Sommes-nous à ce point incapables de considérer les traditions et la philosophie d’une culture qui n’est pas la nôtre – en l’occurrence, bouddhiste – sans projeter que celles-ci nous sauveront ? Voici la question qui me taraude l’intégralité de ces trois jours.

Pouvons-nous manger végétalien sans avoir pour objectif d’être détoxifié (sachant que notre corps se régule et se purifie lui-même depuis la nuit des temps) ? Pouvons-nous pratiquer la méditation sans escompter que cela guérisse nos angoisses, nos dépressions, notre solitude ? Pouvons-nous expérimenter le silence en lui donnant un sens qui ne soit pas celui de l’isolement et de la contemplation de notre propre malheur ? Pouvons-nous nous recentrer, non pas dans la finalité de s’observer soi-même, mais pour mieux nous décentrer et nous tourner vers l’autre ? Et quand nous marchons, pouvons-nous encore apprécier les alentours tout en étant conscients de nous-mêmes ? Ou est-ce devenu incompatible ?

Drôle de société en vérité que celle qui, pour nous rappeler le sens des mots et de la parole, nous conduit à expérimenter ce genre de retraite loin de tout ce qui fait nos rapports quotidiens. Avons-nous à ce point perdu de vue l’essence de nos échanges ?

Alors, oui, disons moins pour dire mieux. Gaspillons moins notre verbe, si c’est pour réapprendre à dire ce qui est essentiel. Dire que l’on aime, si l’on aime. Hurler que l’on souffre, si l’on souffre. Demander à être entouré, si tel est notre besoin. Ne pas rechercher dans la moindre expérience exotique une expiation christique, et revenir à nos fondamentaux : la parole.

Celle qui nous exprime, qui nous libère.

Celle qui nous décentre, qui nous trouble, nous fait lever les yeux et nous oblige à répondre ; qui nous bouscule loin de nos certitudes, de nos ruminations, de nos ressassements, précisément parce qu’elle est extérieure.

Celle qui nous questionne et exige de nous, car c’est elle qui nous a instruits et reliés les uns aux autres depuis que nous avons mis, mot après mot, notre conscience en parole.

C’est bien dans sa redécouverte que la retraite silencieuse tient – pour autant qu’elle en ait un – tout son sens.

 

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