Migrations Le 10 novembre 2017

Porteadoras, le poids de l’injustice sur les épaules

0
0
Porteadoras, le poids de l’injustice sur les épaules

Porteadoras faisant la file pour sortir du polygone industriel vers le Maroc © Cristina Fuentes

Les « porteadoras » sont des femmes marocaines qui transportent sur le dos des dizaines de kilos de marchandise en provenance de Ceuta ou Melilla, les deux enclaves espagnoles situées sur le continent africain. Teresa Iglesias López nous parle de leur quotidien et dénonce les violations de droits humains dont elles sont victimes.


 

La frontière entre l’Espagne et le Maroc fait particulièrement la Une des médias lorsque des migrants, provenant en grande partie d’Afrique subsaharienne, tentent d’atteindre Ceuta ou Melilla, les deux enclaves espagnoles situées sur le continent africain. Connue comme l’Europe forteresse, des centaines de migrants ont perdu leur vie en essayant de passer ses grillages barbelés dans l’espoir d’une vie meilleure. Cette frontière, réputée difficile pour les migrants, l’est aussi pour une autre catégorie de personnes moins médiatisées: les travailleurs transfrontaliers. Parmi la foule de gens utilisant la frontière pour gagner leur vie, les porteadoras appartiennent au dernier maillon de la chaîne. Comme leur nom l’indique, elles font office de mules de transport pour de la marchandise d’un côté à l’autre de la frontière. Leurs conditions de travail, la façon dont elles sont traitées à la frontière ainsi que la stigmatisation sociale dont elles sont victimes à travers le Maroc marquent la déshumanisation à laquelle elles sont soumises.

 

Europe forteresse – Barrières entourant Ceuta @ Teresa IL

Europe forteresse – Barrières entourant Ceuta @ Teresa IL

 

Les porteadoras sont, en fait, les petites mains invisibles d’un vaste commerce existant depuis des années. Le flux de marchandises passant la frontière entre l’Espagne et le Maroc est immense. Il est estimé qu’environ 80% de la marchandise importée à Ceuta et Melilla est ensuite transportée vers le Maroc1. Dans les faits, la très grande majorité de la marchandise exportée au Maroc l’est de manière totalement irrégulière. Ce commerce, appelé « commerce atypique » du côté espagnol et « contrebande » du côté marocain, est extrêmement profitable pour les enclaves espagnoles. A Ceuta, il est estimé qu’un milliard d’euros par année en moyenne proviennent de ce commerce2. De plus, la contrebande à la frontière emploie directement environ 45’000 personnes (dont 75% sont des femmes) et fait indirectement vivre des milliers de personnes dans tout le Maroc (environ 400’000)3. Ces chiffres mettent en évidence l’importance sociale du travail effectué par les porteadoras. Ils permettent aussi de comprendre pourquoi, si l’on considère le caractère plus que lucratif de ce commerce, encore très peu de mesures ont été mises en place pour améliorer la situation de ces femmes.

 

Porteadoras, simples « mules » de transport ?

Les porteadoras sont des femmes marocaines traversant la frontière tous les jours pour y chercher de la marchandise empaquetée du côté espagnol. Il s’agit par exemple de couvertures, d’accessoires de maison, de produits ménagers, de nourriture et boissons, ou encore de chaussures et vêtements. Cette marchandise, elles la porteront sur le dos jusqu’en terres marocaines, où elle sera ensuite vendue à travers tout le pays. Jeunes, plus âgées, veuves ou mariées, toutes ces femmes ont certaines caractéristiques en commun : elles doivent subvenir aux besoins de leur famille, la majorité est illettrée et n’a jamais pu finir son éducation, et elles sont toutes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale4.

Leur journée de travail commence très tôt. En effet, les porteadoras se lèvent vers 2 heures du matin (heure marocaine) et s’occupent des tâches domestiques, préparent la maison et sortent faire quelques courses si besoin pour que tout soit prêt lorsque leurs enfants, leur mari et les autres membres de la famille se lèvent. Vers 3 heures, elles se dirigent alors vers l’arrêt de taxi collectif qui les emmène à la frontière. Ce mode d’action témoigne d’une démarche solidaire puisque les femmes se mettent d’accord pour aller jusqu’à la frontière ensemble et ainsi partager les coûts du transport.

 

A l’arrière, la frontière de Tarajal; à l’avant, le polygone industriel © Teresa IL

A l’arrière, la frontière de Tarajal; à l’avant, le polygone industriel © Teresa IL

 

Alors que la frontière internationale de Tarajal est ouverte 24/24, l’horaire est limité pour les porteadoras. La frontière ne s’ouvre pour elles que vers 7 heures du matin du côté marocain. Après cinq heures éveillées, la journée de travail ne fait que commencer, et devient véritablement dangereuse. Des centaines de femmes sont agglutinées les unes contre les autres devant les grilles, attendant afin de pouvoir traverser les contrôles pour aller chercher la marchandise. L’ouverture des portes marque le début d’une véritable course contre la montre car il est impératif pour les porteadoras d’avoir le temps de réaliser le trajet dans les deux sens après avoir chargé la marchandise sur le dos. Si elles n’arrivent pas à repasser vers le Maroc avant la fermeture de la frontière, elles auront perdu l’argent d’une journée de travail dont elles ont crucialement besoin pour survivre et soutenir financièrement leur famille5.

De plus, elles sont alors le plus souvent obligées de passer la nuit à Ceuta et Melilla, ce qui, pour les travailleurs transfrontaliers, est interdit par la loi. Les porteadoras qui ont la malchance de devoir passer la nuit du côté espagnol sont vues comme des travailleuses du sexe et subissent la même condamnation sociale que ces dernières. Ceci participe d’autant plus à la stigmatisation autour des porteadoras présentes au Maroc. Vers 7 heures du matin, donc, la fatigue, les rigidités bureaucratiques et une logique de survie économique augmentent les risques d’avalanche humaine aux portes de l’Europe – les accidents ne sont pas rares, et provoquent des morts.

D’ailleurs, les rares moments où ces femmes apparaissent dans les journaux internationaux sont lorsqu’un de ces accidents mortels survient. C’est le cas de Safia Azizi, qui est décédée d’une hémorragie pulmonaire après avoir été écrasée par une avalanche humaine en 20086. A peine quelques mois plus tard, en 2009, deux autres femmes ont subi le même sort7. En avril de l’année en cours, une autre porteadora a perdu la vie suite à une avalanche humaine du côté marocain, alors que des dizaines d’autres se sont retrouvées blessées8. Et encore plus récemment, le lundi 28 août 2017, à nouveau deux femmes porteadoras, Touria Baquali et Karima Rmili, sont décédées et quatre autres ont été blessées à cause d’une avalanche provoquée par une bousculade9.

Tous les accidents ne sont cependant pas toujours rapportés dans les news. C’est sans compter les innombrables autres femmes victimes des coups de la police qui se retrouvent à l’hôpital pendant plusieurs jours, ou celles qui, après êtres tombées ou après avoir trébuché, sont mortes asphyxiées par le poids du paquet soutenu par une corde autour de leur cou10.

 

Une Porteadora © Cristina Fuentes

Une Porteadora © Cristina Fuentes

 

Les difficultés ne s’arrêtent pas là pour les porteadoras. Une fois la frontière passée, arrivées en territoire espagnol, les forces de l’ordre de la Guardia civil les font asseoir sur la plage, quels que soient le temps et la saison. Avec des chaleurs qui atteignent souvent les 40°, faire s’asseoir les femmes des heures durant, sans installations sanitaires, ni eau potable, ni zones d’ombres, est une violation flagrante de la dignité la plus élémentaire. De plus, aucune médiation n’est organisée entre les forces de l’ordre et les porteadoras; les unes ne parlent pas espagnol, les autres ne comprennent pas l’arabe. Sous prétexte de maintenir l’ordre, la police a fréquemment recours aux insultes et à la massue pour tout langage. Les femmes rapportent toutes avoir subi des violences physiques ou morales11.

L’attitude des forces de l’ordre envers les femmes est souvent dégradante et, comme le signale Cristina Fuentes, doctorante de l’université de Grenade et chercheuse pour l’association de défense des droits humains APDH12, patriarcale. Les femmes sont, par exemple, contraintes à se donner la main, par groupe de dix personnes, pour traverser la route. Cela ne se produit guère lorsqu’il s’agit d’hommes porteurs. Ces derniers ne sont par ailleurs nullement soumis à l’attente sur la plage.

La logique de genre imprègne les activités effectuées à la frontière et maintient les porteadoras dans la dernière position de la chaîne. Au niveau de la société, la majorité des hommes travaillent dans le secteur de la construction, tandis que la plupart des femmes sont cantonnées au secteur domestique, ou bien travaillent comme porteadoras. En outre, hommes et femmes exerçant en tant que porteurs ne sont pas traités de la même façon. Il y a peu d’hommes faisant le métier à la manière des porteadoras, c’est-à-dire en chargeant la marchandise sur le dos. Les hommes vont en effet le plus souvent « porter » la marchandise avec un véhicule. Ils peuvent ainsi acheminer de la marchandise ayant une plus grande valeur (appareils électroniques et alcool, entre autres), en plus grande quantité et tout ceci en encourant de moindres risques autant physiques que matériels (comme par exemple ceux de se faire confisquer la marchandise ou de ne pas réussir à traverser la frontière à temps)13.

Après avoir attendu sur la plage, les porteadoras peuvent enfin atteindre le polygone industriel de Tarajal, où la marchandise empaquetée les attend. Après les épreuves décrites plus haut, les porteadoras doivent maintenant porter sur le dos des paquets qui atteignent fréquemment les 80 kilos, un poids généralement supérieur à leur propre poids. Une fois le paquet sur le dos, les femmes se dirigent vers la sortie Tarajal II (passage frontalier exclusivement dévolu aux femmes porteuses) où elles doivent à nouveau se mettre en file. Comme un symbole des traitements inhumains auxquels elles sont soumises, le passage est entouré de barrières similaires à celles employées pour l’élevage de bovins.

 

Polygone industriel de Tarajal © Teresa IL

Polygone industriel de Tarajal © Teresa IL

 

Point de sortie Tarajal II uniquement habilité pour les porteadoras @ Teresa I

Point de sortie Tarajal II uniquement habilité pour les porteadoras @ Teresa IL

 

C’est un véritable enfer puisqu’à ce moment-là, en plus de supporter tout ce poids sur leurs épaules, elles doivent réaliser un parcours de plusieurs kilomètres avant de pouvoir déposer leurs fardeaux. De même qu’à l’entrée de la frontière, il n’y a aucune zone d’ombre ou de protection durant tout le trajet de sortie. Le cruel manque d’humanité est alors on ne peut plus apparent. Les femmes sont simplement mises en rang, comme des animaux devant suivre un chemin entre des barrières pour avancer et sortir. Une fois du côté marocain, elles arrivent à une esplanade connue sous le nom de « parking », lieu où les clients les attendent pour récupérer la marchandise et paient les porteadoras la commission correspondante au transport qu’elles ont réalisé. En fonction de ce qu’elles auront transporté (elles n’ont, ceci dit, aucune idée de ce qui se trouve dans chaque paquet), les femmes recevront une somme qui se situe entre 5 et 20 euros.

 

Commerce atypique ou contrebande ?

Sous prétexte qu’il s’agirait d’un « commerce atypique » pour le gouvernement espagnol ou de « contrebande » pour les autorités marocaines, les porteadoras ne sont pas considérées comme des travailleuses légales. Ainsi, le gouvernement espagnol soutient que les commerçants de Ceuta et Melilla ne font que vendre de la marchandise à des « clients/consommateurs » (c’est-à-dire dans ce cas, aux porteadoras). Du côté marocain, on n’hésite pas à qualifier ce commerce de « contrebande », et les autorités marocaines l’ont souvent décrit comme une compétition injuste et un obstacle au développement économique du pays14. Dans les deux cas, les porteadoras ne sont pas légalement considérées comme des travailleuses et n’ont donc pas accès aux droits et avantages sociaux desquels les travailleurs transfrontaliers bénéficient. Ni l’Espagne, ni le Maroc ne se voient alors dans l’obligation d’intervenir efficacement pour améliorer la situation de ces femmes. Si l’on considère la quantité d’argent que rapporte le travail des porteadoras, l’hypocrisie de l’attitude de Madrid et de Rabat, niant leur droit à être considérées travailleuses légales, ne se fait que plus apparente et aberrante.

L’Espagne a bien essayé d’imposer certaines mesures (timides), comme par exemple le fait d’autoriser le passage uniquement aux femmes qui portent un paquet d’une certaine taille prédéfinie, plus petite. Cela est cependant insuffisant, voire inutile – c’est bien sûr le poids des paquets qui devrait être régulé. Surtout, ce que ces femmes veulent avant tout est le respect de leurs droits et de leur dignité. Elles ne souhaitent pas la fin du travail de porteuse en tant que tel. Loin de là. Il est une source de revenu dont elles ont désespérément besoin. Les porteadoras souhaitent avant toute chose être respectées pour ce qu’elles sont et ce qu’elles font.

Malgré les conditions difficiles, les porteadoras ne sont pas de simples victimes sans ressources. Dans un pays où la situation des femmes est aujourd’hui encore très problématique, les porteadoras jouissent d’une certaine forme de liberté. En dépit des progrès apportés par la nouvelle constitution de 2011 et la réforme de la Moudawana (le code marocain de la famille), le Maroc compte toujours un pourcentage extrêmement élevé d’illettrisme (particulièrement chez les femmes), ainsi qu’un taux de femmes actives parmi les plus bas des pays du Moyen-Orient et du Maghreb. La discrimination de genre reste par ailleurs répandue15. Dans ce contexte, les porteadoras, à même de travailler et de pouvoir subvenir aux besoins de leur famille, vivent leur activité comme une émancipation. Avec fierté. Ceci dit, leur marge de manœuvre demeure très faible, leurs conditions de travail sont extrêmement difficiles et leurs droits humains et à la dignité ne sont que très modestement respectés. Tout ceci, aux portes de l’Europe.

 


Le titre du présent article est inspiré d’un rapport de l’association de défense des droits humains Andalucia APDHA, laquelle mène une campagne pour sensibiliser et améliorer la situation des porteadoras. Pour plus d’informations et un suivi de la situation, voir #Lainjusticiaalaespalda et https://www.apdha.org/mujeres-porteadoras-de-mercancias/. Pour accéder au rapport d’investigation en question, consulter https://www.apdha.org/media/informe-mujeres-porteadoras-2016.pdf.

 

Références:

1. Galán, N. (2012). Mujeres transfronterizas: marroquíes empleadas del hogar en Ceuta [Transborder women: Moroccan domestic employees in Ceuta]. PhD, Granada: Universidad de Granada.

2. Castan Pinos, J. (2014). La Fortaleza Europea: Schengen, Ceuta y Melilla [The European Fortress: Schengen, Ceuta and Melilla]. Instituto de Estudios Ceutíes, Retrieved from https://www.academia.edu/12124453/La_Fortaleza_Europea_Schengen_Ceuta _y_Melilla & Fuentes, C. (2016a). El comercio « atípico » en la frontera ceutí. El caso de las porteadoras [The atypical commerce at the Ceuti border. The case of the porteadoras]. Revista Internacional de Estudios Migratorios, 6(1), 84-107.

3. Fuentes, C. (2016a). El comercio « atípico » en la frontera ceutí. El caso de las porteadoras [The atypical commerce at the Ceuti border. The case of the porteadoras]. Revista Internacional de Estudios Migratorios, 6(1), 84-107 & Moré, Í., & Dominguez, L. (2011). The Borders of Inequality: Where Wealth and Poverty Collide. University of Arizona Press. Retrieved from http://www.jstor.org/stable/j.ctt181hxbn

4. Fuentes C. (2016b). Las Mujeres porteadoras en la frontera hispano-marroqui de Ceuta. Una perspectiva socio-economica [The women porteadoras at the Hispano-Moroccan border of Ceuta. A socio-economic perspective]. Mundos emergentes: cambios, conflictos y expectativas, 604-614.

5. Par ailleurs, étant donné que les femmes ne peuvent travailler que de lundi à jeudi (la frontière leur est fermée le vendredi) et que la fatigue et d’autres douleurs physiques les empêchent bien souvent de travailler les 4 jours d’affilée, perdre une journée de travail constitue un événement dramatique.

6. https://www.vice.com/es/article/3bwmg9/the-lady-mules-of-morocco-702-v5n2

7. https://elpais.com/elpais/2009/05/25/actualidad/1243239421_850215.html

8. http://www.publico.es/sociedad/cierra-paso-fronterizo-ceuta-muerte.html

9. http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/08/29/maroc-deux-femmes-mulets-meurent-pietinees-a-la-frontiere-avec-ceuta_5177949_3212.html?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Facebook#link_time=1504001935

10. Informations recueillies lors de mon interview avec Cristina Fuentes qui a interviewé des dizaines de porteadoras pour son travail de doctorat.

11. Propos recueillis lors de mon interview avec Cristina Fuentes.

12. Asociacion Pro Derechos Humanos de Andalucia https://www.apdha.org/

13. Cependant, ces derniers mois, une masculinisation du travail de porteur a été observée.  En effet, un plus grand nombre d’hommes a également commencé à porter la marchandise sur le dos. Cela s’explique par les plus grandes difficultés existantes aujourd’hui pour traverser la frontière : comme moins de femmes réussissent à passer la frontière par jour qu’auparavant, la commission reçue par paquet transporté a augmenté. Faire le travail des porteadoras est donc devenu plus « rentable » que par le passé. (Information provenant de l’interview avec Cristina Fuentes)

14. Ferrer-Gallardo, X. (2011). Territorial (dis)continuity dynamics between Ceuta and Morocco: Conflictual fortification vis-à-vis co-operative interaction at the EU border in Africa. Tijdschrift Voor Economische En Sociale Geografie, 102(1), 24–38.

15. Desrues, T. & Moreno Nieto, J. (2009) The development of gender equality for Moroccan women – illusion or reality?. Journal of Gender Studies, 18(1), 25- 34.

 

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.