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Mais dans quel monde du journalisme vivons-nous ? Un univers dans lequel futilité et vanité nous sont crachées au visage, jour après jour. Dans lequel la banalité et la médiocrité transpirent de nombre d’articles, émissions télévisées et autres sujets du 20h. Fort heureusement, et bien qu’elle soit très loin d’atteindre la perfection en termes d’indépendance des rédactions et de pluralisme des médias, notre Confédération helvétique semble au moins échapper aux « paniques médiatiques ». Ce qui n’est pas le cas pour tout le monde.
Chez nos voisins français, ces derniers mois ont été affligeants dans le traitement de l’information. Débutée par « l’affaire Leonarda », la buzzification de l’info a atteint son apogée avec le « cas Dieudonné », lequel a été remplacé il y a quelques heures – aussi vite qu’il a éclaté – par les déboires sentimentaux de François Hollande. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je précise qu’il existe bien entendu des exceptions à la règle (Dieu soit loué), bien que celles-ci soient proportionnellement infimes dans le paysage médiatique français.
Leonarda donc, du nom de cette jeune Kosovare, renvoyée manu militari dans son pays d’origine alors qu’elle participait à une sortie scolaire. Le tollé suscité par cette expulsion hors du pays des droits de l’homme d’une jeune fille de 13 ans faisait directement suite à une autre polémique concernant la situation des Roms en France, laquelle avait monopolisé le débat public pendant plusieurs semaines. Ou comment accuser de tous les maux de l’Hexagone une communauté qui n’existe pas, en dehors des classeurs administratifs. Et c’est ainsi que surgit le premier indice de la droitisation du gouvernement socialiste, élu entre autres pour combattre les « Kärcher » de Nicolas Sarkozy et sa politique d’immigration restrictive. En affirmant que « les Roms ont vocation à revenir en Bulgarie ou en Roumanie »1, Manuel Valls frappe un premier grand coup. Apparemment, un gouvernement de gauche a, selon lui, pour « vocation » de combattre la misère, les inégalités, l’intolérance et l’exploitation en favorisant l’insertion, la cohabitation et l’entraide : mais « là-bas », « chez eux » et non pas « ici », en France. Voilà la première brique du mur de l’émotif posée et les poussières des vraies problématiques de « sécurité » et du chômage balayées sous le tapis médiatique.
Ce même Manuel Valls que l’on retrouve sans surprise au centre du vomi médiatique engendré par le soi-disant « cas Dieudonné ». Cela fait maintenant exactement dix ans – depuis le 1er décembre 2003, date du sketch de l’humoriste-polémiste sur le colon sioniste israélien (le « colon », toujours utile de le souligner) présenté lors de l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde animée par Marc-Olivier Fogiel – que les discussions et les débats sur le prétendu caractère antisémite des spectacles (ou des « meeting politiques », c’est selon…) de « Dieudo » pleuvent sur la toile. Plus de huit ans que des quenelles se glissent à tort et à travers – parfois subtilement, parfois grossièrement – sans que quiconque ne songe à s’y intéresser. Alors pourquoi subitement ce sujet devient-il le centre de toutes les attentions médiatico-journalistiques?
À l’heure de la crise économique, des délocalisations, de la suppression d’emplois en chaîne (que pensent les salariés de Goodyear, PSA Renault Citroën et autre ArcelorMittal des propos de Dieudonné à votre avis?), du taux de chômage des jeunes parmi les plus élevés d’Europe, des interventions militaires au Mali et en Centrafrique, d’une cote de popularité présidentielle aux abysses, du génocide du peuple syrien par son président, de la fraude fiscale massive dans la classe politique hexagonale, de l’impunité d’un sénateur corrompu et commanditaire d’assassinat, de la question des aides étatiques inégales à la presse ou encore de la percée du Front national dans certaines régions – liste non exhaustive –, le dossier brûlant du combo gouvernement-presse de France est incarné par l’interdiction ou non du spectacle d’un artiste controversé. Pauvre Hexagone.
Mais attention ! Ne me faites pas dire que le débat autour de la liberté d’expression n’est pas important et qu’il ne mérite pas d’être questionné par les médias: je revendique uniquement le rôle primordial et originel des journalistes dans nos démocraties, c’est-à-dire leur responsabilité envers le droit de savoir des citoyens pour que ceux-ci soient indépendants dans leur réflexion et libres dans leur choix. Il est donc de leur devoir de ne pas se laisser embrigader par l’agenda communicationnel de la classe politique, laquelle met au premier plan des sujets où l’émotionnel joue un grand rôle et délaisse volontairement les problématiques « réelles », qui nécessiteraient des mesures rationnelles. Pour ce faire, c’est aux journalistes de poser les bonnes questions, de traiter les sujets pertinents, de mentionner – certes – les autres, mais sans pour autant gratter chaque jour le moindre détail croustillant d’une affaire sans grand intérêt public.
Finalement, le gouvernement ou les médias ; c’est un peu l’histoire de la poule ou de l’œuf. Il y a sans aucun doute une concomitance d’intérêts ; les uns tirant profit de sujets « vendeurs », les autres repoussant les nécessaires actions concrètes pour se cacher derrière l’ombre de la polémique du moment. Pour autant, mes inquiétudes se sont confirmées il y a de ça quelques heures, quand j’ai appris – comme tout le monde, et surtout comme le confirme Google après avoir tapé « Hollande » dans la barre de recherche… – que le président français fricotait en catimini avec une actrice dans un appartement à deux pas de l’Élysée. Tel un vrai James Bond présidentiel, celui-ci pensait être à l’abri des paparazzi en quittant les lieux sur un scooter, le visage caché par un imposant casque noir. Si on laisse de côté le masochisme de cet homme – qui avait vraiment besoin de telles révélations pour remonter dans les sondages – le ramdam médiatique autour de la conférence de presse de ce mardi 14 janvier est emblématique. En résumé, les débats engagés par les travailleurs de l’information ne tournaient pas autour des éventuelles questions traitant des problématiques dont je proposais une petite liste ci-dessus (précisons ici qu’il en a toutefois été longuement, et logiquement, question pendant cette conférence de presse), mais bien de savoir quand allait être traitée la « cocufication » de Valérie Trierweiler (au début ou à la fin de la conférence ?) et surtout qui allait oser le premier en parler au président (un média français ou étranger ?), le tout dans une sorte de macabre réjouissance. Pathétique.
Laissez-moi cependant nuancer mon propos. Il y a très peu de « domaine privé » dans cet exemple ; quand on choisit d’être candidat à la présidence d’un pays et que l’on est ensuite élu, on n’est plus un « citoyen comme les autres ». Sans tomber dans le voyeurisme, ce genre de cas est fondamentalement d’intérêt public, ne serait-ce que pour l’escorte (réduite) accompagnant le président à l’appartement rue du Cirque, dans le VIIIe arrondissement de Paris. Ce dilemme privé-public tiraille les journalistes, ce n’est pas nouveau ; ici, ce qui me dérange tient plus dans les moyens utilisés que dans les fins impliquant le traitement de cette affaire.
À la lecture de ce billet, on me traitera probablement de naïf, on me dira que tout ce processus a été ainsi depuis la naissance de la presse écrite, que c’est la faute du « système », qu’il faut obligatoirement réagir sur un sujet dont tout le monde parle, et que je tombe donc moi-même à présent dans le piège, que je mélange tout, que je n’ai qu’à rehausser le niveau, que – « crois pas ! » – je finirai probablement moi aussi comme eux, qu’après tout, c’est le monde dans lequel nous vivons et qu’il est impossible de le changer… et autres simagrées socialement acceptées. On me dira probablement également qu’un humble apprenti journaliste ne doit pas dénigrer ainsi son hypothétique futur métier, sans savoir que c’est précisément parce que je l’aime profondément que je le critique. On me dira « laisse tomber, travaille dans une banque ou devient fonctionnaire, c’est tellement moins compliqué » ! On me dira que c’est la vie, et que parfois la vie est injuste, absurde même, que les choses ne sont pas toujours comme on veut, qu’il faut se battre pour qu’elles le deviennent, en oubliant que parfois cela ne sert à rien.
On dit aussi que la conscience des êtres humains est conditionnée par les évènements qu’ils vivent au jour le jour. Peut-être est-ce là l’origine de mon pessimisme et de mon désabusement, de ma rancœur âcre et mon cynisme exacerbé dans ce texte; moi qui ai plutôt tendance à voir le verre à moitié plein.
L’avenir nous (me) le dira.
En attendant, je lance cette bouteille à la mer et j’attends.
Ta réflexion est intéressante et je partage une grande partie de ton constat. Entre ignorer et choisir de lire autre…