© REUTERS/Philippe Wojazer
La France est le seul pays de l’Union à placer en tête un parti prônant la sortie de l’Union européenne, en l’occurrence le FN, et ce, depuis les élections au Parlement européen de mai 2014. Cette spécificité s’explique en partie par la relation tourmentée et passionnelle qu’entretient l’Hexagone avec la construction communautaire.
Au fond, l’Europe n’y a été populaire que lorsqu’elle était une idée lointaine ou lorsque le leadership français était incontestable, c’est-à-dire, en fait, avant les années 1990 et le traité de Maastricht. L’autre pays de l’euroscepticisme, aux côtés de la Grande-Bretagne, c’est désormais la France. Sentant l’Europe de l’après-communisme lui échapper, à la fois par le jeu de l’élargissement, la géographie redonnant un rôle central à l’Allemagne et le nombre limitant le leadership des grands, mais aussi de l’approfondissement, le fédéralisme diluant mécaniquement l’influence des grands, elle s’est peu à peu désintéressée de «Bruxelles», qui devient un corps étranger.
Les Français n’occupent plus de poste dirigeant au sein de l’Union
Aujourd’hui, l’indifférence de l’opinion publique se mue en hostilité de plus en plus violente, comme le montre la progression fulgurante du FN, une opinion à laquelle les partis traditionnels ont été incapables depuis toujours de parler d’Europe. Ou plutôt, lorsqu’ils en parlaient, c’était pour mieux expliquer qu’elle était une contrainte et que la France, seule, aurait fait mieux. Les générations passant, les politiques français n’ont plus eu à se battre pour l’Europe, mais l’ont reçue en héritage. Désormais, sauf à quelques exceptions de plus en plus rares, elle est devenue un impensé. Ce désintérêt, cette hostilité se payent cash : l’influence française est en recul constant à Bruxelles et plus elle recule, moins la France se reconnaît dans ce projet qui fut le sien avant d’être celui de l’Allemagne, alimentant ainsi la spirale mortelle du FN. Depuis Jacques Delors, qui a quitté la présidence de la Commission en décembre 1994, et Jean-Claude Trichet, qui a pris sa retraite de la Banque centrale européenne, fin 2011, les Français n’occupent plus de poste dirigeant au sein de l’Union en dehors du poste de commissaire, qui leur est garanti par les traités. Un symptôme et un symbole.
La Commission européenne présidée par le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker offre un raccourci saisissant de ce que pèse la France dans l’Union. Sur 28 commissaires (un par État membre), un seul a choisi un chef de cabinet (directeur de cabinet) français : Pierre Moscovici, le commissaire français chargé des affaires économiques et financières. En revanche, quatre ont choisi un chef cab’ allemand, dont Jean-Claude Juncker, le président de la Commission. Si l’on additionne les chefs cab’ et les chefs cab’ adjoints, on découvre qu’il n’y a que trois Français, mais neuf Allemands, un déséquilibre sans précédent. Même les Britanniques font mieux (six postes), mais aussi les Belges (six). Les Français se retrouvent au niveau des Finlandais, c’est dire…
À cela, plusieurs explications : l’Allemagne étant la puissance dominante en Europe, les commissaires veulent avoir une ligne directe avec Berlin plutôt qu’avec Paris. Ensuite, la France étant ressentie comme hostile à l’Europe, tout en étant en voie de marginalisation économique, personne ne voit d’intérêt à promouvoir des Français. En outre, les autorités françaises ne savent plus placer leurs hommes faute de les connaître : alors que la Représentation permanente (ambassade auprès de l’Union) du Royaume-Uni entretient des relations étroites avec l’ensemble des fonctionnaires européens britanniques, ce n’est pas le cas de la France, qui se désintéresse des petits grades. Enfin, le gouvernement français cherche à privilégier ses affidés, ceux qui ont la bonne couleur politique, plutôt que les talents.
Dans les services de la Commission, le déséquilibre est moins flagrant, une politique des quotas nationaux limitant les dégâts. Les Français peuvent revendiquer trois directeurs généraux (sur 33), mais les Allemands quatre et les Britanniques cinq. Au niveau des adjoints, il n’y a que deux Britanniques, mais quatre Français et… six Allemands. Le problème est que les postes clefs (service juridique, économie et finances, marché intérieur) échappent de plus en plus aux Français. Il est ainsi fascinant de constater que toute la chaîne agricole, du commissaire au directeur général en passant par le porte-parole et les membres de cabinet ne compte aucun, absolument aucun Français, alors que le pays reste l’un des principaux bénéficiaires de la PAC… Cet effacement français se constate dans les autres institutions où, là aussi, les Allemands trustent les postes clefs : au Parlement européen et au Conseil des ministres, les secrétaires généraux sont allemands. Au conseil des ministres, les Français peuvent encore revendiquer le service juridique, mais pour combien de temps ?
Le Parlement européen est désormais la troisième chambre de fait du Bundestag tant les Allemands sont omniprésents. Et là, c’est la responsabilité directe des citoyens qui est en cause : ce sont eux qui ont envoyé à Strasbourg 24 députés FN (sur les 74 auxquels la France a droit). Résultat : ce parti étant un parti pestiféré en Europe, personne ne veut travailler avec lui. La délégation française ne compte de facto que 50 membres, ce qui la ramène au niveau de l’Espagne et de la Pologne. De plus, comme ces eurodéputés survivants sont éclatés entre cinq groupes et qu’un certain nombre d’entre eux sont aux abonnés absents, leur poids relatif en souffre… Cet état de fait risque donc de renforcer l’opinion des Français sur un Parlement «dénué de pouvoir», alors qu’il est simplement déserté par l’Hexagone.
Pendant longtemps, la France a su jouer du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, enceinte intergouvernementale, pour peser de tout son poids et compenser ses faiblesses dans d’autres secteurs du jeu. Cela a été le cas du temps du très volontariste Nicolas Sarkozy. Ce n’est plus le cas avec François Hollande, qui se fait surtout remarquer parmi les «chefs» par son silence. Après presque trois ans de pouvoir, nul ne sait quels sont ses projets pour l’Europe, s’il en a.
Cet article a été initialement publié dans L’Hémicycle du mois de mars.
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