Critique Médias Le 23 janvier 2019

Avenir du journalisme: le malade peut-il se soigner tout seul? Les opportunités (3/3)

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Avenir du journalisme: le malade peut-il se soigner tout seul? Les opportunités (3/3)

Quel avenir pour le journalisme en Suisse? A l’heure où la presse traverse une crise sans précédent, Ulrich Fischer propose une réflexion en trois parties (problématique, enjeux et opportunités) pour « se réapproprier un horizon médiatique désirable », selon ses mots, notamment grâce au numérique.


 

Partie 1: La problématique

Partie 2: Les enjeux

 

Partie 3: Les opportunités

Pour accélérer et rythmer différemment la fin de mon billet, je propose d’aborder les opportunités à travers deux questions: pourquoi existent-elles et comment les appliquer. En partageant dans la foulée quelques exemples.

 

Gagner en transversalité

Pourquoi ?

– Sortir des silos. Je l’ai déjà pointé à plusieurs reprises dans les parties précédentes de ce billet: les silos (de métiers, de marques, de corporations ou de modèles de pensée) ne sont pas bons pour la santé. Ce qui n’est pas bon pour la santé occasionne plus de coûts que de bénéfices – cela semble évident. Mais alors pourquoi reste-t-on autant retranchés dans nos spécialisations, notre savoir-pouvoir, nos certitudes, nos silos protecteurs ? Qui en paye l’addition ? Avec l’informatique, on aurait (enfin) la possibilité très concrète de faire exploser nos silos, sans perdre notre expertise. Au contraire, en la faisant même croître…

– Profiter de l’informatique. Pour moi, l’informatique est profondément transversale: aucun autre outil permet de créer autant de mises en relations non exclusives, qui pourtant se matérialisent sans devoir payer les coûts d’une inscription figée et privative des liens (comme dans le montage d’un film par exemple). Une promesse qui me met en transe… En même temps, cette technologie qui semble être la plus puissante jamais inventée par l’homme, est une arme à double tranchant. Le sang coule déjà: comment faire pour éviter de se noyer tout seul dans son propre bain, ubérisé que l’on est par un autre qui est plus malin et rapide dans le maniement du techno-capitalisme ?

– Passer le témoin. À partir du moment où l’on décide d’y arriver ensemble (est-ce qu’il y a une autre solution, franchement ?), tout se joue sur la manière de faire l’effort collectif. Penser à la beauté du geste qui consiste à passer le témoin… à transmettre, à transformer l’essai, ensemble. J’ai envie de croire dans une transversalité qui transcende nos réflexes court-termistes et égoïstes. Le pire, c’est que ceux qui ont le plus de pouvoir sont aussi ceux qui ont le plus de peine à passer le témoin de manière horizontale… seuls qu’ils sont, au sommet de leur pyramide. Du coup, le changement ne peut venir que de la base de la pyramide, où il y a moins de prestige qui donne le vertige.

– Étendre son horizon des possibles. Une fois que l’on est sorti de son silo, on peut regarder au loin et découvrir avec enchantement qu’il y a encore tellement de promesses à rencontrer, plus désirables que de monter encore d’un étage dans son propre silo. L’horizon est horizontal (et donc forcément transversal).

 

Comment ?

– Pragmatiquement. Se dire que les rencontres de personnes différentes, même celles qui sont « les adversaires d’en face », sont souhaitables et bénéfiques. Multiplier les occasions, comme par exemple à travers le hackathon #ACTMedia… Mais il faut pouvoir prendre du temps !

– Conceptuellement. En découplant l’intention éditoriale du stockage d’une information, pour l’enregistrer comme information supplémentaire (métadonnée). L’intention va définir une direction narrative, une orientation, un sens qui est l’expression de son expertise singulière et le partage de son propre savoir. Cependant, les données sur lesquelles on construit son discours devraient aussi pouvoir exister dans une autre histoire, un autre contexte, et ainsi permettre cette diversité démocratique tant désirée. Si l’on veut rencontrer le potentiel lié à Internet – et être un minimum conséquent avec les objectifs de diversité qui sont inscrits dans la Constitution suisse – il faudrait donc arrêter de produire seulement des objets dans lesquels on « aplatit » notre intention sur les informations. Pour le dire d’une manière exagérée (et faire bouger les lignes): le Final Cut est out ; le link est in.

– Techniquement. Avec des labels, des mots-clés. Avec une base de données partagée. Avec des mises en relations dans un espace sémantique. Avec des grappes d’informations, dynamiques et évolutives, car alimentées et soignées dans le temps par une multitude de collaboratrices et collaborateurs…

 

Exemples

– Projet de valorisation du patrimoine Franco-Suisse TraverseDisclaimer: c’est un projet sur lequel je travaille depuis 2015 – du coup, je le connais bien. L’outil d’éditorialisation que nous avons créé est à mon avis une bonne base de départ pour imaginer un outil au service du journalisme… En complémentarité avec les autres outils présentés ci-dessous.

– Le portail vidéo Sam Network. Ce qui est intéressant ici, c’est la mise en relation d’informations « perpendiculaires » à une narration vidéo (un enrichissement contextuel), tout en liant entre elles les vidéos par de multiples labels. Il est possible d’y contribuer, et ainsi offrir un enrichissement continuel à partir de contenus statiques (les vidéos YouTube).

 

Profiter de la mutualisation

Pourquoi ?

– Partager une part des coûts et des moyens techniques. Tout ce qui n’est pas au cœur de ce qui fait sa propre spécificité peut être mutualisé. L’architecture logicielle en micro-applications reliées par des API’s permet de ne pas réinventer la roue pour tout l’édifice technologique et de se concentrer seulement sur le développement de ce qui soutient la particularité de son offre.

– Partager ses expériences et ses bonnes pratiques. Ce qui vaut pour la technique est aussi applicable pour l’expérience humaine: on avance plus vite et plus loin si on mutualise les enseignements liés aux succès, aux errances et si on partage les recettes que l’on s’est inventé. Sachant que le simple fait de partager cette expertise va la rendre vivante, la faire évoluer. Magique… Mais, nos formations académiques ont installé tellement de peurs devant ce partage fondamental qu’il faut d’abord faire des expériences positives ponctuelles avant de pouvoir l’appliquer de manière plus conséquente. Les vieux médias feraient bien de s’inspirer de la culture de partage des « petits » jeunes qui leur font si peur: NetflixAirbnb, etc. (il y a bien entendu toujours une opération marketing en toile de fond).

– Se concentrer sur son cœur de métier. Pour mieux pouvoir collaborer avec les autres spécialistes: parce que le but n’est pas de tout faire tout seul. Le nœud sur lequel buttent tous les projets collaboratifs sur lesquels je travaille, c’est la difficulté de trouver les bons langages et logiques (au pluriel) pour échanger entre les divers métiers, pour tirer ensemble sur la même corde. Ce sont des métiers en soi pour pouvoir y arriver, et cela peut s’appeler traducteur, médiateur ou chef de projet. Tout ça pour dire que l’on a besoin des autres qui ont développé un cœur de métier permettant de faire avancer ensemble un enjeu commun.

 

Comment ?

– Utiliser et contribuer au développement d’outils open source. Ce qui semble n’être qu’une posture politique assez facile est en fait quelque chose d’assez complexe à mettre en œuvre; mais l’aventure en vaut la peine, dans le sens où les bénéfices potentiels sont plus importants que les coûts réels. Surtout si on se pose la question « pour qui fait-on tout ce travail »…

– Sortir du mode de pensée régional. Le réflexe assez répandu pour la mise en place de solutions est de parier sur une mutualisation ou agrégation de contenus sur un plan régional, ou national. Ce qui fait sens d’un point de vue « géo »-politique peut s’avérer contre-productif au regard de la dimension globale d’Internet. Le public que l’on peut viser avec nos publications est certes dépendant des frontières linguistiques et des aptitudes à comprendre plusieurs langues, mais il se trouve partout. De proposer un bundle de contenus sous forme d’un « spotify pour la presse romande » (voir ici un article sur l’opération MyPresseGE ou ici un article sur Timoty), dont l’argument de vente principal est la région/nation, à l’échelle de l’influence politicienne, est à mon sens au mieux une solution de court terme, qui n’est pas viable sur la durée. Il s’agit d’une vision élitiste très top-down, à nouveau, ce à quoi s’ajoute la conscience que pour créer un Spotify qui fonctionnera mieux que Spotify (toujours dans les chiffres rouges, soit dit en passant), il faut avoir un mindset technologique couplé à une forte volonté d’entrepreneuriat stratégique (un exemple parlant pour Spotify est l’acquisition de Mediachain). Sans conscience de ce que c’est, l’informatique, on ne va que copier ce que d’autres ont déjà fait avant, tout en cultivant les dépendances et le suivisme des effets de mode. J’en reviens à l’importance de la transversalité, l’une des promesses de l’informatique: la porte de la région ne peut être qu’une porte, parmi d’autres. Mais pas la porte principale. Et devant les portes, il doit surtout y avoir la promesse… d’un contexte accueillant dans lequel on a envie de revenir.

– Créer des incitations qui valorisent l’acte de mutualisation et le partage. On ne pourra pas changer les mécanismes humains basiques (appât du gain, soif de pouvoir, mimétisme culturel toxique, etc.), mais on devrait pouvoir augmenter la désirabilité de mécaniques plus bénéfiques, comme la générosité et l’altruisme. Concrètement: en arrêtant de se focaliser sur les « success stories » qui entretiennent des valeurs nocives (la presse a une sacré responsabilité ici), en valorisant davantage les initiatives qui peuvent sembler moins évidentes à « vendre », mais qui se construisent sur des valeurs plus pérennes (la presse a des sacrés opportunités ici), en se disant que c’est dans les toutes petites mécaniques quotidiennes que cela se joue, dans le temps, et non pas dans les opérations de marketing volontaristes sous forme de one shots de bonne conscience…

 

Exemples

– Projet WePublish. Une plateforme pour la diversité médiatique, une initiative pour un système médiatique participatif développé en Suisse.

– Projet Facet. Une initiative américaine, assez proche en termes de mission et de valeurs collaboratives de WePublish.

– Plateforme Hearken. Un autre projet américain, qui cherche à générer et soutenir l’engagement des publics avec les apports des journalistes.

– Dans un autre registre et une autre dimension, ARC développé par le Washington Post. Avec une ambition de devenir le AWS du journalisme… en reprenant les formules gagnantes de Jeff Bezos, le patron d’Amazon – du coup, on sait tout de suite que l’optimisation des mécanismes de vente est la cible de l’arc. Faut-il vraiment laisser Bezos refaire le coup d’AWS avant de proposer des solutions alternatives ?

 

Construire sur la contextualisation

Pourquoi ?

– Le contexte a une valeur plus pérenne que les contenus. Comme je l’ai mentionné plus haut, la valeur des contenus tend vers zéro, indépendamment de leur qualité ou des efforts qui ont été fournis pour les produire. Une manière de reconstruire une chaîne de valeur qui finance la création de contenus, en apportant une plus-value pour les publics, est d’intégrer ces contenus dans un contexte désirable.
Parce que l’on a besoin d’exister en tant que personne singulière, ce contexte devrait nous donner une place personnalisée (même si ce mot pose problème, voir plus bas). Parce qu’un contexte vivant qui nous prend en considération nous donne envie de revenir. Parce que le contexte peut évoluer avec les usages, alors que les contenus restent statiques. Parce que l’on peut être partie prenante active dans un contexte, alors que les contenus ne nous donnent qu’un rôle passif de lecteur/spectateur. Je pointe sur ma présentation du concept de responsive storytelling, ou narration combinatoire, qui est à même de générer ce genre de contexte narratif immersif.

– Le contexte permettrait de faire éclore la diversité et de résorber naturellement les fake news. En publiant un billet, en plus de citer et d’inclure ses sources, l’enjeu est de connecter ce contenu de manière choisie à d’autres contenus existants (au niveau du document tout entier, mais également au niveau de ses composants, les « noyaux » information – cf des entités choisies dans les rushes vidéo), tout en permettant de lier le billet à des futures publications, pour en étendre la vie et la portée. Une publication, une vidéo, n’est ainsi plus seulement un couloir sans issue, mais un nœud passerelle dans un rhizome… L’utilisateur qui voyagera à travers ce rhizome de contenus interconnectés aura potentiellement accès à une diversité de vues sur une question – si la promesse éditoriale de ce contexte d’usage est à la hauteur. Pour créer des fake news résistantes dans cet enchevêtrement de ressources liées, il faut non seulement créer ce contenu fake, mais aussi maîtriser le contexte au-delà de ses propres droits d’écriture (au sens du pouvoir dans un système représentant davantage qu’une simple base de données). C’est ici que les concepts liés à la Blockchain sont très intéressants.

 

Comment ?

– En pariant sur l’éditorialisation humaine. S’il y a bien un travail que les robots logiciels ne vont pas pouvoir nous prendre, c’est bien celui de créer des contextes dans lesquels les humains auront envie de se retrouver, durablement. Je prendrais deux exemples pour illustrer ce point: le métier d’urbaniste et Facebook. Le point commun entre les deux exemples, c’est le côté « dieu ingénieur », au service de la société (ce que Marc Z. veut nous faire croire).

La valeur du travail d’urbaniste se mesure au degré d’appropriation d’un espace par ses utilisateurs. Si un espace n’est pas ou mal utilisé, malgré son programme, il y a un problème. Si un espace vit, évolue, alors tout le monde y gagne. Cette alchimie ne peut être réductible à un programme, que l’on exécute en appuyant sur des boutons et en cochant les « bonnes » cases demandées par les services spécialisés. Il faut une vision, des valeurs, une intuition, le supplément d’âme lié à l’esthétique et les profondeurs d’une poésie quotidienne qui se vit par les usagers. Et un peu de chaos pas trop organisé… Quel est alors le rapport avec l’éditorialisation ? Le fait de placer dans un espace d’interactions des fonctions, des possibles, avec des règles d’usages, basés sur des valeurs partagées, est commun à l’urbaniste comme à l’éditeur d’un contexte digital. Cependant, pour se démarquer des robots qui adorent être efficaces avec fonctionnalisme et précision froide, il faut ajouter ce supplément d’âme, de la beauté et de la poésie. Comme lorsque l’on crée des contenus.

Tout l’enjeu est maintenant de rendre ce travail de création (et de gestion !) de contextes désirable pour les créateurs de contenus, pour lesquels la portée du geste créatif devra dépasser le seuil de leurs propres contenus… S’ils ne le font pas, d’autres s’en occuperont: les robots logiciels de Facebook ou de Google, par exemple. Et on continuera à se plaindre et à gémir… sans se rendre compte que l’on a créé sa propre dépendance à l’empire des GAFA du fait de ne pas pousser son propre geste éditorial jusqu’au bout. C’est-à-dire jusque dans son propre contexte.

L’exemple de Facebook illustre deux choses: le succès lié au besoin d’un contexte relationnel humain au sein du numérique, et le fail dramatique lié au choix de monitorer et de gérer tout ce relationnel tournant autour de contenus avec du logiciel automatisé, basé sur la monétisation publicitaire. Clairement, à l’échelle de Facebook, il est impensable de résorber les contenus toxiques avec des éditeurs humains, même s’ils renforcent actuellement fortement la présence humaine au plus proche des sources toxiques. Une bataille perdue d’avance, un travail dont personne ne peut rêver. C’est précisément là qu’existe une chance pour les futures plateformes: rester à une échelle humaine, en pariant sur la qualité du travail de « scénographie » des usages voulus et souhaités. En organisant la collaboration entre les créateurs de contenus, qui poussent leur geste créatif en synergie avec les urbanistes et scénographes de ces contextes digitaux et… les visiteurs/utilisateurs/ambassadeurs.

– Enfin, en personnalisant l’expérience utilisateur. Ce terme de « personnalisation » est employé à toutes les sauces, incarnant le Saint-Graal de beaucoup d’industries qui se battent pour l’attention des utilisateurs. Certains parient plus sur le fait d’adapter contenus et forme à la situation d’usage, d’autres se lancent dans une personnalisation qui cherche à créer des récidivistes, tout en pointant sur les limites de la personnalisation.

 

Exemples

– Projet Deepnews. Ce projet assez technique pourrait être l’un des socles sur lequel construire un écosystème de création et de gestion de contextes riches. Parce qu’il faut clarifier et vérifier en amont, puis lier et nouer en aval – avec l’aide d’algorithmes. Plus de lecture sur Monday Note.

 

Nous voilà au bout de ce billet, enfin. Même si j’aimerais bien pousser plus loin dans un prochain texte les notions de contexte et d’éditorialisation d’une expérience personnalisée – pour pointer sur des solutions concrètes à activer prochainement.

Commentaires

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Thomas Zoller

Il existe une start-up Suisse qui cherche à développer l'enseignement journalistique dans les écoles publiques avec sa plateforme de mise…

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Thomas Zoller

Il existe une start-up Suisse qui cherche à développer l’enseignement journalistique dans les écoles publiques avec sa plateforme de mise en page MagTuner. Le journal scolaire comme discipline.

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