Migrations Le 10 mars 2018

Entendre la voix des exilés

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Entendre la voix des exilés

Participants au projet IRIS. © Laurence Rasti

Elle est partout. Sans cesse débattue, représentée, mise en scène, par les uns et par les autres, la « question des migrants » s’invite dans tous les espaces de délibération citoyenne. L’exil est pourtant rarement raconté par celles et ceux qui le vivent dans leur propre chair. Partant de ce constat, la fondation Act On Your Future cherche à redonner la parole aux personnes en situation d’exil à travers le projet « Intégration : récits en images ». Keyvan Ghavami, président et co-fondateur de la fondation, nous en parle dans cet entretien.

 

Le 15 mars prochain, votre fondation aura l’opportunité de présenter une série de courts-métrages au FIFDH dans le cadre desquels des exilés racontent leur parcours d’intégration à Genève. Ces petits films ont ceci de particulier qu’ils ont été réalisés par des personnes elles-mêmes en situation d’exil. Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet et les principales étapes de sa réalisation ?

Keyvan Ghavami : Dans le cadre de notre Prix de photographie des droits humains dont le thème portait en 2016 sur la migration et l’asile, notre volonté était de permettre aux premiers concernés – les migrants – de s’exprimer sur leurs conditions d’accueil à Genève. L’opportunité nous a été offerte d’organiser des ateliers de photographie pour les résidents RMNA (requérants d’asile mineurs non accompagnés) du Centre d’hébergement Étoile-Praille à Genève. Forts du succès rencontré par ce projet, nous souhaitions faire évoluer notre démarche en utilisant un autre médium artistique lié à l’image – la vidéo –, et en nous adressant à un public plus âgé – des jeunes adultes entre 18 et 30 ans. Ces derniers ne bénéficient pas du même nombre de mesures que les mineurs ; l’aide dont ils disposaient a pris fin avec leur entrée dans l’âge adulte, une période souvent vecteur d’angoisse, rendant des individus déjà fragilisés particulièrement vulnérables.

Pour mener à bien le projet, nous nous sommes associés à l’Hospice général de Genève, qui nous a ouvert les portes de ses centres d’hébergement, à Point Prod/Actua, qui nous a soutenus dans la phase de post-production des courts-métrages, et au Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), qui nous permet de projeter les films durant la programmation officielle. Nous avons également fait appel au savoir-faire et aux compétences de jeunes professionnels – Thomas Epitaux-Fallot, un journaliste, Laurence Rasti, une photographe, Chloé Simonin et Margot Lançons, deux artistes visuels, ainsi que Maëlle Gross, une plasticienne.

 

Présentation du projet IRIS aux résidents du foyer d’Appia. © IRIS

 

Le projet « Intégrations : Récits en Images » (IRIS) a démarré avec une série de ciné-clubs dans trois centres d’hébergement de Genève : les foyers de Frank-Thomas, d’Appia et du Grand-Saconnex. Chaque semaine, nous faisions découvrir des petites séquences de films et des courts-métrages aux résidents des foyers pour leur présenter le projet et apprendre à se connaître. Après avoir sélectionné une dizaine de participants, nous avons organisé sur plusieurs semaines des ateliers au Centre de formation de l’Hospice général pour leur apprendre les bases de la prise d’images, de la prise de son, du montage et de la création d’un récit. A l’issue des ateliers, les participants ont été répartis en plusieurs petits groupes sous la supervision des professionnels pour tourner et monter leurs courts-métrages. Que cela soit devant ou derrière la caméra, les participants ont ainsi contribué à toutes les phases de réalisation de leurs films. Le résultat final sera présenté au grand public le jeudi 15 mars prochain, à 19h, à la Maison des arts du Grütli (salle Langlois), dans le cadre de la programmation officielle du FIFDH. La projection sera suivie d’une table ronde sur l’intégration avec plusieurs acteurs du secteur.

 

Pour une intégration réussie, il faut être deux. Tant les migrants que les membres de la société d’accueil se doivent de faire un bout du chemin, les uns à la rencontre des autres. Dans quelle mesure le projet IRIS permet-il de faciliter un tel rapprochement ? Ces courts-métrages nous offrent-ils un éclairage nouveau sur le phénomène de l’exil ?

KG : Qu’il soit médiatique ou politique, le traitement des récits migratoires est rarement assuré par le premier concerné, l’exilé. L’accent est avant tout mis sur les implications de son arrivée dans la société qui l’accueille, ne donnant que trop peu d’importance à son vécu et aux efforts fournis pour s’intégrer. Le projet IRIS a ainsi pour objectif de porter un regard neuf sur l’intégration en permettant aux exilés de se réapproprier leur parole grâce aux outils actuels de narration. Ce faisant, IRIS propose une plateforme d’échange et de rencontre entre différents publics – ceux à la recherche d’un avenir meilleur et ceux ouvrant leurs portes aux plus démunis – pour leur permettre de mieux se connaître, de respecter et d’accepter leurs différences.

 

Acteurs du court-métrage Vie nocturne. © IRIS

 

IRIS a permis de réunir autour d’un projet commun des acteurs de divers secteurs. Des professionnels de l’accueil ont travaillé avec des professionnels de l’audio-visuel, et des artistes ont accompagné des réfugiés pour leur donner l’opportunité de raconter leur intégration à Genève. Les films cherchent avant tout à faire découvrir les parcours de jeunes adultes issus de la migration dont le quotidien ressemble souvent au nôtre et avec qui nous partageons les mêmes besoins, envies et aspirations.

 

Comme vous l’avez expliqué, votre objectif premier est de rendre audible la voix de l’exilé, trop souvent étouffée dans le bourdonnement politico-médiatique qui entoure les questions migratoires. Celle-ci ne s’exprime toutefois pas sans filtre, dans la mesure où des professionnels sont venus former les exilés aux outils de narration, au montage et à la production. Comment votre équipe s’est-elle assurée que son encadrement ne vienne pas (involontairement) dessiner les contours du récit ?

KG : Il était important que les professionnels en charge de la supervision des participants aient des parcours pluriels pour que chacune de leur sensibilité puisse enrichir la vision d’ensemble du projet. Bien que parfois différentes, leurs approches étaient complémentaires et permettaient aux participants d’être exposés à plusieurs corps de métier. Les professionnels avaient également la possibilité de marquer les courts-métrages sous leur supervision de leur empreinte afin de donner un rythme et une perspective différente à chacun des films, comme pour rappeler le fait qu’il y a autant de manières de percevoir l’intégration que de parcours d’intégration. Ainsi, au-delà d’éviter tout biais éventuel, nous souhaitions offrir l’opportunité tant aux professionnels qu’aux participants de partager une expérience humaine forte et de confronter par la même occasion leurs conceptions sur ce que veut dire l’intégration.

 

Tournage du court-métrage Vie nocturne avec Margot Lançon. © IRIS

 

 

Alors que le profil des participants semble plutôt diversifié sur le plan des lieux de provenance (Afghanistan, Erythrée, Somalie, etc.), la répartition genrée est quant à elle radicalement inégale : tous les participants sont des hommes. Comment expliquez-vous cet état de fait ? Ne craignez-vous pas de manquer une part essentielle de la réalité de l’exil ?

KG : En effet, bien que nous espérions faire participer autant d’hommes que de femmes, nous nous sommes rendus compte qu’il était plus compliqué de mobiliser ces dernières. Les femmes étaient soit moins représentées dans les foyers d’accueil que nous avons visités, soit plus timides, ne souhaitant guère se mélanger avec le sexe opposé. Nous avons remarqué que les femmes avaient tendance à participer à moins d’activités que les hommes, ou à d’autres activités, et qu’elles préféraient rester entre elles, à l’écart. Il est certain que nous aurions beaucoup apprécié donner la parole à des femmes pour leur permettre de s’exprimer sur leur vécu et pour contraster le récit des hommes, beaucoup plus enclins à prendre la parole qu’elles. Peut-être aurions-nous dû présenter le projet différemment ? Ou aurions-nous dû passer plus de temps avec elles dans leurs dortoirs pour leur expliquer le projet et créer un lien de confiance ? Nous essayerons de mieux nous y prendre l’année prochaine !

 

Tournage du court-métrage Téléjournal. © IRIS

 

 

Ce n’est pas la première fois, nous l’avons vu, que votre fondation est active dans le domaine de la mobilité humaine puisque déjà en 2016 vous aviez organisé des ateliers de photographie avec des requérants d’asile mineurs non accompagnés du Centre d’hébergement Etoile-Praille de Genève. Vous étiez alors également passés par l’image. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la démarche d’ensemble de votre fondation ? La mise en discours à travers le visuel joue-t-elle un rôle structurant ?

KG : L’image a cela d’intéressant que c’est un médium universel, dont le message peut être compris au-delà des frontières de langues, de cultures ou de religions. A l’ère du numérique, c’est un outil fort efficace pour sensibiliser un public large à des enjeux d’actualité comme le phénomène de l’exil et exprimer des choses, situations ou émotions que les mots n’arrivent parfois pas à raconter.

C’est par exemple dans cette optique que nous avons créé en 2015 le Prix de photographie des droits humains, un des projets phares de notre fondation, afin de parler de manière plus concrète, tangible et accessible d’enjeux liés à l’actualité politique et sociale. L’art est un moyen très efficace pour traiter des problématiques souvent complexes telles que les droits humains, dont les principes bien qu’universels sont interprétés de nombreuses façons. La photographie nous permet ainsi de confronter divers regards et de questionner différentes conceptions.

 

Keyvan Ghavami au World Economic Forum 2017

 

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