Critique Médias Le 21 décembre 2018

Avenir du journalisme: le malade peut-il se soigner tout seul? La problématique (1/3)

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Avenir du journalisme: le malade peut-il se soigner tout seul? La problématique (1/3)

Quel avenir pour le journalisme en Suisse? A l’heure où la presse traverse une crise sans précédent, Ulrich Fischer propose une réflexion en trois parties (problématique, enjeux et opportunités) pour « se réapproprier un horizon médiatique désirable », selon ses mots, notamment grâce au numérique.


 

Ce billet en trois parties fait écho à ma récente participation au Hackathon organisé par la Ville de Genève sur la question de l’avenir du journalisme, #ACTMedia. Comme j’ai collaboré à la mise en place du portail vidéo Journalistory, réfléchis aux enjeux de financement et de définition du service public et désire continuer à développer un outil d’éditorialisation au service des producteurs de contenus, je m’intéresse de près à l’évolution des médias grâce et à travers le numérique.

J’aimerais condenser dans ce billet l’état actuel de ma réflexion sur la problématique (partie 1/3), les enjeux (2/3) et les opportunités (3/3) à saisir pour se réapproprier un horizon « médiatique » désirable. Et pas seulement pour les journalistes romands !

En préambule, et pour expliciter le titre quelque peu provocateur du billet, je me questionne sur la difficulté d’intégrer dans la recherche de solutions les personnes à qui nous nous adressons. Pourquoi continue-t-on toujours de fonctionner autant en silos, alors que le numérique est transversal à la société ? Sortir de la mécanique du top-down et du one-to-many propre aux médias établis n’est pas chose aisée, malgré les envies réelles pour davantage de transversalité et les injonctions volontaristes de se mettre plus à l’écoute des besoins de la société (comme lecture complémentaire à ce point en particulier, je recommande fortement cet article).

Comme dans le cas d’une maladie, la question est de savoir si l’on traite à la source et de façon systémique, en prenant en considération de multiples avis et approches thérapeutiques variées, ou alors si l’on soigne en palliatif, en suivant l’avis de la médecine établie. En se disant qu’une maladie peut être vue comme un avertissement (plus ou moins spectaculaire et dramatique) d’un changement nécessaire. Et donc d’un potentiel renouveau de vitalité…

 

Partie 1: La problématique

Perte de revenus

Il y a eu suffisamment d’articles qui ont décrit l’effondrement de la manne publicitaire, le cœur du modèle économique de la presse. Qui aime vraiment la publicité ? Le mal nécessaire étant lui-même devenu malade (car automatisé à outrance par les plateformes technologiques, avec les dérives que l’on découvre ad nauseam), le salut pourrait venir, nous dit-on, d’un volontarisme individuel: payer directement pour les contenus que l’on consomme.

Ce qui semble normal quand on fait des courses est moins évident quand on se retrouve face à une surabondance de contenus accessibles « gratuitement ». Certains prêchent alors pour la réintroduction d’une rareté (via une difficulté d’accès) afin de faire remonter la valeur des contenus (comme pour le cinéma classique), alors que d’autres voient le salut par un abonnement à un flux trié et choisi de contenus, en pariant sur la commodité du filtrage et la simplicité d’usage (comme pour le cinéma vu par Netflix).

Reste que dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt – et donc la valeur accordée au contenu – est définie en amont par des producteurs et intermédiaires et non pas en aval par les utilisateurs, selon leurs besoins, leurs envies, leurs désirs. On me dira alors: mais la grande masse du public ne veut que consommer, elle est passive, ne sait pas ce qui est important et donc il faut penser et produire pour elle. Personnellement, je trouve que c’est réducteur comme manière de voir.

On me dira aussi: le public montre l’intérêt qu’il accorde aux contenus à travers ses choix de consommation. C’est sans doute vrai en surface, mais je me permettrais de mettre en doute la neutralité des choix de consommation, largement influencés par le marketing ou les effets de boisson sucrée avec récompense immédiate distillée par certains médias ou plateformes.

Et si, dans un élan un peu utopique, il était possible de profiter des moyens de la redevance/des impôts pour sortir de ce modèle top-down et paternaliste et redonner plus de chance à ce qui vient d’en bas, du citoyen qui s’engage d’une manière ou d’une autre pour améliorer notre société ? En complémentarité au travail indispensable des journalistes et des producteurs de contenus.

Prenons acte de ce qui est aujourd’hui un fait: la majorité des contenus qualifiables avec les termes « originalité et diversité » est produite de manière indépendante, par des individus, hors marques établies. Bien sûr, on peut débattre de la qualité et de l’intérêt de ces contenus, du haut de nos métiers dans les médias, mais c’est d’emblée remettre à distance celles et ceux qui produisent et consomment ces contenus-là. Et c’est une bombe à retardement, vu que c’est avant tout la jeunesse qui est concernée par ces nouveaux usages.

De plus, quand on voit à quel point l’establishment public et privé se bat sur la LME en cours de consultation pour s’accaparer le maximum de tranches du gâteau des redevances, il semble impossible d’ouvrir le débat sur l’accueil de ces nombreux contributeurs de la société civile… Quelle pourrait être alors une autre voie plus inclusive et horizontale, permettant de profiter du « véritable » potentiel transformateur du numérique ?

Pendant que cet establishment médiatique discute sur comment contrer les ogres GAFAMés, en voulant « constituer un vaste portefeuille commun de données sur les utilisateurs média » (ça fait froid dans le dos comme annonce… ils ne pensent qu’au pactole publicitaire, décidément, en copiant les Allemands et les Français), on pourrait s’organiser en constituant un socle de connaissances commun, au service des utilisateurs médias…

 

La confiance en question

Au-delà des statistiques qui essayent de quantifier si la confiance dans les médias traditionnels s’érode ou pas (comme à travers le prisme de la bagarre spectaculaire du « trumpisme contre les médias » [Lire aussi cet article sur Jet d’Encre], faisant elle-même vendre), le succès des réseaux sociaux a notamment permis de se remettre à l’esprit que la confiance se construit et s’entretient à partir de liens humains de proximité. Cela veut dire qu’entre un média et un « consommateur », il y a d’autres personnes qui vont influencer positivement ou négativement la confiance que l’on peut avoir dans un média.

Ce n’est pas nouveau, mais l’importance du contexte inter-personnel se décline dans les nouvelles injonctions de personnalisation et d’engagement des utilisateurs, que l’on entend de la part de tous les grands acteurs médiatiques, à commencer par Facebook. Reste à savoir comment on construit durablement une relation de confiance, quand les effets marketing se diluent dans une chaîne de distribution que l’on ne maîtrise plus entièrement.

Une autre manière de mesurer la confiance est de déterminer quelles marques de presse correspondent aux modèles de pensée établis, et ainsi vérifier une certaine forme de fidélité à ses propres bulles de filtre. Même si ça rassure, ce n’est pas forcément synonyme de confiance profonde… Et qui a les moyens du New York Times ou, plus proche de nous la SSR par exemple, pour asseoir sa notoriété et son influence ?

Il me semble que l’on pourrait se réveiller en voyant que la confiance est un bien précieux qui se gagne sur la durée, en changeant d’échelle et en adaptant son offre aux (nouveaux) contextes d’usages. En attendant quelques exemples plus loin dans mon billet, voici un article sur le sujet.

 

Perte de valeur

Au-delà du prix que l’on paye (d’une manière directe ou indirecte), quelle est la valeur d’un contenu ?
On l’a vu, du fait de la profusion des contenus, leur valeur tend vers zéro. Alors que le coût de production reste élevé (il faut payer le temps du travail), la dévaluation de valeur est liée à la nécessité de payer (avec notre attention) pour le filtrage et la recommandation (voir le point suivant).

Comment alors remettre de la valeur sur la production de contenus ? Comment valoriser les usages, et ainsi inclure les utilisateurs dans une chaîne de valeur où il n’y a plus de « poubelle » temporelle (la nouvelle du jour qui précède est évacuée au profit des plus fraîches), parce que l’on a ajouté un « compost » où le recyclage organique est la condition même de la génération de nouvelles valeurs ? Pourquoi continuer de vouloir suivre coûte que coûte le modèle industriel qui a fait son temps (le fordisme) et ne pas s’inspirer des modèles plus agiles, plus cycliques, plus proches de nous et de la nature ?

 

Bascule vers un marché d’abondance

Le pouvoir à celui qui contrôle la demande, et non plus à celui qui produit et définit l’offre: voici une explication détaillée des nouveaux agrégateurs qui illustre bien le déplacement récent des leviers économiques.

Comme ce ne sont plus les producteurs de contenus qui tiennent le bon bout du levier, il faudrait construire des plateformes spécifiques (de niche, régionales ou nationales ?) pour être moins dépendants de ceux qui contrôlent la demande, les GAFA principalement. Il existe un certain nombre d’initiatives rassembleuses en ce sens, qui ont cependant comme difficulté principale la nécessité d’arriver à une masse critique monopolistique pour être rentables… Dans ce monde-là, c’est seulement le plus gros qui gagne, au détriment de tous les autres. Est-ce vraiment désirable, même s’il a les meilleures intentions du mondemême s’il est encadré par une réglementation politique consensuelle ?

À moins de mettre en place d’autres critères et incitatifs de succès financier (comme ne pas reproduire les modèles toxiques des grosses plateformes web), avec des objectifs pérennes en matière de chaîne de valeur apportée à la société, il me semble illusoire de parier sur leur réussite – et même peu souhaitable de désirer leur succès. Au jeu du gagnant qui emporte la mise (l’argent de la pub, en l’occurrence), les GAFA ont déjà presque tout asphyxié et ne laissent que des miettes. Sans compter que les initiatives volontaristes européennes ou nationales buttent souvent sur les limites imposées par les usages actuels des droits d’auteur, sur la difficulté de refaire payer ce qui a été produit grâce à la redevance, ou tout simplement sur la peur du changement des producteurs des contenus…

Reproduire le succès de Facebook ou de Netflix, en utilisant les mêmes recettes et mécanismes, semble dorénavant impossible en Europe ou aux USA. Même avec un Salto dans le Sky

Alors, pendant que la « résistance » s’organise, la politique passe à l’offensive pour tenter d’influencer le jeu autour du levier économique, et refaire pencher la balance vers les producteurs de contenus. Au travers de lois qui veulent restreindre le pouvoir de ceux qui contrôlent la demande, via une responsabilisation éditoriale impossible à tenir (avec le risque de dommages collatéraux non négligeables), ou avec des initiatives qui tentent de soutenir les efforts des entités en place avec de l’argent public.

Business as usual, pourrait-on dire: ceux d’en haut continuent à se partager le festin, avec les journalistes en cuisine et quelques happy few (dont je fais parfois partie) qui ont le droit de faire la vaisselle. Finalement, même après tant de « disruptions », on en revient toujours aux recettes de base.

Pour éviter de faire trop long, je renvoie sur ce billet de blog de Frédéric Cavazza qui pousse cette réflexion sur les relations entre politiques, médias et plateformes web plus loin; même si je ne suis pas toujours d’accord avec ses présupposés, je trouve qu’il synthétise bien les enjeux.

Face au tsunami de contenus qui déferle quotidiennement sur nos écrans, c’est le contexte d’usage qui pourrait être l’embarcation salvatrice: un service qui a de la valeur.

On y reviendra dans les parties suivantes.

 

Partie 2: Les enjeux

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