Genre Le 4 mars 2019

Théâtre: quand le fantasme des uns sabote la vocation des autres

0
0
Théâtre: quand le fantasme des uns sabote la vocation des autres

Garance Félix, Giulia Cela et Virginie Portier dans le spectacle Tête de Cerf, mis en scène par Virginie Janelas.

Nous ouvrons notre dossier consacré à la question du genre dans l’art par une réflexion sur le milieu du théâtre. Est-ce possible d’assumer sereinement une vie de comédienne et de metteuse en scène dans la société actuelle? Dans cet article, Virginie Janelas tente d’apporter une explication à la précarisation de ce statut. La sororité semble être l’une des solutions permettant de pallier l’insécurité liée à l’intermittence et la misogynie ambiante.


« Trouve-toi un homme riche et ensuite tu seras tranquille ». La première petite phrase entendue quand j’ai déclaré mon envie d’être comédienne. On me l’a implantée à l’adolescence quand l’amour en était encore à ses prémices. Aucun doute permis concernant l’orientation sexuelle. Un « homme riche », voilà ce qu’il me faudrait pour vivre de mon art. Je me voyais devenir la vraie bourgeoise suisse des années cinquante, toujours impeccable, même après avoir cuisiné un bon papet pour son mari. Le théâtre pour hobby. Quant à cette idée de la tranquillité, elle revient à mettre le pied dans la tombe. On ne cherche que l’intranquillité à seize ans.

Mon envie d’être maîtresse de mes choix est ce qui m’a amenée à créer ma compagnie de théâtre et en diriger les spectacles. Au passage, je sens que nous sommes de plus en plus nombreuses à faire ce choix, ce qui me réjouit beaucoup.

Pour ma dernière pièce, Tête de Cerf, j’ai demandé à des femmes entre vingt et trente-cinq ans d’écrire une lettre à leur utérus. Elles ont eu le courage de me les confier et leurs mots ont été la matière d’écriture du spectacle. D’un point de vue professionnel, c’est un tournant passionnant. D’un point de vue humain, c’est un bouleversement. Sœur de trois frères, je n’ai pas eu ce rapport de tendresse et de compréhension de femme à femme. Bien sûr, je l’ai ressenti auprès de ma mère et d’amies chères, mais c’est réellement à la lecture de ces lettres et dans le travail avec les comédiennes qu’il s’est épanoui : nous vivons les mêmes douleurs, les mêmes joies, nous avons de l’ambition. Nous avons toutes été traitées de putes pour avoir avorté, pour avoir voulu le premier rôle, pour avoir réclamé une somme d’argent qui nous était due, pour avoir refusé des avances, pour en avoir accepté. Nous ignorions beaucoup de choses sur nous-mêmes et ensemble nous les avons découvertes.

Ce sont ces moments de générosité et de partage que je chéris. La découverte de la sororité a changé ma vie sur tous les plans. Mon rapport à ma féminité n’est plus solitaire, mon sentiment de fragilité est devenu une force. Tout ça, je le dois au théâtre.

C’est ce qui me meut chaque jour, quand je me lève dans une société où je travaille sans statut existant, où les innombrables heures d’administration ne sont pas payées, où les vacances sont un concept lointain et rare, où on me dit régulièrement « t’as la belle vie, c’est pas vraiment un travail », où je réfléchis chaque mot que j’écris dans une actualité à pleine vitesse, où à la fois tout change et rien ne bouge.

 

Garance Félix, Giulia Cela et Virginie Portier dans le spectacle Tête de Cerf, mis en scène par Virginie Janelas.

 

 

Revenons au statut de comédienne en Suisse : il n’existe pas. On me propose souvent de me déclarer « indépendante ». Ce statut n’a pas été pensé pour ce métier et favorise les abus. Il nous fragilise, car les employeurs s’habituent à ne plus effectuer les démarches administratives. Reste le chômage, notre intermittence suisse non déclarée. On y frôle souvent la bêtise : combien de mes collègues ont reçu des propositions de travail sans aucun lien avec leur métier ? Combien sont poussées à quitter ce dernier, après des années de formation dans des écoles subventionnées par ce même État qui les invisibilise ensuite sur le marché du travail ? Combien ne se présentent pas au chômage par peur de ces jugements ? Combien de femmes artistes m’ont dit « ne fais pas d’enfant, sinon tu es foutue » ? Beaucoup.

Les hommes sont également concernés évidemment, mais sans notre triste bagage historique. Pour exemple, un metteur en scène a un jour fait part à une amie comédienne de son étonnement quant au manque de « bravoure » des femmes au moment de postuler à une audition. Selon lui, elles ne demanderaient même pas quel sera le salaire ou le nombre d’heures de travail, au contraire des « mecs » qui, eux, sauraient négocier direct.

C’est une ignorance crasse de la situation de la femme de théâtre et de cinéma. Dès nos débuts, ramenées à un objet du désir, on nous dit qu’il y a du monde et peu d’élues, qu’il faudra se battre sans armes égales, qu’il faudra être minces et belles, mais qu’ensuite nous manquerons d’originalité. On nous fait peur. Ces femmes qui postulent sans demander le salaire, tout ce qu’elles demandent, c’est de travailler. On ne commence pas ce métier pour se faire aimer par tous les moyens, mais bien parce qu’on croit que le monde peut changer et qu’on peut y contribuer par notre art. On commence aussi, plus humblement, par amour des mots et du mouvement.

Combien de femmes broyées par le système patriarcal omniprésent dans le théâtre et le cinéma, combien d’actrices brisées par une idée violente et fausse du désir ? Il y a tant d’exemples tristement célèbres : Romy Schneider, Maryline Monroe, Whitney Houston, Amy Winehouse, Nathalie Wood, Marie Trintignant… Et il y a toutes les femmes que je rencontre dans mon métier. Nos histoires de harcèlements et d’agressions ressemblent à autant de films d’horreurs, sans générique de fin.

Bien sûr, le jeu subtil et intense de Romy Schneider me fascine. Mais je ne peux la regarder à l’écran sans sentir un malaise lancinant monter en moi. Sa vie a été une brisure suintante. On l’a regardée se faire agonir, sacrifiée aux sacro-saints noms du talent, de la fragilité et de la presse people. J’y pense souvent quand j’entends des théories douteuses sur son jeu d’actrice, sur son degré d’engagement. L’idée d’« être » plutôt que de « jouer » est fausse par essence, et dangereuse. Au même titre qu’il n’y a pas besoin d’être présidente de la Confédération pour jouer ce rôle sur scène ou à l’écran, je ne vois aucune raison valable de flirter ou de coucher avec son/sa partenaire pour interpréter plus justement le désir et les sentiments. Et pourtant, presque systématiquement on me l’a sous-entendu. Dans mon métier, quasiment toutes mes interactions avec des hommes supérieurs en âge et en hiérarchie ont été teintées d’un fond de désir sexiste. Je me suis même surprise à prendre des attitudes viriles pour éloigner ces ardeurs souterraines. Le cliché même, honteux et inutile.

Cet intérêt sexuel selon moi brouille le propos théâtral et le dessert. Or la distance est une nécessité pour appréhender son personnage avec justesse et générosité. Trop coller à la réalité revient à la restituer petitement. On a besoin de recul et d’une confiance saine et complète pour interpréter un rôle. C’est lorsque mon partenaire me respecte et me soutient que je joue le mieux : plaquer une image fantasmée sur la comédienne ou la femme dans n’importe quel contexte professionnel la bride dans sa créativité. L’auto-jugement étant déjà un monstre contre lequel on se bat chaque jour, y ajouter toutes les injonctions féminines relève de la cruauté. Bien sûr, personne n’est à l’abri d’un coup de coeur, passager ou durable, mais cela relève du consentement : si tout le monde est d’accord, il n’y a aucun problème. C’est à chacun.e de gérer le lien privé et le lien professionnel, et il y a de très belles histoires. Ce que je pointe ici, c’est le besoin de dominance par statut et sexe entremêlés, un cocktail vieux comme le monde qu’il serait bon d’éliminer.

Donc, au lieu de me conseiller un mariage intéressé avec un porte-monnaie vivant, j’aurais voulu qu’on me parle plutôt d’indépendance, de toutes les femmes qui ont réussi avant moi, j’aurais voulu qu’on me dise que le travail mène à tout, j’aurais voulu moins de cynisme.

Je crois en l’éducation et au dialogue, je crois que le théâtre est un lieu pour cela. Un lieu de compréhension, de provocation, de questionnement, où nous pouvons apaiser ces vieilles douleurs. C’est ensemble, au-delà de toute préférence politique, que doit se mener le combat pour l’égalité, comme le souligne le Collectif d’initiatrices et militantes du mouvement pour la grève des femmes dans une tribune du Temps1.

Il y a encore tant à faire, mais nous savons que nous ne sommes plus seules, le public est de moins en moins dupe. Un jour, dire d’une actrice qu’elle est un objet de désir sonnera comme une aberration pour chacun.e.

 

Tête de Cerf sera joué du 15 au 18 mai 2019 au Théâtre de l’Etincelle à Genève et du 5 au 28 juillet 2019 au Théâtre du Centre, dans le cadre du Festival OFF d’Avignon en France.

Lien du crowdfunding crée pour Avignon: https://fundeego.com/project/336/tete-de-cerf-au-festival-davignon

Site internet de la compagnie Katapult: www.compagniekatapult.com


Références

1. https://www.letemps.ch/opinions/greve-toutes-femmes

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.