L'Entretien Jet d'Encre Le 7 mars 2019

L'Entretien Jet d'Encre #22,
Avec Éloïse Bouton

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Avec Éloïse Bouton

Eloïse Bouton © Cyrille Choupas

Le dossier « Genre et arts » s’ouvre aujourd’hui au monde de la musique, et spécifiquement à un style souvent taxé de sexisme: le rap. Éloïse Bouton est une journaliste et militante féministe, passée par les organisations « Osez le Féminisme » et Femen. Elle a créé les médias House Of Consent et Madame Rap. Le premier vise à sensibiliser sur les notions de consentement et de violences; le second met en avant des rappeuses du monde entier. Éloïse Bouton soutient la thèse que le rap n’est pas plus sexiste que la société, et qu’il peut même constituer un allié de choix pour le féminisme. Entretien fleuve, depuis Paris.


 

Madame Rap (dont le site vient d’être remodelé) existe depuis août 2015. Quelles réflexions vous ont menée à la création de cette plateforme ?

Éloïse Bouton: Il y a eu deux éléments. Le premier, c’est que dans le milieu féministe institutionnel parisien, je me faisais souvent tacler parce que j’aimais le rap. On me disait que j’étais une traîtresse à la cause, que je n’étais pas cohérente dans mon combat, et que c’était contradictoire d’être féministe et amatrice de rap. Je voulais ainsi prouver que c’était tout à fait possible de concilier les deux. Le second élément, c’est que j’en avais assez d’entendre des gens dire qu’il n’y avait pas de femmes dignes de ce nom dans le hip-hop. Face à cette invisibilisation, le travail initial a été de recenser plein de rappeuses du monde entier, pour prouver que ce milieu culturel en comporte dans tous les pays.

 

Malheureusement, bien qu’il y ait toujours eu des figures féminines dans le rap, à l’heure actuelle, peu bénéficient d’une réelle reconnaissance. Aux Etats-Unis, Nicki Minaj et Cardi B sont les seules rappeuses d’envergure internationale, alors que dans les années 1990 et 2000, elles étaient plus nombreuses, comme p.ex. Lil’Kim, Missy Elliott ou Eve. Du côté de la France, c’est encore pire. Il n’y a plus aucune rappeuse grand public, telle que pouvait l’être Diam’s. Selon vous, pourquoi il n’y a pas eu de passage de relais entre les années 2000 et les années 2010 ? On dirait que la popularité des rappeuses a décru à mesure que celle du rap augmentait…

EB: Aux États-Unis, on voit clairement un retour des rappeuses, de Cardi B à Princess Nokia en passant par Young MA et Leikeli47. Quant à la France, il faut attendre. Malheureusement, on est toujours en retard sur les États-Unis. D’abord on les critique, et puis 10 ans après on finit par les imiter, c’est le processus.

Après, c’est vrai qu’il reste ce côté très masculin, très viril du hip-hop. C’est paradoxal, car en même temps, il y a plein de nouveaux sons, de nouveaux univers – je pense à la ball culture, à des exemples comme Mykki Blanco ou Angel Haze, ce hip-hop queer aujourd’hui, plus dé-genré. Mais même là, ça concerne plus les hommes que les femmes pour le moment. Il faut être patient, je pense que ça bouge.

 

 

Cette queer culture reste quand même en marge. Pour les États-Unis, bien que nombre d’artistes rap revendiquent officiellement leur performance de genre non-conforme, les noms que vous citez restent dans des niches et accèdent difficilement aux médias grand public. Quant à la France, le jour où l’on verra un rappeur ou une rappeuse dévoiler ouvertement son homosexualité semble encore loin… 

EB: Déjà, en France, je pense que le rap souffre de plusieurs problèmes. Pour commencer, il y a la « race ». On n’utilise pas ce terme ici, mais la réalité est que beaucoup d’artistes rap sont non-blancs. Promouvoir par exemple une femme noire, une femme d’origine musulmane ou asiatique, cela semble plus complexe. Et n’imaginons pas y ajouter d’autres « déviances », comme une femme ronde ou une lesbienne…

On est quand même dans une image de la « féminité » hyper normée en France, hyper blanche, et hétéro-normée aussi. Les icônes qu’on a, soit elles correspondent à cette féminité caricaturale, soit – comme Diam’s – elles représentent la bonne copine, un peu « garçon manqué » (ce terme est évidemment horrible, mais c’est comme ça qu’elle est présentée). Ce deuxième modèle n’est pas une menace pour les autres femmes. Et pour les hommes, on n’est pas non plus dans une hyper-sexualisation, donc ce n’est pas une « pute ». Ainsi seulement, elle deviendra acceptable. Le problème, c’est que ces injonctions contradictoires sont intenables.

Et dès qu’il y a une autre forme de féminité, la réponse est du slutshaming. On l’a vu par exemple avec Liza Monet, qui est une ancienne actrice porno. Sur les réseaux sociaux, elle est réduite à cette hyper-sexualisation, et on ne parle même plus de sa musique. C’est atroce. Tant qu’on n’aura pas fait un travail sur ce sexisme hyper ambiant dans les médias et dans la représentation des femmes, on ne pourra pas avoir d’icônes populaires mises en avant.

 

Justement, développons cette question sur les profils types. Si on regarde les modèles de rappeuses qui marchent, en étant à peine caricatural, il y a les deux archétypes que vous citez: la rappeuse dite « garçon manqué » (p.ex. Young MA aux États-Unis, Diam’s ou Keny Arkana en France), ou la rappeuse hyper-sexualisée (comme la New-Yorkaise Cardi B, ou la Bruxelloise Shay). C’est très binaire; sur une échelle de sexualisation hétéro, on passe d’une extrémité à l’autre. Est-ce que c’est le public qui n’est pas prêt pour une « troisième option » ?

EB: En effet, celles qui n’ont pas construit leur personnage artistique autour de cette binarité sont souvent des artistes underground, auto-produites ou signées sur des petites structures. C’est aussi là que les médias ont un rôle à jouer, en les mettant en avant. Car certains retombent dans une autre binarité, celle de l’« artiste féminine » qui sert de caution. Ils vont interviewer une rappeuse, comme ça ils auront bonne conscience, et surtout, ils ne vont même pas lui parler de sa musique, mais que de sa condition de femme dans un milieu masculin. L’inverse n’existe pas. Quand un média invite Booba, on lui parle peu de sa masculinité, puisqu’elle constitue la norme. C’est un nouveau cantonnement…

Pour revenir à la question, je pense qu’aux États-Unis, la seule rappeuse grand public qui n’est pas vraiment là-dedans, c’est Missy Elliott. Elle n’a jamais été à fond dans l’un ou l’autre des deux modèles. Elle a eu des phases assez « masculines » au début. Puis elle a perdu beaucoup de poids, et a évolué vers un truc un peu plus « féminin ». Mais c’est tellement un ovni, une espèce de freak, que du coup elle est inclassable. Elle peut être très sexuelle et pas du tout à la fois. Elle ne joue vraiment pas sur les mêmes codes que le reste…

 

 

Si l’on compare les différents genres musicaux à succès, le manque de modèles féminins et l’uniformité des figures existantes semblent être une spécificité du rap. Comment expliquer cette malheureuse particularité ?

EB: C’est le processus qui bloque. Les labels rap ne prennent pas de risque, ont peur de « miser » sur des femmes parce qu’ils se disent que ça ne va pas vendre. Et quand ils en signent, ils veulent les formater. Tout ceci est accentué par l’économie de l’industrie du disque actuelle, où l’on ne développe plus les artistes de la même manière. On ne prend pas les mêmes risques qu’à l’époque, car aujourd’hui plus personne n’achète de disques.

Mais le rap n’est pas le seul à ne pas mettre les femmes en avant. Je pense notamment au rock: qui sont les rockeuses françaises ? Pour moi, c’est même pire que le rap, car il n’y en a jamais vraiment eu, de rockeuses grand public. On cite souvent Les Rita Mitsouko, mais c’est un peu comme avec Missy Elliott: c’est plus que de la musique, c’est tout un univers particulier, très atypique, qui mélange plein de styles musicaux différents, pas que du rock.

 

Toujours dans ces comparaisons, on dit souvent que le rap est la musique la plus sexiste. Vous-même, vous avez publié plusieurs vidéos où vous montrez que nombre d’artistes d’autres styles musicaux ont aussi pu tenir des propos très sexistes (et n’ont pas essuyé les mêmes critiques). Cependant, les exemples que vous donnez sont souvent des artistes d’anciennes générations, tels John Lennon ou Michel Sardou. Cela ne tendrait-il pas à confirmer qu’aujourd’hui, le rap est le seul milieu culturel à perpétuer un discours sexiste décomplexé ?

EB: Les artistes des autres musiques ont compris qu’ils ne pouvaient plus être dans ce « sexisme à papa » de l’époque. Parce qu’aujourd’hui, on est trop aguerri.e.s, on a une sorte de vigie anti-sexiste, pour répondre « non mais là ce n’est pas possible, ça ne passe pas ».

Donc il y a une nouvelle image qui s’est développée. Des chanteurs à la Benjamin Biolay, des espèces de romantiques, dont les paroles ne sont pas sexistes, certes, mais qu’est-ce qui est promu ici ? Un couple hétérosexuel avec une fille hyper féminine, hyper normée, un peu soumise… Pour moi, ça fait des dégâts aussi. Et puis, on découvre que certaines icônes comme Johnny Depp sont accusées de violences conjugales. Quand il y a eu toute la polémique avec son ex Amber Heard, on a vu qu’on ne pouvait pas attaquer cette forme de masculinité-là, parce qu’elle a fait fantasmer toute une génération de jeunes filles.

Pour revenir à la musique, je ne sais pas si Vincent Delerm ou Benjamin Biolay sont concrètement sexistes, mais ils renvoient une image de binarité et d’hétéro-normalité. Ça crée la même chose: des injonctions aux femmes à être comme ceci, comme cela, pour plaire à des hommes comme eux. On revient donc à de l’enfermement via des rôles prescrits.

 

 

Parlons un peu de votre parcours personnel. Si vous revendiquez autant votre droit à aimer le rap, c’est précisément parce que vous avez touché au féminisme grâce à des rappeuses…

EB: Oui, dans les années 1990, des rappeuses américaines comme Queen Latifah, MC Lyte ou Salt-N-Pepa ont été un électrochoc. Quand j’ai commencé à comprendre leurs textes, j’ai réalisé qu’auparavant je n’avais jamais entendu des femmes artistes aborder des sujets aussi personnels que leur sexualité, le plaisir féminin, l’avortement ou le harcèlement de rue.

Il faut replacer le contexte: au début des années 1990, ces sujets étaient complètement réduits au silence. C’étaient des messages d’empowerment que je n’entendais nulle part ailleurs. Du coup, j’ai toujours été surprise qu’on réduise le rap à quelque chose de très violent pour les femmes, très discriminant et objectivant. Parce que soit, ça existe, mais il y a aussi ces autres messages-là. Et je pense que le point commun entre les acteurs du mouvement hip-hop et les féministes, c’est que ce sont des personnes souvent minorées dans la société. C’est exactement comme le féminisme intersectionnel. Quel est le point commun entre moi, femme blanche parisienne, et un homme noir du sud de la France par exemple ? C’est que dans cette société patriarcale où la norme est le point de vue d’un homme blanc hétérosexuel cisgenre de 50 ans, on est les deux minorés. C’est là qu’on peut discuter. Ça ne veut pas dire qu’on va être d’accord ou qu’on va forcément défendre les mêmes intérêts; ça ne veut pas dire que moi, je ne peux pas être raciste, ou que lui ne peut pas être sexiste. Mais en tout cas, il y a un pont entre le rap et le féminisme, et on peut discuter.

 

Malheureusement, ce pont n’est pas une évidence. Après avoir lu plusieurs de vos éditos, je suis allé sur genius.com (qui répertorie beaucoup de paroles de rap), et j’ai tapé les mots-clés « Femen » et « féministe ». Beaucoup de résultats montraient justement des punchlines anti-Femen voire anti-féministes. On ne peut pas généraliser sur cette base évidemment, mais il semble quand même que le rap constitue le genre musical mainstream qui revendique le plus explicitement cet anti-féminisme.

EB: Il y a plusieurs éléments ici. D’abord, le langage du hip-hop est hyper « hardcore », très frontal et sans fioritures. Si on veut dire quelque chose, on va le dire sans tourner autour du pot pendant cinquante ans. Donc déjà, il y a ce côté qui peut être choquant, très brut, qui va interpeller, marquer. Je pense que d’autres styles musicaux ou courants artistiques expriment ce même anti-féminisme, mais de manière beaucoup plus pernicieuse, moins visible. Du coup, on va moins s’en offusquer.

Après, encore une fois, il y a aussi l’histoire du hip-hop, qui est très masculin, très « couillu », dans la caricature de la masculinité. Ce n’est pas une masculinité « lambda », on trouve vraiment tous les clichés: gros muscles, argent, champagne, grosses caisses tunées, et les femmes-objets. C’est comme ça que tout le gangsta rap a évolué, alors que paradoxalement il avait un vrai message social et politique. Je pense donc que ce sont des résidus de tout ça, et que certains rappeurs s’approprient ces codes pour s’acheter une crédibilité: « Comme j’utilise tous les codes, je suis un vrai ». Et cette notion d’authenticité aussi, elle est omniprésente dans le hip-hop. En singeant des choses qui existent déjà, qui sont déjà une caricature, on va avoir l’impression d’exister dans ce milieu.

Mais en fin de compte, pour que ce fameux pont se matérialise, je crois qu’une déconstruction est nécessaire, autant de la part des féministes que de la part des rappeurs.

Les féministes doivent sortir de leurs préjugés sur le rappeur, et les rappeurs doivent abandonner leurs stéréotypes sur la féministe. Il faut qu’on parle, parce que souvent quand on parle, on arrête d’avoir des archétypes dans la tête. On est face à des personnes avec une histoire, et de là on peut se comprendre et se mettre d’accord. Dialoguer est la clé.

 

 

Vous parlez des « codes du rap ». Ce point est important. Il est souvent utilisé pour justifier certains discours virilistes et sexistes – « chaque musique a ses codes ». Le problème, c’est qu’on a ainsi l’impression de ne pas pouvoir les remettre en question. Et puis, il y a la notion d’influence. Quand ces codes sont répétés avec intensité, c’est plus difficile pour le jeune public de garder de la distance et du second degré, pour ne pas les répéter dans la vraie vie. Cet argument des codes n’a-t-il donc pas atteint ses limites ?

EB: La limite, c’est la créativité en fait. À force de réutiliser des codes re-sucés, au bout d’un moment, en termes artistiques, moi ça ne me fait plus vibrer, j’ai l’impression de l’avoir vu 500 fois. Quand il n’y a plus de prise de risque artistique, et aucune réflexion derrière, c’est ça que je trouve dommageable.

Après, pour les adolescents, c’est comme pour tout, je pense qu’il faut discuter. À partir du moment où ça s’accompagne d’un discours, où l’on explique pourquoi cette personne dit ça, pourquoi ça peut être bien ou pas, pourquoi ça peut être homophobe et/ou sexiste, je pense qu’il n’y a aucun problème. Parce qu’aujourd’hui malheureusement, les adolescents sont confrontés à une violence permanente, qui n’a rien à voir avec le rap. Les rapports sociaux, l’école, la télévision, certains jeux vidéos, le porno… tout est très violent. Et en plus, c’est très premier degré pour le coup, cette violence n’est pas déguisée en une forme artistique. Dans le cas du rap, il faut quand même rappeler que c’est de l’art. On oublie que les gens jouent des rôles, que certains ont carrément créé des alter egos. Ces personnages complètement fantasmés sont loin de leur réalité. Non, ils n’habitent pas dans un palace 5 étoiles avec 50 « biatches » qui leur massent les pieds. Non, en fait, ils rentrent chez eux, ils galèrent seuls. Ça, par exemple, je trouve que PNL le montre très bien. Il y a une espèce de mélancolie ou de misère – mais au sens propre du terme, de la misère humaine. Ce n’est pas le ghetto glamourisé, c’est le ghetto, point barre. Je trouve cette démarche intéressante, de rappeler qu’il y a l’image véhiculée, et qu’il y a la réalité. Eux, ils montrent cette réalité-là, sans le fantasme.

 

Cette notion du « rôle joué pour l’art » semble parfois à géométrie variable. Certains rappeurs revendiquent les trains de vie qu’ils décrivent en chansons y compris dans des contextes sortis de la création artistique (en interview ou sur les réseaux sociaux p.ex.). N’est-ce pas une façon de botter en touche, précisément quand on les confronte sur des paroles discriminantes, homophobes ou sexistes ?

EB: Oui, complètement. Ça rejoint ce que je disais plus haut sur la nécessité de déconstruire. Au bout d’un moment, s’il n’y a pas de distance mise entre le personnage public – cet alter ego artistique et fantasmé – et la personne privée – celle qui répond aux interviews -, alors oui ça pose un problème.

C’est une question d’éducation à la base. Si on dit « sale pute » et que derrière on le justifie de telle ou telle manière, même si ça ne veut pas dire que ça annule le côté sexiste -, au moins il y a une réflexion. On sait pourquoi on a dit « sale pute » et on a déjà anticipé la réaction en face. Par contre, si l’explication c’est « non mais “sale pute” c’est pour rigoler », alors là, il n’y a même pas de débat possible. Il n’y a aucune réflexion, et c’est dommage, parce qu’en effet, ce discours est absent. En fait, je crois que beaucoup de rappeurs ont tellement galéré pour en arriver là, ils vivent une expérience si incroyable, qu’ils n’arrivent pas à remettre leur travail en question. Se remettre en question, ça voudrait dire ne plus être légitime, ne plus être authentique. L’auto-critique, on ne connaît pas trop quoi. Donc c’est vrai que là, l’argument du second degré et du rôle joué trouve ses limites.

 

Pour continuer sur les poncifs du rap en matière de genre, il y a la question de la respectabilité, avec la dichotomie classique entre « femme respectable » et «pute». Certes, elle n’est pas propre à ce milieu, mais elle y trouve un bel écho dans les textes des rappeurs et même certaines rappeuses…

EB: En effet, le rap a un côté hyper conservateur, hyper famille, hyper valeurs. Il y a les deux figures: la maman et la putain. Une femme respectable, elle peut être jolie, même un peu « salope », mais pas trop, sinon c’est une « grosse salope ». Là, elle n’est plus respectable.

Les rappeurs ont pourtant beaucoup de rapport au féminin dans le privé. Booba, par exemple, parle crûment des femmes dans ses textes. Mais sa manageuse, c’est une femme !

Souvent, les rappeurs vont les défendre, dire « mais moi j’ai une fille » par exemple. Comme si, tout d’un coup, il y avait ce truc familialiste hyper fort. À côté par contre, toutes celles qui sont hors famille représentent quand même des menaces pour cette image de la maman parfaite.

Ce qui est intéressant, c’est qu’aux États-Unis cette imagerie a été plus vite cassée qu’en France. Il y a ce côté orpheline, des femmes dont on ne sait pas à qui elles appartiennent – attention, je m’exprime ici dans les termes du patriarcat, où les filles doivent être rattachées à une famille, un mari, une religion, etc. Là, on a des rappeuses hyper indépendantes, et du coup, elles ont cette liberté de parole qu’il n’y a pas encore en France. Chez nous, certaines  rappeuses ont encore tendance à reproduire ce discours sexiste de la respectabilité, en disant « moi je suis pas une salope comme ces autres meufs ». Mais c’est parce qu’elles ont pu subir ce type de critiques, elles les ont intégrées.

Quand on est une femme, rien ne va jamais. On ne peut pas être trop sexy, on ne peut pas être trop peu sexy. On ne peut pas être ceci, cela. Toutes les injonctions sont contradictoires, et elles nous coincent. À la fin, si on écoute tout, on se tire une balle. Mais ces normes sont générales en fait. Dans cette France judéo-chrétienne, le modèle « maman ou putain » est hyper fort. S’il n’y a pas d’accès à d’autres modèles, on peut vite s’enfermer dedans.

 

 

Le rap reproduit donc certains travers de notre société, c’est inévitable. Cela dit, un peu comme avec l’excuse des codes, cet argument du « miroir » est souvent invoqué pour balayer toute critique envers ses penchants discriminants. Le rap ne ferait que refléter le sexisme ambiant de notre société. À titre personnel, j’avoue que cette idée ne suffit pas à me convaincre. D’une part, c’est se reposer sur « la société » pour ne pas avoir à faire son propre examen de conscience. Et comme un miroir produit un reflet, au minimum, il va doubler l’image et les défauts qu’elle contient (ici les normes sexistes). D’autre part, le processus créatif nécessite de prendre des raccourcis, caricaturer, romancer, amplifier. Le terme de « miroir grossissant » ne serait-il donc pas plus adéquat ?

EB: Certainement. Pour moi, c’est un miroir grossissant. Je vois souvent le rap comme un média, où on prend un angle pour traiter d’un sujet. Cet angle va créer le raccourci. S’il n’est pas expliqué que cette parole est située – on revient à la question du « texte d’accompagnement » évoquée avant – alors ça peut poser problème. Aujourd’hui, en plus, avec les réseaux sociaux, j’ai l’impression que c’est plus facile de donner une explication, sans avoir à rédiger tout un commentaire de texte à chaque fois qu’on sort quelque chose. C’est important de le faire, surtout pour des morceaux ou messages un peu plus touchy. Il faudrait avoir cette présence d’esprit, et reconnaître qu’on a une responsabilité aussi dans ce que l’on crée. On n’est pas tout seul dans sa chambre à faire du son. À partir du moment où on le publicise, forcément ça crée quelque chose…

Alors évidemment, ce n’est pas aux rappeurs d’éduquer les jeunes. C’est à la société d’abord, et aux parents ensuite. Mais pour moi, le discours du type « je suis un artiste, mais je fais mon art pour moi », je n’y crois absolument pas. Quand on est artiste, la finalité est de se confronter au regard d’autrui et au public. Sinon, ça reste des propositions, des ébauches. Et au bout d’un moment, quand on a envie d’être très médiatisé, qu’on va dans des émissions grand public etc., on ne peut pas dire qu’on n’a pas une forme de responsabilité. Parce qu’on sait qu’en plus, c’est regardé par beaucoup de jeunes. Je trouve donc que ce n’est pas un argument valable; la parole doit vraiment être contextualisée.

Ça me fait penser à Femen en fait. À l’époque où j’y étais, on nous reprochait souvent des actions, des messages illisibles, parce que derrière il n’y avait pas d’explications. Si personne ne comprend rien, et que derrière c’est le silence absolu, c’est clair que ça va poser problème. Pourtant, comme pour les rappeurs, je pense que les Femen n’ont pas de responsabilité d’éducation des jeunes filles ou des jeunes garçons. Mais au bout d’un moment, si on veut être cohérent dans sa démarche, et si on a une forme de réflexion, on est obligé de la livrer.

Moi, quand j’étais dans Femen, j’ai pas mal souffert de ces silences-là. Par exemple, le groupe a souvent été taxé de raciste, et on n’a jamais répondu à ces accusations. Pour moi, ce n’est pas possible, on est obligé d’y répondre. Même si on est raciste d’ailleurs, au bout d’un moment il faut répondre à ça !

Pour revenir au rap, j’ai l’impression que les rappeurs, en ne répondant pas concrètement aux soupçons de sexisme par exemple, ils l’alimentent. Enfin, c’est un peu le cercle vicieux: ils vont alimenter exactement ce pour quoi ils sont stigmatisés… Alors qu’en réalité, je suis sûre que si on prend 20 rappeurs qui ont des paroles sexistes, les 20 ne sont pas sexistes. Il suffirait d’une explication, d’une contextualisation. Qu’ils disent « moi j’ai dit ça, parce que ça ». Pourquoi pas ? Après, comment avoir cette discussion, c’est une autre question. Il manque de lieux physiques ou médiatiques où l’on pourrait avoir ce type d’échanges. Et tant qu’on ne les aura pas, on va rester dans le côté « le rap est sexiste et dangereux pour nos jeunes ».

Les jeunes, c’est sûr que quand ils n’ont pas d’accès à ces explications et que leur famille, l’école et la société ne remplissent pas leurs rôles en termes d’éducation, eh bien, ils prennent tout au premier degré. Même si les rappeurs dépeignent leurs réalités propres, et même s’ils ne sont pas en train de dire « faites comme nous », si aucun discours n’accompagne leurs messages, il y a un risque de reproduction. Et là, c’est clair que l’effet miroir peut être dangereux.

 

Commentaires

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Cousineau

Article très intéressant. Il rappelle combien il est important d’aller au delà des apparences et des idées préconçues. Il rappelle…

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Cousineau

Article très intéressant. Il rappelle combien il est important d’aller au delà des apparences et des idées préconçues. Il rappelle avec brio que la société toute entière doit repenser son approche culturelle du rapport entre hommes et femmes. Merci pour ce travail. Sans oublier : Peace, love, unity and having fun.

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