Genre Le 22 juillet 2018

Du pouvoir plein la face: démocratiser nos représentations pornographiques

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Du pouvoir plein la face: démocratiser nos représentations pornographiques

Ryan McGuire

La pornographie est un objet d’étude en sciences sociales, avec son propre champ : les porn studies. Selon Tristan Boursier, cet objet est loin d’être anodin et devrait nous intéresser en tant que citoyen·ne·s autant qu’il suscite la réflexion au sein des universités. La pornographie permettrait d’éclairer notre vision du politique.


 

De prime abord, le sexe et ses représentations ont souvent été considérés en dehors du champ politique. A priori, ce qu’on fait dans notre chambre à coucher ne regarde que nous. Pourtant certains États interdisent encore des pratiques sexuelles. Par exemple, en Alabama, la loi n’autorise officiellement qu’une seule position sexuelle : le missionnaire1. Lorsque le sexe est mis sur la place publique, cela se fait souvent en des termes moralisateurs et éthiques qui marginalisent les comportements minoritaires : homosexuel·le·s, femmes, pauvres, personnes racisées. En Europe, l’Église catholique a longtemps joué un rôle très actif qui n’a plus le même impact aujourd’hui. Cela dit, même si les pratiques sexuelles sont désormais débattues et défendues grâce à l’outil démocratique (Mariage pour tous, #MoiAussi, etc.) – ce que certains appellent la démocratie sexuelle (Fassin, 2014) –, des traces de cette influence sont toujours présentes dans les débats.

L’affaire Weinstein en est un bon exemple. Certains commentaires construisaient la figure d’un monstre assoiffé de sexe2, faisant ainsi de Weinstein une exception qui ne reflète pas un problème structurel. Heureusement, beaucoup de féministes ont participé à déconstruire cette image pour recentrer les débats sur des questions plus importantes dans la quête d’une société juste : non pas la moralisation des pratiques elles-mêmes, mais le contexte structurel dans lequel elles se produisent, la relation de pouvoir qu’elles impliquent et la notion centrale de consentement libre.

Kai Oberhäuser

Quid de la pornographie dans tout ceci ? Si le sexe est « une façon première de signifier les rapports de pouvoir » (Scott, 1988, 141), la pornographie est une façon de représenter ces rapports de pouvoir et de les perpétuer en les célébrant par leur consommation. À l’heure où le mouvement #MoiAussi a interpellé nos démocraties, la pornographie ne peut plus être appréhendée comme un simple stimulus visuel neutre qui n’a d’autre objectif que de « susciter des érections » (Scoccia, 1996, 779). Elle doit être considérée pour ce qu’elle est : une représentation certes fictive, mais construite à partir de représentations de rapports de pouvoir qui, eux, sont bien réels. Quels sont ces rapports de pouvoir ? Il s’agit des structures qui forgent nos visions du monde en catégories arbitraires et injustes : le racisme, le sexisme, l’hétéronormativité, la transphobie et le classisme (pour n’en citer que quelques-unes).

Par exemple, on remarque que certaines pratiques qui n’étaient que des chorégraphies cinématographiques ayant pour but de susciter l’excitation du voyeur se retrouvent pratiquées dans le monde réel. L’éjaculation faciale l’illustre parfaitement. Elle semble être une pratique devenue très répandue chez les hétérosexuels dans nos sociétés actuelles alors qu’elle n’est à la base qu’une mise en scène visant à représenter de manière graphique la jouissance et la domination3 (Montgomery-Graham & al., 2015 ; Salmon & al. 2012). Les hommes cisgenres blancs ne sont pas les seuls concernés par ces questionnements. Comment peut-on expliquer qu’une catégorie « beur », mettant en scène de jeunes hommes racisés arabes dans des banlieues françaises, soit tant regardée par des homosexuels blancs (Cervulle, 2007) ?

Selon ce graphique paru dans The Economist, en 2014, le terme le plus recherché sur le site pornographique Pornhub était « beurette ». Il désigne des femmes racisées arabes et fait partie de ce que McClintock appelle le porno-tropisme, une construction fantasmée des femmes arabes par les mâles blancs hétérosexuels (voir p.ex. le papier d’Éric Fassin et Mathieu Trachman de 2013).

Pour trouver des réponses à ces questions, il ne suffit pas simplement d’étudier les films pornographiques comme de simples représentations esthétiques, mais il est nécessaire d’avoir une idée précise de leur interaction avec leur contexte de production. C’est parce qu’on connaît le passé colonial en France et les fantasmes issus de cette période sur les personnes racisées arabes que la catégorie « beur » nous interpelle. C’est parce qu’on a une idée des mécanismes patriarcaux et de la prédominance du plaisir de l’homme sur la femme dans une sexualité hétéronormée – où plus de la moitié des femmes simuleraient régulièrement leurs orgasmes4 – que des pratiques comme l’éjaculation faciale peuvent être mieux comprises. Cette compréhension contextuelle de la pornographie ne relève pas simplement de l’interprétation de la réalité mais aussi de sa transformation.

Pour mieux comprendre cette idée, il faut se représenter notre relation avec la pornographie comme circulaire : la pornographie modifie la réalité en nous influençant dans nos pratiques, mais nos pratiques influencent également la pornographie qui s’adresse à un public ayant des désirs précis. Les producteurs ne feraient pas des films dans des caves de banlieues s’il n’y avait pas un public intéressé. En étudiant la pornographie, nous arrivons à mieux comprendre cette circularité et à la briser par la prise de conscience de nos capacités réelles à l’influencer. Faire du porno amateur, favoriser les pornos féministes et alternatifs ou simplement discuter des représentations contenues dans les films sont de bons outils pour prendre pleinement en main les représentations pornographiques injustes. Le cas de la sextape de Ollyplum et Usul est un bon exemple de prise en main de la pornographie comme outil politique.

 

Armons-nous d’outils théoriques supplémentaires pour aller plus loin dans cette réflexion. McClintock – la militante et intellectuelle féministe – défend l’idée que la pornographie parle plus de races, de classes, de travail et d’argent que simplement de sexe (McClintock, 1995, pp. 7, 28, 183). Lorsqu’en tant qu’homme blanc je fantasme sur une personne qui n’a pas la même couleur de peau, la même origine culturelle ou ethnique que la mienne, ma pensée est en partie forgée à l’intérieur de ce que McClintock appelle le porno-exotisme, c’est-à-dire une « fantastique lanterne magique, une création de l’esprit, avec laquelle l’Europe a projeté ses désirs et ses peurs sexuelles interdites » (McClintock, 1995, p. 22). Ces pornos-tropiques cristallisent les fétiches blancs sur des projections imaginaires de l’étranger.5

Si nous étions dans un monde plus juste, c’est-à-dire sans catégorisations arbitraires et sans répartition inégale du pouvoir social et politique, alors ces catégories pornographiques seraient de simples distractions inoffensives. Mais il n’en est rien. En étudiant la pornographie de cette manière, on s’aperçoit que l’homme blanc hétérosexuel est souvent considéré comme un modèle de sexualité neutre, à laquelle les autres pratiques seront comparées. Des études basées sur la taille des pénis montrent que lorsqu’on parle de l’organe génital masculin d’une personne en disant qu’il est « trop petit » ou « trop grand » cela sous-entend « par rapport à la moyenne des hommes blancs » (Hoang, 2004, p. 241). Cela contribue par exemple à complexer beaucoup de garçons dès leur plus jeune âge.

Graphique tiré de Perry, S. L., & Schleifer, C. (2017). Race and trends in pornography viewership, 1973–2016: Examining the moderating roles of gender and religion. The Journal of Sex Research, 1-12

Mon propos n’est pas de plaider pour une interdiction de représentations qui nous paraîtraient offensantes. Il s’agit de militer pour des discussions ouvertes sur la pornographie, sur ce qu’on aime et n’aime pas, sur ce qu’on voudrait ou non reproduire avec nos partenaires. Des discussions qui ne sont pas seulement de l’ordre de l’intime ou de l’éthique, mais du politique. Nous ne sommes pas responsables des conditions qui nous rendent excités par la catégorie « beur » ou par les faciales, mais nous devenons responsables si nous consommons ces catégories sans les comprendre, si nous les reproduisons sans les interroger sur ce qu’elles représentent en termes de pouvoir et de domination, non plus seulement en tant que jeu sexuel, mais en tant que rapport entre citoyen·ne·s.

 


Références

  • CERVULLE, M. (2007). De l’articulation entre classe, race, genre et sexualité dans la pornographie “ethnique”. Études Culturelles et Cultural Studies, Médiation et Information, (24-25), 221-228.
  • FASSIN, E. (2014). Biopower, Sexual Democracy, and the Racialization of Sex. Foucault Now: Current Perspectives in Foucault Studies, 131-151.
  • HOANG, N. T. (2004). The resurrection of Brandon Lee: The making of a gay Asian American porn star. Porn studies, 223-270.
  • MCCLINTOCK, A. (1995). Imperial leather: Race, gender, and sexuality in the colonial contest. Routledge.
  • MONTGOMERY-GRAHAM, S., KOHUT, T., FISHER, W., & CAMPBELL, L. (2015). How the popular media rushes to judgment about pornography and relationships while research lags behind. The Canadian Journal of Human Sexuality, 24(3), 243-256.
  • SALMON, C., & DIAMOND, A. (2012). Evolutionary perspectives on the content analysis of heterosexual and homosexual pornography. Journal of Social, Evolutionary, and Cultural Psychology, 6(2), 193.
  • SCOCCIA, D. (1996). Can liberals support a ban on violent pornography?. Ethics, 776-799.
  • SCOTT, J. ; VARIKAS E. (1988). Genre : Une catégorie utile d’analyse historique. In: Les Cahiers du GRIF, n°37-38. pp. 125-153.

 

1 Aujourd’hui cette loi n’est plus appliquée depuis la jurisprudence rendue par la Cour Suprême américaine, Lawrence et al. v. Texas, (Mars, 2003) no. 02-102, mais elle reste tout de même la marque d’un héritage où la chambre à coucher était régulée directement par les lois.

2 Voir par exemple un des fameux articles du NYT sur le sujet https://www.nytimes.com/interactive/2017/12/13/opinion/contributors/salma-hayek-harvey-weinstein.html

3 Une étude commandée par Cam4 et réalisée par l’IFOP donne une idée de l’ampleur de la pratique en France. Le sujet est bien traité dans la presse francophone, par exemple avec cet article du Matin ou de l’Express. Évidemment on peut nuancer ce propos, car même si cette pratique est absente d’une grande partie de la culture pornographique ancienne telle que le Kamasutra, le Marquis de Sade la mentionne. De plus, s’il n’y a pas de plaisir physique objectif chez la femme qui résulte de cette pratique (car aucune zone érogène n’est stimulée directement), un plaisir psychologique peut en résulter via l’idée de domination, de transgression et d’humiliation par exemple.

4 S’il semble difficile d’estimer un chiffre précis sur le sujet, il semblerait que dans tout les cas, le phénomène soit sous-estimé. Pour un chiffre récent, voir cette enquête de l’IFOP https://www.ifop.com/publication/les-francaises-et-lorgasme/

5 McClintock va plus loin en disant que ce porno-exostisme incarne l’objet même de l’échec de la résolution des tensions et des conflits dans la rencontre de l’étranger et la construction d’un narratif d’origines communes (McClintock, 1995, pp. 185, 203).

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