Genre Le 30 décembre 2017

#MoiAussi: légitime car illégal

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#MoiAussi: légitime car illégal

#MeToo © Mihai Surdu

La campagne de libération de parole #MeToo a marqué cette année 2017. Tristan Boursier y voit un acte nécessaire de désobéissance civile, légitime justement parce qu’illégal, dans un contexte patriarcal où l’État de droit n’est pas toujours respecté en pratique.


 

Depuis plusieurs semaines, le débat autour de l’affaire Weinstein divise l’opinion publique. J’aimerais voir en cette triste affaire une réelle chance de débattre et de prendre conscience du patriarcat et ses diverses manifestations. Plus précisément, l’enchaînement des dénonciations publiques nous permet de questionner la nécessité de l’injustice sur le court terme, afin de viser une plus grande justice sur le long terme, en considérant l’action #MoiAussi comme un acte de désobéissance civile légitime.

 

Un contexte nocif

Avant même de rentrer dans le vif du sujet, balayons rapidement du revers l’argument qui consiste à dire que l’égalité homme-femme est déjà là et que « pas mal de progrès » ont déjà été faits. Il suffit de regarder quelques minutes les médias les plus influents pour se rendre compte que le discours patriarcal a toujours sa place au soleil : beaucoup d’hommes donnent leur avis, souvent au détriment des rares femmes médiatisées (« Salut les terriens » du 27 oct. 2017). D’autre part, les invités des émissions sont souvent opposés par leur sexe, comme si un homme pouvait représenter tous les hommes et une femme était forcément garante d’une parole féministe. Le féminisme est multiple et n’a pas de sexe ni de genre1, de même que le patriarcat peut s’incarner aussi bien sous les traits d’un homme que d’une femme (Cardi & Pruvost, 2012 ; Fassin, 2012).

 

L’argument de la délation

La problématique qui revient le plus souvent au sujet du mouvement #MoiAussi est souvent formulée de la manière suivante : les actes dénoncés sont certes condamnables, mais les dénoncer sur la place publique relève d’une injustice manifeste. Cela équivaut à ignorer l’État de droit en se faisant justice soi-même. Cette affirmation est souvent suivie d’une autre : le mouvement #MoiAussi laisse place aux règlements de compte entre des hommes innocents et des femmes véreuses qui cherchent à se venger. Pour les tenants de ce discours, même dans les cas où ces femmes ont été victimes d’agressions, elles utilisent #MoiAussi à des fins intéressées2. On retrouve ces propos dans la bouche d’Éric Zemmour (17 octobre 2017), Alain Finkielkraut (22 octobre 2017) ou Michel Onfray (19 octobre 2017).

Selon cette vision, le mouvement #MoiAussi relèverait donc de la délation et non de la dénonciation. C’est-à-dire une forme de dénonciation qui est moralement condamnable car elle livre une personne en position de faiblesse à une autorité injuste. Il existe plusieurs façons de répondre à ce point de vue. Une des manières les plus efficaces consiste à rappeler le fossé qui existe entre un État de droit et l’application effective de cet État de droit.

 

Une égalité de droit, mais une inégalité de faits

Bien que l’égalité homme-femme soit présente sur le plan constitutionnel dans la plupart des pays occidentaux, dans les faits cette égalité n’est pas appliquée. Des traces encore bien présentes du système patriarcal courent toujours : inégalités salariales, violences conjugales, inégalités économiques (Maruani, 2010), harcèlement, agressions (Jaspard & al, 2003), culture du viol (Fassin, 2007 ; Nicoletti & al., 2009), etc. Les détracteurs des différents éléments cités précédemment ont coutume de prendre un à un chaque phénomène pour essayer d’affaiblir leur impact en les isolant de la vision globale de leur articulation dans le système patriarcal. Ils essaient parfois de les justifier en invoquant l’existence d’une soi-disant « culture de la galanterie à la française »3. Pourtant, même si l’on n’est pas un féministe convaincu, voir des discriminations systématiques toucher seulement une partie de la population devrait interpeller.

 

Une émancipation impossible sous une domination systématique

Si l’on accepte que l’égalité homme-femme n’est pas une réalité, mais, au mieux, une volonté juridique non appliquée (ou mal appliquée), alors la légitimité du mouvement #MoiAussi semble logique. Les femmes victimes de harcèlement ou de violences sexuelles sont souvent impuissantes malgré le système judiciaire, car elles sont en position d’infériorité structurelle due au système patriarcal. Notre culture est profondément marquée par la domination du masculin, même lorsqu’elle se veut « bienveillante », elle reste une manifestation de plus d’une asymétrie de pouvoir en faveur des hommes. C’est le cas de la galanterie : un homme galant n’est pas forcément mal intentionné. Cependant, agir de la sorte implique une relation inégalitaire où les femmes sont constamment perçues comme plus fragiles et donc, comme ayant besoin de plus d’attention. Personne n’interdit à un homme d’offrir un repas au restaurant à une femme. Ce qui pose problème, c’est lorsque cet acte est systématique et qu’il est accompagné d’une série d’autres comportements qui ont une signification générale injuste, à savoir que les femmes seraient fragiles et faibles et qu’elles auraient besoin de quelqu’un pour leur tenir la porte, leur payer le restaurant, etc. Les cas les plus évidents se retrouvent dans le monde du travail, car l’inégalité de genre s’incarne sous les traits d’une inégalité économique : à poste égal, les femmes ont un salaire en moyenne inférieur aux hommes d’environ 16% pour la Suisse (OFS 2015).

© Ben Rosett

© Ben Rosett

 

Une injustice temporaire, pour une plus grande justice à long terme

Par-dessus tout, cette domination ne peut pas être brisée par le système judiciaire qui est lui-même inefficace : la plupart des plaintes pour harcèlement n’aboutissent pas, les questions de violences conjugales et de viols sont souvent traduites sous d’autres termes durant les procès, et beaucoup de victimes n’osent même pas porter plainte (Pierrat, 2015). L’action citoyenne apparaît alors comme le seul recours efficace pour lutter contre le harcèlement et les agressions sexuelles. Publier le nom d’un potentiel agresseur doit être considéré comme un acte de dénonciation, généré par une personne en situation d’infériorité, car sous le joug d’une domination systématique. On ne peut donc pas considérer ces actes comme de la délation, car ils ne relèvent pas d’une accusation intéressée tournée vers un individu faible. Contrairement à ce qu’Éric Zemmour pense, nous ne pouvons pas transposer l’action #MoiAussi au cas des collaborateurs qui faisaient acte de délation durant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce cas, les Juifs (ainsi que les résistants et les minorités traquées par le régime nazi) étaient en position d’infériorité puisqu’ils étaient oppressés par un acteur puissant et dominant. Les femmes qui dénoncent sur Twitter de potentielles agressions sont en position de dominées face à des agresseurs dominants : ce sont des hommes qui bénéficient du système patriarcal, et qui plus est ce sont souvent des hommes en position de force (supérieur hiérarchique, personne influente et riche, célébrité, etc.).

 

#MoiAussi comme acte de désobéissance civile

Dès lors, et en réponse au contre-argument qui vient d’être mentionné, l’action #MoiAussi peut être solidement légitimée si on la regarde comme un acte de désobéissance civile. À entendre comme « un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement » (Rawls, 1987, 405). Mon argument est basé sur la reconnaissance de l’illégalité de l’action #MoiAussi afin d’améliorer notre vision de sa légitimité. Sous cet angle, #MoiAussi devient légitime car c’est une action illégale qui lutte pour une cause juste dans un système de droit injuste. Si #MoiAussi était légal, alors sa légitimité aurait été moindre puisque toute sa force réside dans sa capacité à se poser contre un système juridique biaisé et injuste, et non à s’inscrire dans les mécanismes patriarcaux de ce système.

Voir la dénonciation publique de potentiels agresseurs comme un acte de désobéissance civile permet de répondre à deux problèmes couramment soulevés dans les débats.

Premièrement, le conflit entre #MoiAussi et la présomption d’innocence. Effectivement, tout l’enjeu est bien de la briser. Dans le cas précis d’une potentielle agression sexuelle ou d’un harcèlement, cette présomption est fortement liée à un système inégalitaire entre la parole d’un homme, située dans un contexte patriarcal lui étant favorable, et celle d’une femme, doublement défavorisée par son genre mais aussi par son statut de victime dans un système judiciaire qui lui impose de prouver son accusation.

Deuxièmement, cela nous permet de répondre aux accusations qui lient #MoiAussi à la délation, et plus largement à des actes intéressés. Évidemment, il n’est pas absolument impossible que certaines dénonciations soient effectuées dans une optique égoïste (de vengeance par exemple), et donc réellement injustes. Néanmoins, considérer d’emblée tous les actes de dénonciation comme des actes intéressés n’est pas un motif suffisant pour les condamner sur le plan éthique. D’une part car il est souvent difficile, voire impossible, d’attester l’intentionnalité d’une personne. D’autre part, cela ne retire en rien l’argument de la domination systématique entre la personne qui dénonce et la personne visée. Même lorsque la démarche serait intéressée, nous ne pourrions pas automatiquement considérer la dénonciation comme une délation car il existe toujours un rapport de force injuste dû au patriarcat. Enfin, l’action #MoiAussi, dans sa globalité, vise un bien collectif plus juste, moins oppressant à l’égard d’une minorité dominée, et non une amélioration des intérêts privés. Elle ne peut donc pas être vue comme une délation.

Une réponse qui pourrait être opposée au principe de la désobéissance civile serait la suivante : dans un État de droit démocratique, le peuple peut changer la loi via un processus juste, car soumis à la majorité. Un argument efficace pour répondre à cette position serait le suivant : la perfectibilité des démocraties ne permet pas toujours une représentation fidèle de la volonté populaire. En effet, dans une démocratie représentative, la voix du peuple ne passe pas par le chemin le plus direct pour s’exprimer : les citoyens doivent accorder leur confiance à des représentants qui sont censés donner allégeance à une certaine continuité idéologique pour laquelle ils ont été élus4. Cette représentation « faible » (car indirecte) de la volonté populaire est encore davantage affaiblie par l’ajout d’acteurs ayant des capacités d’influence qui brisent le principe d’égalité entre les citoyens : des lobbies peuvent entrer dans le débat démocratique avec un poids d’influence supérieur à leur capacité de représentation des citoyens.

Ainsi, l’action #MoiAussi est à envisager comme pouvant impliquer une potentielle injustice à court terme, mais dont le but est de tendre vers une plus grande justice à long terme. C’est le prix à payer pour sortir de la chape de plomb patriarcale qui perpétue le harcèlement et les agressions sexuelles sous couvert d’une « normalité culturelle ».

 


Références

CARDI, C., & PRUVOST, G. (Eds.). (2012). Penser la violence des femmes. La Découverte.

DELPHY, C. (2004). Théories du patriarcat. Dictionnaire critique du féminisme, Paris, Presses Universitaires de France, 154.

FASSIN, É. (2012). Représenter la violence des femmes: performance et fantasme. In Penser la violence des femmes (pp. 343-349). La Découverte

FASSIN, É. (2007). Une enquête qui dérange. Violence envers les femmes-Trois pas en avant deux pas en arrière, L’Harmattan.

HABIB, C. (2206). Galanterie française. Paris : Gallimard

JASPARD, M., BROWN, E., CONDON, S., FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL, D., HOUEL, A., LHOMOND, B., … & SCHILTZ, M. A. (2003). Les violences envers les femmes. Une enquête nationale. Paris: La documentation française.

MARUANI, M. (Ed.). (2010). Les nouvelles frontières de l’inégalité: hommes et femmes sur le marché du travail. La découverte.

NICOLETTI, J., Bollinger, C. M., & Spencer-Thomas, S. (2009). Violence goes to college: The authoritative guide to prevention and intervention. Charles C Thomas Publisher.

PIERRAT, E. (2015). Le sexe et la loi. La Musardine.

SPELMAN, E., (1988). Inessential Woman. Boston: Beacon Press.

VIALA, A. (2015). La France galante: essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution. Presses universitaires de France.

 

Médias cités :

Finkielkraut , Alain (22.10.2017). #BalanceTonPorc : « Je ne pense pas que l’émancipation des femmes puisse passer par la délation ». Causeur. Repéré à https://www.causeur.fr/elisabeth-levy-et-alain-finkielkraut-commentent-lactualite-de-la-semaine-147371

Onfray, Michel (19.10.2017). Balance ton porc. michelonfray.com. Repéré à https://michelonfray.com/interventions-hebdomadaires/balance-ton-porc

Salut les terriens ! (27.10. 2017). Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=1h-yolJaXFE

Zemmour, Éric (17.10.2017). Zemmour sur #Balancetonporc : « Pendant la guerre, #Dénoncetonjuif, ça aurait été parfait ». Europe 1. Repéré à http://www.europe1.fr/medias-tele/zemmour-sur-balancetonporc-pendant-la-guerre-on-aurait-dit-de-liberer-la-parole-aussi-denoncetonjuif-ca-aurait-ete-parfait-3466547

 

1. L’idée est de prendre au sérieux le risque essentialiste défini par Spelman (1988) qui a dérivé sur une association systématique de « la » femme au féminisme et de « l’»homme au patriarcat. Évidemment, j’ai conscience que sur le plan militant il existe des approches plus stratégiques qui visent à exclure les hommes de la lutte émancipatrice féministe afin d’éviter une contamination patriarcale à l’intérieur des réseaux d’action (voir Christine Delphy par exemple).

2. Savoir de quels intérêts il s’agit n’est pas évident car les détracteurs de #MoiAussi ne le spécifient pas toujours clairement. Par exemple, Henda Ayari qui a dénoncé Tariq Ramadan est accusée de vouloir faire la promotion de son livre.

3. Plusieurs défenses de la galanterie. Une des plus répandues consiste à voir la galanterie comme un moment où la domination masculine est renversée et où les femmes, en bénéficiant d’une attention particulière, voient leurs maux dus au patriarcat estompés. Ainsi certains auteurs parlent de « microrègnes du féminin ». Voir  Habib, C. (2006). Galanterie française, Editions Gallimard.

4. Un exemple parmi d’autres : le postulat 12.3802 visant à promouvoir le partage des postes entre les personnes de même sexe a été rejeté le 17.09.2014. Repéré à https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20123802. Même dans les mécanismes de démocratie directe parfois les droits humains ont du mal à se faire entendre : le suffrage féminin à Appenzell Rhodes-Intérieurs n’a été établi qu’en 1990 par décision du Conseil fédéral.

Commentaires

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melanie

Bravo Tristan, article très interessant, c'est bien écrit et bien défendu

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melanie

Bravo Tristan, article très interessant, c’est bien écrit et bien défendu

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