Genre Le 18 avril 2021

Punchlines faites aux femmes [MASC’OFF épisode 3]

0
0
Punchlines faites aux femmes [MASC’OFF épisode 3]

Dans le 3ème épisode du podcast MASC’OFF, Kay, Le Passant et Geos discutent des violences faites aux femmes dans le monde du rap.

Podcast réalisé avec Wetu « Le Passant » Badibanga (artiste spoken word), Kay « Rubenz » Kagame (Dj) et José « Geos » Tippenhauer (animateur radio, rappeur1), MASC’OFF est une discussion sur la #masculinité​ dans le monde du #rap​. Après avoir énoncé les postulats de base, fait leur auto-critique et analysé l’oeuvre du réalisateur John Singleton, les 3 amoureux de Rap abordent la question des violences faites aux femmes. Comment cette thématique résonne dans le milieu ? Comment est-elle mobilisée dans les textes, de #Booba à #JayZ en passant par #BigFloEtOli ? Comment le public réceptionne-t-il les affaires impliquant des artistes ? Voici les interrogations posées. [L’article complète l’épisode 3, à écouter/visionner en bas de page]


 

À la rentrée 20192, au moment d’enregistrer le présent épisode de Masc’Off sur la thématique des violences faites aux femmes dans le rap3, nous avions anticipé les potentielles critiques qui pouvaient nous être opposées: « vous en faites trop », « c’est que de la musique », « la violence fait partie des codes du rap »…
C’était sans imaginer que dans les années 2020, ces ex-futures invectives seraient rendues caduques par le zèle brutal de certains acteurs du milieu et le courage de leurs survivantes au travers de leurs témoignages.

Non pas que nous pensions le monde du rap immunisé contre les violences sexistes endogènes – il faudrait être complètement à côté de la plaque pour le croire. Mais nous n’avions pas prévu que cela tombe aussi soudainement, en touchant autant de rappeurs simultanément.

L’an dernier, Moha La Squale a été accusé par plusieurs femmes d’avoir usé de violence physique et psychologique, et de les avoir séquestrées. La compagne (ou ex) de Vegedream, star française du mouvement pop urbain, a affirmé qu’il l’avait frappée à plusieurs reprises. Outre-Atlantique, c’est le Canadien Tory Lanez qui s’est mis à jouer de la gâchette et a atteint le pied de Megan Thee Stallion, alors qu’elle tentait de quitter son véhicule. Entre autres.

De nouveaux noms tomberont sûrement. On ne le souhaite ni pour les victimes potentielles, ni pour le rap game, qui souffre déjà beaucoup trop des effets pervers de la masculinité toxique (et de la stigmatisation de ses praticien·ne·s originel·le·s). Mais force est de constater que ces espoirs sont vains, puisque le rap – s’il n’est pas forcément moins bon que le reste de la société, n’est assurément pas moins mauvais…

 

Probablement pas pire…

Rappel important: la question des violences faites aux femmes doit être posée dans un contexte global. Le féminicide en est la forme la plus hardcore. Il touche toutes les couches de la société, partout dans le monde, et ses chiffres témoignent de l’extrême gravité de la situation. Selon ONU Femmes :

  • Sur l’année 2017, à l’échelle mondiale, on dénombrait 87’000 femmes tuées de manière intentionnelle.
  • Pas moins de 58% de ces meurtres de femmes sont le fait de leur partenaire.
  • Au niveau national, toujours en 2017, l’Allemagne en comptait 189, le Royaume-Uni 70, l’Italie 65 et l’Espagne 54. Du côté de l’Amérique du Sud, c’est le Mexique qui battait des records avec 369 femmes tuées.4

Plus proche dans le temps et l’espace: en France, pour l’année 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint5. Et la Suisse n’est évidemment pas en reste, avec 135 féminicides entre 2009 et 2018. C’est certes moins que ses voisins, mais ça équivaut tout de même à plus d’une femme tuée chaque mois6, et en proportion de sa population, ça la place devant l’Espagne ou l’Italie justement7. Des chiffres qui donnent à réfléchir, et l’envie de vomir…

 

…mais certainement pas mieux

Dans un tel environnement, le monde du rap (et du r&b) ne déroge malheureusement pas à la règle. Des affaires comme celles de Chris Brown ou XXXTentacion ont confirmé la théorie qui veut que l’art soit un miroir (si ce n’est grossissant) de la société. Pour autant, jusqu’ici peu d’entre elles avaient fait l’objet d’une forte mobilisation au sein de l’industrie, des médias ou du public, hormis quelques protestations vite étouffées, grâce à l’activisme des fans inconditionnels aveuglés par l’amour de leurs idoles et grâce au travail de sape des équipes managériales/labels des artistes. Le contexte général affreusement misogyne a permis à nombre de bourreaux de continuer tranquillement leur carrière, sans remise en question profonde ni gages de rédemption réelle.

Mais la donne semble changer aujourd’hui. Un peu. On observe que sous l’effet de #metoo, les langues commencent doucement à se délier, les oreilles à s’ouvrir, et les témoignages s’enchaîner sur les réseaux sociaux.

 

« Fais pas ce que je dis »

En complément à cette démarche de libération de la parole et d’amélioration de l’écoute, pour un art comme le rap qui aime manier les « lignes coups de poings », il faut aussi se poser la question concrète du poids des mots et de l’effet pervers du matraquage industriel, qui ne cesse de produire des MC’s aux paroles violemment misogynes. Car oui, la violence faite aux femmes a été largement scénarisée dans les écrits de bien des artistes rap, sûrement plus que dans n’importe quel autre genre musical mainstream actuel.

Rappelons par exemple qu’Orelsan a écrit Sale pute, un déversoir d’une violence inouïe mettant en scène sa rupture sentimentale fictionnelle avec une fille. Il a fini par en payer un petit prix, avec des annulations de concerts, des appels au boycott et des associations qui l’ont assigné en justice. Mais rappelons également que ce morceau et l’écho médiatique qui en a découlé ont grandement contribué à lancer sa carrière.

Rappelons encore que Booba, dans son fameux titre Boulbi, s’était fait l’auteur d’une « dédicace » à Bertrand Cantat. Le chanteur de Noir Désir avait été condamné deux ans plus tôt par les justices lituanienne et française pour le meurtre de sa compagne d’alors, Marie Trintignant.

Rappelons enfin que la misogynie dans le rap, c’est aussi de nombreux morceaux qui font la part belle à la violence sur les femmes, en glorifiant – entre autres agresseurs notoires – des personnages de proxénètes, dont la figure dominante et vicieusement fantasmée du Pimp, qu’on se plaît à décrire comme n’hésitant jamais à distribuer des gifles à ses « filles » pour faire marcher son business. Cette figure fera d’ailleurs l’objet d’une attention particulière auprès de l’équipe de Masc’Off, dans un prochain épisode.

 

Lyrics performatifs

Certes, enlever toute dimension fictionnelle à un texte de rap, ou dénier tout recul à son public, c’est servir un agenda moraliste où l’absence de nuance ferait cruellement défaut. Mais on ne peut balayer d’un revers de main le fait qu’on parle ici de très jeunes fans. Les mots sont performatifs, leur répétition peut contribuer à créer ou renforcer des idées, forger des imaginaires déshumanisants, et finir par devenir des réalités. Les nombreux cas de violences faites aux femmes de la part de rappeurs et les scandales qui ont secoué internet dernièrement devraient a minima ouvrir la voie vers une vraie prise de conscience.

Parce que c’est cela qui fait cruellement défaut ici (et pas l’absence de nuance):  exactement comme dans les autres secteurs de l’industrie du show-business, on n’observe qu’un silence gênant, émaillé de quelques vives et courageuses protestations sur les réseaux sociaux de la part des survivantes et leurs soutiens.

À ce jour, à notre connaissance, aucun acteur masculin majeur du rap n’a réellement pris la mesure du problème en interview, et si peu dans les lyrics… Il serait temps de s’y mettre.

Masc’Off est loin d’être une entité de premier plan dans ce milieu, mais à notre humble échelle, on tenait ainsi à prolonger la discussion, en revenant dans notre podcast sur un éventail de paroles potentiellement problématiques. Et comme on essaie toujours de voir le verre partiellement rempli, on mentionne aussi quelques morceaux qui se positionnent contre les violences faites aux femmes… La liste n’est pas exhaustive, d’un côté comme de l’autre, alors n’hésitez pas à nous soumettre d’autres exemples du même type… Bon visionnage.

 

***EN CAS DE BESOIN, VOICI UNE LISTE NON-EXHAUSTIVE D’ASSOCIATIONS & ORGANISMES LUTTANT CONTRE LES VIOLENCES CONJUGALES (EN SUISSE):

Solidarité Femmes: Aide psychosociale et thérapeutique aux femmes victimes de violence conjugale et à leurs enfants. T: 022 797 10 10
Centre LAVI du Canton de Genève: Prestations psychologiques, juridiques et sociales aux victimes ayant subi une infraction pénale. T: 022 320 01 02
AVVEC: Aide aux Victimes de Violences en Couple
Pharos Genève: Accompagnement et soutien aux hommes qui subissent de la violence conjugale. T: 078 945 64 84
Violence que faire: Pour les victimes, et pour les auteurs. Vous pouvez poser des questions de façon anonyme, des pros sont là pour répondre, conseiller, rediriger.

 

 


1 Également membre du comité de Jet d’Encre.

2 Cet épisode a été tourné en août 2019. Les joies du bénévolat et divers contretemps à répétition – dont la pandémie, évidemment – ont repoussé l’échéance jusqu’à maintenant. À noter au passage que notre logo – un smiley dont le masque chirurgical est en train de se décrocher – n’a absolument aucun lien avec la situation sanitaire actuelle. Il a été finalisé en janvier 2020, avant l’instauration du port du masque obligatoire dans certains espaces publics. Dans l’idée, ce logo renvoie à la notion de masculinité toxique, qui rend l’atmosphère peu respirable. Quand le système patriarcal laissera place à une société plus équitable, l’air redeviendra sain et ce masque symbolique ne sera alors plus nécessaire. Masc’off !

3 On se concentre ici sur les violences physiques et verbales qui prennent la forme d’insultes ou menaces, mais on exclut volontairement les violences sexuelles et verbales qui font référence au sexe: slutshaming, insultes sexistes comme « salope » ou « bitch », menaces de viol et rejet du consentement, etc. C’est arbitraire, surtout que ces types de violences vont souvent de pair: elles se complètent pour construire un système de domination et de déshumanisation des victimes. Mais on procède ainsi car les thématiques des violences sexuelles et du slutshaming sont largement présentes dans le discours rapologique. Elles seront donc traitées dans un épisode à part entière.

4 onufemmes.fr/nos-actualites/2019/11/25/feminicides-etat-des-lieux-de-la-situation-dans-le-monde

5 Ce chiffre est descendu à 90 en fin d’année 2020, selon le Ministère de la justice française. https://actu.fr/societe/90-feminicides-recenses-en-2020-contre-146-en-2019-annonce-le-ministere-de-la-justice_39149754.html

6 rts.ch/info/suisse/11581796-une-femme-meurt-chaque-mois-en-suisse-sous-les-coups-de-son-conjoint.html

7 https://www.letemps.ch/suisse/suisse-compte-un-taux-eleve-feminicides

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.