International Le 7 juillet 2019

L’Algérie face à son destin

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L’Algérie face à son destin

© Mokhtar Boughanem

Depuis les soulèvements populaires de février, l’Algérie traverse une crise politique à l’issue incertaine. Vivant les événements de l’intérieur, Mokhtar Boughanem nous propose une halte réflexive sur cette dynamique contestataire inédite, tant par son ampleur que par sa vitalité.


 

Depuis le 22 février 2019, l’Algérie vit au rythme d’une mobilisation citoyenne inédite mettant en relief l’existence d’une crise politique majeure. Massivement contesté, le pouvoir en place se trouve désormais isolé et assiégé, à tel point qu’aucun responsable politique ne peut faire irruption sur le terrain au risque de s’attirer les foudres d’une population en ébullition après tant d’années de démagogie et de statu quo. Après avoir été longtemps interdite par des mesures d’exception1 visant la restriction des libertés individuelles et collectives, notamment en ce qui concerne les rassemblements de tous types, la rue est devenue, suivant la démarche des forces contestataires, un espace à reconquérir à la fois symboliquement et physiquement.

Dans la culture algérienne, le vendredi est considéré comme un jour de repos au cours duquel les gens ont l’habitude de se rencontrer et de se rendre visite les uns aux autres2. Profitant de ce contexte, les manifestants décident de se donner rendez-vous chaque semaine afin de renouveler leur engagement en faveur du changement démocratique et réajuster leurs revendications en fonction des réponses adressées par les autorités au cours de la semaine.

La rue est devenue, suivant la démarche des forces contestataires, un espace à reconquérir à la fois symboliquement et physiquement.

Même si la mobilisation a tendance à atteindre le summum le vendredi, il convient de préciser que des actions de moindre envergure sont organisées tout au long de la semaine. En témoignent les manifestations et les piquets de grève enregistrés un peu partout dans le pays, notamment par les étudiants3, les enseignants, les avocats, etc.

Jusqu’à présent, le bras de fer opposant les tenants du pouvoir – dont une grande partie opère dans l’ombre (Hachemaoui, 2016) – et la base populaire semble s’installer dans la durée. Une telle situation nous invite à nous interroger sur les ressorts de ce mouvement. Face à un terrain aussi effervescent que celui d’une Algérie en quête d’une alternative politique sérieuse, la participation observante (Soulé, 2007) s’est imposée à nous comme l’instrument d’investigation le mieux adapté à l’appréhension de l’actualité. Cette technique consiste à vivre les événements au jour le jour en tant qu’acteur social à part entière, c’est-à-dire sans aucun écran interposé, de sorte que les informations obtenues dans ce cadre soient aussi fidèles que possible à la réalité.

 

Hirak ou révolution ?

La date du 22 février 2019 constitue le point de départ d’une dynamique contestataire qui a engagé le pays tout entier dans une nouvelle phase historique. Après maintes tentatives de soulèvement rapidement réprimées et étouffées dans l’œuf4, voici enfin venu le moment où le rapport de force a changé à la faveur d’un sursaut populaire aux contours incirconscriptibles. Dans un pareil contexte, les mots sont souvent chargés d’une force sémantique supplémentaire et surtout d’une mémoire discursive qui met en résonance l’actualité avec des faits antérieurs. C’est le cas des proto-dénominations5 attribuées par-ci par-là aux événements en cours. Dans ce sillage, l’on parle tantôt de « hirak », tantôt de « révolution ». Eu égard à leur teneur sémantico-pragmatique, les deux proto-dénominations en question ont chacune des promoteurs et des détracteurs.

Chronologiquement parlant, le mot « hirak » est le premier à avoir été adopté pour qualifier la mobilisation populaire du 22 février, bénéficiant par la suite d’une large médiatisation à l’échelle nationale et internationale. Issue de l’arabe, cette unité renvoie initialement à l’idée de mouvement. L’impact du signifiant sur les esprits était immédiat, d’autant plus qu’il ne charriait jusque-là aucune connotation négative susceptible de décourager les usagers. Au contraire, celui-ci se nourrit d’un imaginaire de lutte6 qui l’inscrit dans la filiation des mouvements de résistance pacifique. Fort de son succès, le mot « hirak » s’est même taillé une place privilégiée dans le discours des médias francophones. Pas besoin de le traduire ni de le faire suivre d’une note de bas de page. Ainsi, pour faire valoir son statut d’emprunt de luxe, il prend souvent une majuscule.

Quant au mot « révolution », son emploi est intervenu plus tardivement par rapport au premier. Compte tenu de l’ampleur du soulèvement populaire, le mot « hirak » s’est révélé à partir d’un certain moment un peu réducteur, subissant ainsi une sorte d’atrophie sémantique due à l’élargissement progressif du champ des aspirations exprimées par la population. Dans cette perspective, il s’avère que le mot « révolution » recèle une part de glorification (voire d’autoglorification) qui, à première vue, fait défaut au mot « hirak ». Cependant, il faut préciser que le mot « révolution » n’est pas totalement neutre du fait qu’il fait référence à deux univers discursifs diamétralement opposés. Pour les plus optimistes, le soulèvement en cours s’inscrit dans le prolongement de la révolution de Novembre 19547 et des révolutions populaires antérieures. Cette conception des choses légitime implicitement l’usage du mot « révolution ». Par contre, du côté des pessimistes, la méfiance reste de rigueur quant à l’usage d’un mot qui se confond avec l’histoire récente des révolutions arabes8 (Camau et Vairel, 2014), dont l’image est perçue négativement en raison des bouleversements tragiques qu’ont connus certains pays dans ce cadre. Derrière les discours des uns et des autres, se cachent des positionnements idéologiques qui trahissent une attitude révoltée et fougueuse d’un côté, et une attitude conservatrice et réservée de l’autre.

 

Des acquis, mais…

La crise politique que traverse actuellement l’Algérie est sous-tendue par une crise de confiance aigüe. Le hiatus entre le peuple et les instances dirigeantes du pays est tel qu’il ne leur est plus possible de faire cause commune, la « rupture » étant la solution préconisée, voire exigée par la rue. Dans ce contexte, force est de constater que la rue prend par métonymie une dimension animée, jouant du coup un rôle décisif dans l’échiquier politique.

Les premières revendications du mouvement du 22 février 2019 étaient principalement dirigées contre le président Abdelaziz Bouteflika en personne, au moment même où ses proches collaborateurs lui préparaient le terrain pour briguer un cinquième mandat présidentiel. Après plusieurs tentatives de désamorcer la contestation grandissante par de vaines promesses de réforme, Bouteflika finit par céder à la pression et quitte ses fonctions le 2 avril 2019 en vertu de l’article 102 de la Constitution algérienne. Cependant, cela ne met pas fin à la crise puisque le pays connaîtra tout de suite une nouvelle vague de contestation visant la mise à l’écart de tous les agents résiduels de Bouteflika. Cette position s’exprime clairement à travers le slogan « yetna7aw ga39 » (qu’ils dégagent tous), lequel a connu un franc succès auprès des manifestants. Il s’agit là, selon la théorie des actes de langage (Searle, 1972), d’un énoncé performatif à valeur directive. A ce titre, les tenants du pouvoir sont appelés à se plier à la volonté populaire, considérée dès lors comme étant la seule source de légitimité et de souveraineté.

© Mokhtar Boughanem

 

Si les Algériens sont majoritairement d’accord sur la nécessité d’aseptiser la scène politique une bonne fois pour toutes, ils sont toutefois loin d’envisager une sortie de crise selon des mécanismes consensuels. Cela explique d’ailleurs la difficulté qu’éprouve l’opposition traditionnelle10 à proposer un plan d’action susceptible de redresser la situation en faveur d’un apaisement social durable. Dans le même temps, les solutions envisagées par le chef d’Etat intérimaire et le chef d’Etat-major de l’Armée peinent à convaincre une population visiblement vaccinée contre les simulacres politiques de tous genres. Ce dernier n’a pourtant ménagé aucun effort, en dehors même de ses prérogatives fixées par la loi, afin d’imposer, en allant à contre-courant de la volonté populaire, l’option constitutionnelle comme seule issue valable. Or, en persistant dans cette voie, au risque de conduire à une impasse, il ne fait que perdurer une crise qui sombre déjà dans la chronicité.

 

Le point de non-retour

Depuis le début des manifestations, le pouvoir en place n’a fait que multiplier les tentatives de détourner à son profit le cours des événements. Cependant, le caractère pacifique du soulèvement en question a rendu condamnable toute velléité de répression de la part des autorités. Les dispositifs policiers mobilisés à l’occasion de chaque rassemblement de masse se sont très rapidement révélés inefficaces, voire inappropriés, car ne répondant à aucune nécessité d’ordre sécuritaire.

En fait, une nouvelle dynamique s’est mise en place, et celle-ci échappe au contrôle habituellement instauré en pareilles circonstances par le pouvoir politique. Dans ce sillage, plusieurs facteurs ont contribué à la complexification de la situation. Par exemple, sur le plan démographique, l’Algérie a connu ces dernières années un renouvellement générationnel important (Kateb, 2010) au terme duquel une large partie de la population actuelle a découvert des horizons autres que ceux ayant cours par le passé. C’est la raison pour laquelle le discours convoquant le spectre de la décennie noire11, employé à maintes reprises par des hommes politiques proches du sérail, n’a pas réussi à dissuader les manifestants. Il en résulte que le combat qui vient de se déclencher est celui d’une jeunesse politiquement consciente dressée contre un régime sénile né dans des conditions obscures au lendemain de l’indépendance de l’Algérie en 1962 (Harbi, 1980). Ce processus se veut irréversible à partir du moment où il remet en question toute la logique rentière et mercantile grâce à laquelle le système en place a pu se maintenir pendant longtemps.

A ce propos, il convient de souligner que ce soulèvement populaire véhicule des valeurs favorisant le dialogue entre les différentes composantes de la société algérienne. Le respect des sensibilités intellectuelles des uns et des autres constitue justement le point fort de ce mouvement. La cristallisation de plus en plus ferme de la représentation selon laquelle il existerait un ennemi commun incrusté dans les sphères du pouvoir a favorisé l’émergence d’une solidarité nationale transcendant les clivages traditionnels propres à chaque société plurielle. L’autre fait remarquable jusqu’à présent est l’absence de toute idéologie motrice susceptible de soulever des résistances au sein des couches sociales en action. Il s’agit d’une mobilisation citoyenne dirigée contre un système fortement contesté. Il n’empêche que cette mobilisation ne se soucie guère des mécanismes de sa propre structuration du moment qu’elle évolue dans un contexte serein. Ne permettant pas de déléguer la possibilité de prise de décision à des représentants qui seraient issus de la masse des manifestants, cet état d’esprit favorise plutôt une organisation horizontale du mouvement où l’implication de tout un chacun, en dehors de toute affiliation politique, est considérée comme un atout.

Cela dit, il est manifeste, ne serait-ce qu’à travers les slogans et les chants contestataires en circulation, que la société civile est encore à la recherche d’une solution garantissant une transition en dehors du système. Une transition « par le peuple et pour le peuple », comme le précise le mot d’ordre partagé par l’ensemble des manifestants. A ce stade, la phase de déconstruction continue de mobiliser les énergies afin d’assurer un nivellement complet du champ politique. C’est à partir de là que pourra commencer l’étape de construction.

 

© Mokhtar Boughanem

 


Références

1. L’état d’urgence a été instauré en Algérie de 1992 à 2011 pour permettre aux autorités de contrôler l’espace public pour lutter contre la guérilla islamiste. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/02/24/algerie-l-etat-d-urgence-leve-en-algerie_1484918_3212.html

2. Il faut aussi signaler que le vendredi revêt une dimension liturgique importante en contexte algérien, en ce sens que tous les fidèles sont invités ce jour-là à prendre part à une prière collective organisée dans toutes les mosquées agréées.

3. Les étudiants programment chaque mardi une manifestation de grande ampleur.

4. Soulignons que l’actualité algérienne a connu sous la présidence de Bouteflika plusieurs épisodes d’agitation sociale et politique tantôt à l’échelle régionale, tantôt à l’échelle nationale. Cependant, quelles que soient l’ampleur et l’intensité de la contestation, la répression a toujours été plus forte.

5. Nous préférons parler de proto-dénomination au lieu de dénomination tout court. En effet, nous sommes ici en présence d’un phénomène situé à cheval entre la désignation et la dénomination. Comme l’usage en cours des substantifs « Hirak » et « Révolution » tend vers le figement conventionnel, sans pour autant faire totalement consensus pour le moment, il serait plus prudent à notre sens de parler de proto-dénomination.

6. A l’instar du Hirak du Rif (Maroc) en 2016.

7. Dite aussi Guerre de libération nationale (1954-1962).

8. Ces révolutions sont communément appelées « Printemps arabe ».

9. Transcription largement adoptée par les manifestants.

10. Qu’il s’agisse de partis politiques ou de personnalités indépendantes.

11. Dans les années 1990, l’Algérie a connu une guerre civile tragique.

 

BIBLIOGRAPHIE

CAMAU, Michel, et VAIREL, Frédéric (dir.), 2014, Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal.

HACHEMAOUI, Mohammed, 2016, « Qui gouverne (réellement) l’Algérie ? », dans Politique africaine n° 142, pp. 169-190.

HARBI, Mohammed, 1980, Le FLN, mirage et réalité. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Editions Jeune Afrique, Paris.

KATEB, Kamel, 2010, « Transition démographique en Algérie et marché du travail », dans Confluences Méditerranée n° 72, pp. 155-172.

SEARLE, John Rogers, 1972, Les actes de langage, Hermann, Paris.

SOULÉ, Bastien, 2007, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », dans Recherches Qualitatives vol 27(1), pp. 127-140.

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