L'encrier Le 14 janvier 2014

Tippi, les bushmen et nos caddies

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Tippi, les bushmen et nos caddies

Entouré de vignes, sur la colline de Bernex peut-être, ou une autre. Une autre je crois. (Décidément, ma mémoire et la nomenclature… lieux, personnes, pays, rues… c’est comme si ça n’avait aucune importance: c’est vrai, mais seulement dans la solitude…). Je rentrais de Saint-Julien. À midi j’avais regardé ce documentaire sur la jeune Tippi, fille élevée en pleine nature sauvage africaine, dans un lien étroit avec les animaux et les tribus. J’étais encore habité par les questions survenues. Nous nous sommes coupés de ce lien, mais nous sommes réellement coupés, c’est-à-dire que c’est notre nouvelle condition. Le retour comme interpellé par le documentaire est peut-être impossible: cette connaissance est perdue, l’expérience est radicalement étrangère, sans aucun doute autre que fantasmée, et l’idylle ou l’harmonie qui viennent à la représentation spontanément seraient à questionner.

Nous sommes des mutants. Je voulais relire Michel Serres et son Hominescence. Ne pas me faire piéger par un essentialisme trompeur, le rêve fallacieux d’un mariage qui s’avérerait une calamité – et ferait tout simplement l’impasse sur le réel, ce mur indomptable. Je n’en sais rien, me souviens pas. J’étais séduit et réservé simultanément. La gamine en fait des tonnes, ça finit par sonner faux par moments, à mes oreilles du moins. Boris Cyrulnik aussi, à relire, De chair et d’âmes pour bien comprendre qu’on ne peut pas s’extraire de sa culture symbolique sans dégâts. Mais bref, j’étais habité par quelque chose. Ma conscience de la mort à venir, inéluctable, mon âge, mes rêves encore rêves, le manque de profondeur amoureuse des choix qui se présentent à moi. Et le film m’avait mis en contact avec des zones hors d’atteinte depuis quelque temps. J’étais relié à des questions importantes. C’est souvent l’intendance, et la navigation superficielle: quoi, comment, avec qui – plutôt que pourquoi, dans quel but, selon quelles valeurs…

J’étais passé dans deux des grandes surfaces de Saint-Julien, bondées de monde en ce samedi 22 décembre. Je venais de voir Tippi et les bushmen marcher dans la savane. Je nous regardais au milieu des rangées d’aliments, ces vêtements criards et synthétiques, ces caddies de fer, ces visages, ces pensées. Sans doute, aucun de mes acolytes n’était en train de parler à son morceau de beefsteak, à ses croissants ou d’invoquer le dieu du vin pour élire sa victime. Regrettable? Cette profondeur symbolique du lien à toutes choses… Que sommes-nous? Que devenons-nous? Cette intelligence, qui devait servir à nous adapter à la nature dont nous sommes issus, et qui est devenue l’instrument de sa possible destruction? A quoi je participe? Comment j’utilise la mienne? A quoi je décide de la servir? Je me suis observé pendant ces derniers mois, nouvellement capable de vivre sans me poser de questions sur mon comportement, et revendiquant même ce droit, le droit de vivre sans me surveiller, sans interroger mes actions, leurs conséquences sur ma santé, la hauteur de leurs considérations, l’éthique de leur impact. Et je comprends ce besoin actuel, je comprends la nécessité vitale de passer par un temps d’abrutissement moral, le seul qui me permettrait de retrouver une morale authentique: une morale qui ne serve plus le secret dessein de mon (illusoire) irréprochabilité. Un peu à la façon dont les nouvelles spiritualités syncrétiques, sous le couvert de s’allier à plus grand que soi, permettent avant tout à l’« ego » comme ils disent (surmoi moderne et simplification délétère de la subjectivité humaine) de porter le joli masque de la vertu. Néfastes génitrices d’un enfer pavé de bonnes intentions. Je les regardais dans la file, à la caisse, et j’étais là aussi. Je sentais ce truc en moi qui voulait dire: non, non, non, pas moi, je ne suis pas comme eux. Pourtant… Je me demandais, très sincèrement, si on était tous complètement à côté de la plaque, ou si c’était difficile d’accepter que ce rassemblement consommatoire soit aussi la vie, une vie enchâssée dans une culture hypercomplexe qui ne peut que comporter des dérives de sens, mais pas moins honorable que celle des bushmen. C’était aussi des cœurs qui battent, des gens qui s’aiment, qui luttent pour manger, pour rester ensemble, pour goûter à la vie avant de mourir.

Ont-ils oublié comme je l’imagine? Ou ont-ils oublié comme je le projette? Il est où, l’oubli? Elle est où la coupure que j’observe chez eux? Et elle est de quelle nature: de quelle coupure suis-je en train de parler? Ce pourrait tout aussi bien être mon sentiment du moment, d’être privé d’appartenance, que je vois là, sur l’écran de leurs visages, dans le contraste saisissant d’avec le documentaire. Peut-être est-ce seulement la part de solitude dont ce jour m’étreint, la coupure tout actuelle entre moi et les autres que je vois et reproche sur le masque de ces autres qui seraient coupés d’une vie plus « vraie ». Peut-être cette vie plus « vraie » dont je les imagine privés est-ce la privation dans laquelle je me trouve du lien avec eux… Combien de fois ai-je constaté que, dans le retour sur soi, les choses sont bien plus basiques et immédiates que ce que ma représentation tendait à construire? L’estime dessine des traits fantastiques à ce qui, bien souvent, n’est qu’un besoin primaire, certes essentiel mais de loin pas vêtu de si grands atours. Pour sûr, la coupure grandiose que je voyais chez eux: ils ne savent plus rien de leur lien primitif à la nature, je la sentais vivre en moi, d’être, en ce jour, privé du besoin primitif de me sentir relié à la vie.

Simultanément, je songeais aussi à cette personne qui, au contraire de l’attirance pour la nature, adorait le monde urbain et se sentait galvanisée par l’idée de s’approcher d’une nouvelle condition humaine, quasi humanoïde. Et c’est vrai, je peux complètement deviner le vertige. Et pourquoi pas. Pourquoi pas. Je n’éprouve cette nostalgie profonde et mystérieuse que perdu au milieu de la verdure et des espaces encore vaguement épargnés d’urbanisation. Comme au milieu de ces vignes, sur la colline qui dominait le bout de la plaine romande.

Dernière demi-heure de soleil. Je suis monté à pied. Musique dans les oreilles, The Opiates, la voix grave, les mélodies ciselées, lentes, les longues respirations, le poids velouté de la musique, la mélancolie de chaque note, le nuage brumeux des ambiances harmoniques. De quoi m’éteindre le néocortex et me relier plus sensiblement au paysage. L’étourdissement venu de marcher dans l’herbe… possible sensation d’une mémoire atavique… J’étais encore tout rempli de ces considérations profondes, de ces interrogations qui n’attendaient pas de réponse immédiate mais installaient un rapport entre les choses d’une rare densité. Assis sur un rocher, j’ai regardé le soleil, lentement disparaître. La veille, j’avais regardé « Gravity » (le récent film d’Alfonso Cuarón), qui avait entamé ce retour des consciences élargies dans mon crâne d’Homo Complexus comme dirait Edgar Morin: l’Homo sapiens et l’Homo faber ouvrant la porte à l’Homo demens, voire l’Homo mythologicus. Réalité vécue d’être sur une planète, dans l’univers, quelque part, nulle part, au milieu et en périphérie, petit, petit, petit, touchant l’immensité du doigt, un bref instant électrifié par la notion confuse de ce dépassement. Le simple fait de me trouver dans un lieu dont je n’ai pas l’habitude me semblait rendre cette perception plus nette, favorisait l’acuité de ma conscience. La relativité de cet endroit où je vis: minuscule parmi un milliard d’autres réalités. Et si le questionnement bousculait mes évidences dans la pensée, j’étais pourtant calme, heureux d’être à nouveau traversé par cette intensité de présence à soi, au monde, et je voyais le soleil, je le voyais vraiment.

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