Sport Le 16 septembre 2013

Juan Carlos Valerón, un génie oublié par l’Histoire

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Juan Carlos Valerón, un génie oublié par l’Histoire

© aupadeportivo.com

Nerveux. Tel est mon état au moment d’entamer cette entreprise essentielle à mes yeux. Celle de rendre un juste hommage à l’une des personnes qui aura sans doute le plus marqué, influencé mon existence. Mais par où commencer ? Et comment ? La tâche s’annonce en effet ardue, tant le génie de cet esthète du ballon rond ne se laisse pas aisément capturer par les traditionnelles compilations YouTube qui tapissent la Toile. Car Valerón est avant tout un joueur cérébral. Humble sur le terrain comme dans la vie, il ne réalise jamais le dribble de trop, la fantaisie superflue, souvent synonyme de buzz médiatique. Chaque geste a un dessein, et chaque dessein est collectif. Le 21 se met constamment au service des autres parce que c’est le meilleur, et non pas le contraire. Son talent infini irradie ses coéquipiers, lesquels se bonifient, se transcendent, à son contact. Bref retour sur l’œuvre maîtresse d’un poète maudit.

Juan Carlos Valerón Santana est un des ultimes représentants d’une espèce en voie d’extinction. Il incarne à merveille une vision romantique et révolue du football, celle du Numéro 10 à l’ancienne. Ce joueur délicieux, toujours au trot, affranchi de toute tâche défensive et disposant d’une liberté absolue sur le terrain, qui dicte le rythme et éclaire le jeu au gré de son inspiration, de son imagination. Ce virtuose au toucher soyeux, capable de susciter une émotion à la fois vive et profonde par un simple contrôle, une ouverture. Cet enganche créatif et imprévisible qui ne suit jamais le scénario qu’on lui propose ; il improvise. Ce demi-dieu, pourtant si humain, dont les imperfections et la discontinuité le rapprochent tant du cœur du public. Bref, ce formidable maître à jouer qui élève, match après match, action après action, le football au rang d’art.

Chevelure grisonnante au vent, buste et regard droits, ballon systématiquement collé au pied, celui qui a fait les délices des aficionados du Deportivo de La Corogne durant treize saisons impressionne par son aisance technique, sa qualité de passe et sa vision de jeu hors du commun. El Flaco, comme l’appellent affectueusement les supporters du Depor, ne manque jamais un contrôle. Mieux encore, celui-ci lui permet toujours de se défaire de son marquage, aussi coriace soit-il, en un geste, puis d’orienter le jeu et servir ses coéquipiers dans les meilleures conditions. Johan Cruyff disait que le football est facile, le plus compliqué étant d’y jouer de manière simple1. Et c’est précisément là que réside tout le génie de Valerón. Il rend le football simple. Pas de fioritures, aucune excentricité. Que du foot, du vrai, à l’état pur.

(c) aupadeportivo.com/

L’international espagnol fait figure de joueur exotique dans le monde du ballon rond moderne. Il n’est en effet point véloce, ni même puissant. Mais à quoi bon courir vite quand on voit tout avant les autres, quand on a toujours un coup, un temps d’avance sur tout le monde, et qu’en plus, on a les moyens techniques pour mettre ses plans à exécution ? Valerón compense ainsi son manque de vitesse par une intelligence de jeu foudroyante. Chez lui, tout se joue dans l’anticipation, l’effet de surprise, le changement de rythme ; passer brutalement de très lent à lent2 et terrasser tout joueur qui se dresserait sur son chemin. Adiós.

Ce qui fascine le plus chez le prodige canarien est sa facilité déconcertante pour trouver des ouvertures, là où personne ne les aurait jamais ne serait-ce qu’envisagées. Joaquín Caparrós, qui fut son entraîneur au Deportivo pendant deux ans, l’explique en ces termes : « J’ai eu l’honneur d’y entraîner Juan Carlos Valerón [au Depor]. Un magicien. Un type qui joue avec un GPS. Quand tu le regardes jouer, t’as l’impression qu’il sait où il va. Il trouve des ouvertures là où d’autres ne voient que des défenseurs. Il te sort d’un embouteillage monstre en une seconde. »3 Par ses pincées de virtuosité, ses éclairs de génie, il est ainsi capable de désarmer n’importe quelle défense. Et sinon, allez le demander au grand Bayern ! Le 18 septembre 2002, le Deportivo devint la première – et à ce jour encore la seule – équipe espagnole à remporter une rencontre de Ligue des Champions à Munich. Contre tout pronostic, le Super Depor s’imposa 3 à 2 grâce à un triplé de Roy Makaay. C’est toutefois la performance exceptionnelle de Valerón ce soir-là, auteur de deux sublimes passes décisives et à l’origine du deuxième but, qui est restée gravée dans les mémoires. Si vous ne savez pas encore ce qu’est une passe à la Valerón, regardez donc ces images :

C’était l’époque où le Depor touchait les cimes de l’Europe, emmené par des joueurs de la catégorie de Mauro Silva, Fran, Naybet, Diego Tristán, Víctor, Makaay… et bien sûr Valerón. Les blanquiazules allaient alors chercher des victoires historiques dans les forteresses les mieux gardées du continent européen telles que l’Olympic Stadium, Delle Alpi, San Siro, Old Trafford ou encore Highbury. C’est précisément chez les Gunners en mars 2002 que Juan Carlos joua l’une de ses plus belles partitions. Lors de cette victoire par le score de 2 à 0, il marqua le premier goal et désarçonna la défense d’Arsenal pour créer le second. Si étincelant que les supporters londoniens l’ont applaudi… à la mi-temps ! Ces deux buts exemplifient divinement bien le style de jeu développé par ce Depor – orienté davantage sur le collectif que les individualités et marqué par un rythme frénétique de passes millimétrées répondant à des appels incessants –, une philosophie de laquelle Guardiola dit volontiers que l’irrésistible équipe nationale des Xavi, Iniesta & cie s’est en partie inspirée4.

Quelques mois auparavant, lors de la même édition de la Champions, le chef d’orchestre de La Corogne inscrivit sans doute sa plus belle réussite en Europe face à Lille, après avoir passé en revue toute la défense et ajusté subtilement le gardien lillois. C’est néanmoins une réalisation de la tête, trois ans et demi plus tard, qui marquera le moment le plus fort de sa carrière. Nous sommes le 23 mars 2004. Quart de finale aller de la Ligue des Champions. Après avoir éliminé la Juventus de Turin, le Deportivo affronte l’A.C. Milan à San Siro et se fait sévèrement corriger, 4 à 1. Les Rossoneri sont alors tenants du titre et comptent dans leurs rangs des stars mondiales de l’envergure de Nesta, Cafu, Maldini, Pirlo, Seedorf, Gattuso, Rui Costa, Kaká (il était bon avant), Inzaghi, Shevchenko… Autant dire que personne ne donne cher à ce moment-là de la peau du Depor. Le match retour ? Une simple formalité. Mais quinze jours plus tard, portés par un stade de Riazor en délire, les bleus et blancs parviennent à réaliser l’inimaginable : remonter. Et comment ! Le Depor s’impose 4 à 0, au terme d’une partie totalement folle que le Guardian placera sur le podium des meilleurs matchs de l’histoire de la Champions League5. Valerón joue un football de rêve face aux protégés d’Ancelotti et s’offre même le luxe de marquer une tête à Dida. Le Deportivo et son mentor connaissent leurs heures les plus glorieuses.

C’était aussi l’époque où le championnat espagnol ne se résumait pas encore à un triste duopole. Barça – Real. Real – Barça. Oui, il fut un temps où les deux colosses de la Liga ne gagnaient pas tout, tout le temps. Des alternatives crédibles existaient au début des années deux mille. Deux en particulier : Valence et Deportivo. Un Deportivo qui, après avoir remporté le championnat en 2000, finit sur le podium durant quatre saisons consécutives ! Arrivé à La Corogne suite à la relégation de l’Atletico Madrid en cette même dernière année du deuxième millénaire, Valerón ne connut point les joies du titre national. Il fut cependant l’un des principaux protagonistes de l’autre grand moment de ce Depor, El Centenariazo.

Mercredi 6 mars 2002, tout est prêt pour « la gran fiesta blanca ». C’est la finale de la Coupe d’Espagne et le Real Madrid des Galácticos entend célébrer dignement son centenaire chez lui, au Santiago Bernabéu. Florentino6 est tout sourire ; la victoire du Real ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais c’est sans compter sur l’orgueil des blanquiazules, sans doute blessés par tant de mépris. La suite de l’histoire, tout le monde la connaît… Joyeux anniversaire ! Le Deportivo s’impose 2 à 1, à la faveur des buts de Sergio et de Diego Tristán. Valerón est à la baguette. Couvert par un immense Mauro Silva, il donne le tempo et une formidable cohérence au jeu de La Corogne en cette soirée historique. C’est aussi lui qui offre sur un plateau le deuxième goal à Tristán. Et comme si ça ne suffisait pas, Jean-Charles ôte encore toute dignité à Michel Salgado, sur une somptueuse action où le meneur de jeu du Depor fait danser l’ex-joueur du Celta de Vigo, avant de placer une frappe qui ira heurter le montant droit de la cage de César. Ni Figo, ni Raúl, ni Roberto Carlos, ni même Zidane. Ce soir-là, c’est bien la prestation de Juan Carlos Valerón qui est sur toutes les lèvres. Au sommet de son art.

Valerón est aujourd’hui au crépuscule de sa carrière, dans ses Canaries natales. Et bien qu’il soit adulé par ses fans et tous ceux qui l’ont côtoyé, force est de constater que ce formidable joueur reste très largement sous-évalué. Peut-être parce qu’il n’a jamais voulu quitter le Deportivo pour jouer dans un grand ? Peut-être n’a-t-il pas suffisamment scoré durant sa carrière ? Peut-être le doit-il à ses blessures à répétition au genou ? Peut-être est-ce son modeste palmarès ? Peut-être qu’il en aurait été autrement s’il avait coïncidé avec l’époque dorée de la sélection espagnole, s’il avait remporté cette tragique demi-finale contre le F.C. Porto ? Ou peut-être aurait-il dû simplement s’appeler Valerinho, avoir une coupe de cheveux branchée, porter des chaussures fluo et créer régulièrement ces polémiques dont la presse sportive raffole tant? Sans doute un peu de tout ça.

Ce relatif oubli dans lequel il est plongé aujourd’hui n’en demeure pas moins profondément injuste au regard de son talent exceptionnel. Valerón n’a jamais évolué dans un grand club, mais il a permis à un petit de tutoyer les grands. Valerón n’a pas inscrit beaucoup de buts, mais il en a offert, et beaucoup ! Devinez quel est le dénominateur commun entre les Pichichis de Roy Makaay et de Diego Tristán… Valerón a connu moult blessures, mais il a su revenir au plus haut niveau à 33 ans après deux longues années écarté des terrains. Valerón n’a pas gagné quantité de trophées ou de récompenses personnelles, mais il a gagné le cœur des amants du foot ; c’est le seul joueur à être applaudi dans tous les stades d’Espagne… même à Vigo ! Car Valerón ne se plaint jamais, ne simule pas, fait extrêmement peu de fautes (pas le moindre carton jaune durant sept ans7 !), se prend des coups à longueur de match et se relève pourtant toujours sans broncher. À l’heure de tracer son parcours professionnel, il a toujours écouté son cœur, laissant de côté la raison, quitte à gagner moins d’argent, moins de titres, moins de prestige. Valerón n’entrera sans doute jamais dans les livres d’histoire du sport roi, mais il est encore meilleur homme que footballeur. Et ça, au plus haut niveau, c’est unique.

o_deportivo_de_la_coruna_juan_carlos_valeron-6295735Gracias por todo ídolo. Hasta siempre.

 

En Bonus :

Le plus beau but de Valerón avec Majorque (face à l’Athletic Bilbao):

Le plus beau but de Valerón avec l’Atletico Madrid (face au Real Madrid) :

Iniesta: « Je payerais une entrée pour voir jouer Valerón »

Gattuso: « Je n’ai eu à faire qu’une fois un marquage à l’homme, et ce fut Valerón »

Zidane: « Le football aurait été plus simple si Valerón avait joué à mes côtés »

Guardiola: « Valerón est un grand, et il mourra grand »

Roy Maakay: « Valerón est le meilleur joueur avec lequel j’ai joué »

Sergio Ramos: « J’ai demandé mon premier maillot à Valerón, je le mettrai dans mon futur musée »

 


[3] Numéro spécial pour les 10 ans de SoFoot (été 2013).

[6] Florentino Pérez, président du Real Madrid.

[7] http://www.elgrafico.com.ar/2013/01/21/C-4625-el-sr-valeron.php

À lire aussi:

– « Juan Carlos Valerón, beau perdant« , de Pablo Garcia-Fons pour SoFoot (26 août 2012).

– « The Understated Greatness of Juan Carlos Valeron« , de Michael Cox pour ESPN (12 mars 2013).

– « Gracias por todo,‘Flaco’« , de la formidable équipe de Riazor.org (14 juin 2013).

Photos (c) aupadeportivo.com

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