© UN Photo/Sarah Fretwell
Alors qu’on parle parfois de l’hôte de la Maison Blanche pour évoquer le président des États-Unis, une formule tout aussi prestigieuse pourrait difficilement s’appliquer à son homologue uruguayen. Et pour cause. José Mujica, plus connu en Amérique latine sous le nom de Pepe Mujica, n’est pas un président comme les autres. Je souligne au passage que son surnom « Pepe » (prononcé pépé) n’a rien à voir avec son âge avancé. Il s’agit tout simplement du sobriquet donné aux personnes prénommées José dans les pays hispanophones. Mais revenons à nos moutons. Loin du confort douillet du palais présidentiel, Pepe Mujica a décidé de rester dans son humble demeure de campagne. Et encore, humble demeure est sans doute un euphémisme. Il s’agit d’une maisonnette défraichie, recouverte d’un toit en tôle et fièrement gardée par Manuela, sa chienne à trois pattes.
La voiture présidentielle est à l’image de sa maison : sobre, simple et discrète. Mais il n’est pas rare que le président de l’Uruguay prenne le volant de sa voiture personnelle, une vieille Coccinelle de 1987, pour aller faire ses commissions, passer à la boucherie ou se rendre à la quincaillerie. Il règle toujours ses achats en espèces, jamais par carte de crédit. Sa simplicité est aussi reflétée dans son style vestimentaire. Il en a d’ailleurs surpris plus d’un en se rendant à des sommets de très haut niveau chaussé de vieux souliers marrons bien entamés. Ou mieux encore : avec des sandales.
« Un peuple éduqué a les meilleures chances dans la vie et reste plus difficile à tromper par les corrompus et les menteurs. »
Une chose est sûre, Pepe Mujica fait couler beaucoup d’encre en Amérique latine. Il suscite un engouement spectaculaire. Et ce n’est pas sans fondement. Mujica est un président qui donne 90 % de son salaire à des œuvres caritatives, qui ouvre les portes du palais présidentiel pour y accueillir les sans-abris les jours de grands froids, qui a passé près de quatorze années de sa vie à croupir dans des prisons insalubres pendant la dictature, qui a été victime de torture et a eu le corps criblé de balles, qui a légalisé le mariage homosexuel, l’avortement et le cannabis, qui a revu à la baisse les salaires des dirigeants de son parti, et qui est l’auteur des propos suivants : « Nous allons investir premièrement dans l’éducation, deuxièmement dans l’éducation, et troisièmement dans l’éducation. Un peuple éduqué a les meilleures chances dans la vie et reste plus difficile à tromper par les corrompus et les menteurs. »1
Mais plutôt que de partager plus d’informations que vous pouvez aisément retrouver dans la presse, il me semble plus intéressant de traduire sa pensée. Ou plutôt ses pensées. De porter à la connaissance des francophones sa philosophie. Pepe Mujica apparaît ainsi comme un chef d’État plein de sagesse et d’humilité, et ses propos semblent bel et bien reflétés dans ses actes ainsi que dans son mode de vie. Un discours qu’il a prononcé en septembre 2013 devant l’Assemblée générale des Nations Unies avait fait sensation. Voici quelques passages qui m’ont marqué et qui en disent long sur ce président hors du commun :
« Nous avons sacrifié les anciens dieux immatériels pour chanter les louanges du Dieu Marché »
(…) La lutte contre l’économie malpropre, le trafic de drogue, l’escroquerie et la fraude, la corruption, ces fléaux contemporains issus des valeurs immorales, celles-là mêmes selon lesquelles l’enrichissement fait notre bonheur, quel qu’en soit le prix.
Nous avons sacrifié les anciens dieux immatériels pour chanter les louanges du Dieu Marché. Il se charge d’organiser l’économie, la politique, les habitudes et la vie, et va jusqu’à nous financer, par carte bancaire et à crédit, l’apparence du bonheur. Il semblerait que nous soyons nés dans le seul but de consommer et consommer, et lorsque ce n’est plus possible, la frustration, la pauvreté et l’auto-exclusion nous gagnent. Une chose est vraie aujourd’hui. Avec tant de gaspillage et une telle accumulation de déchets, la mesure de l’empreinte carbone, ainsi nommée par la science, révèle que si l’humanité entière aspirait à vivre comme un Nord-américain moyen, nous aurions besoin de trois planètes. (…)
« Nous remédions à la sédentarité avec des tapis de course, à l’insomnie avec des pilules et à la solitude avec de l’électronique. »
Une civilisation contre la simplicité, contre la sobriété, contre tous les cycles naturels, et, pire encore, une civilisation contre la liberté de disposer du temps de vivre les relations humaines, l’amour, l’amitié, l’aventure, la solidarité, la famille. Une civilisation contre le temps libre non rémunérateur dont elle pourrait profiter pour contempler la nature. Nous balayons des jungles authentiques et replantons des jungles anonymes en béton. Nous remédions à la sédentarité avec des tapis de course, à l’insomnie avec des pilules et à la solitude avec de l’électronique. (…)
La marche impétueuse de l’homme se poursuit pour acheter et vendre tout ce qui existe. Pour innover et négocier ce qui n’est pas négociable. Des campagnes marketing font la promotion des cimetières et des pompes funèbres, des maternités, des parents, grands-parents, oncles et tantes, en passant par les secrétaires, les voitures et les vacances. Tout, absolument tout est un marché.
De nos jours, l’homme erre entre finances et ennui routinier des bureaux climatisés. Il rêve continuellement de vacances et de liberté. Il rêve continuellement d’en finir avec les dettes, puis un jour, son cœur lâche et adieu…2
Ce ne sont là que quelques brefs passages qui abordent les valeurs de l’être humain et la société de consommation, mais je vous invite à écouter son discours complet (en espagnol3) pour en savoir davantage sur le fond de sa pensée. L’enregistrement de l’interprétation simultanée est disponible, mais la complexité de son discours, qui est empreint d’une grande poésie, ne simplifie pas la tâche délicate des interprètes.
Est-ce donc en raison de la barrière de la langue que ses paroles ne sont que peu relayées par les médias francophones ? De la distance qui sépare le Vieux Continent de l’Amérique latine ? Ou peut-être car il ne fait pas bon en dire trop sur ce président énigmatique qui incarne une réalité parfois dérangeante. Il faut bien admettre que la lucidité de ses propos peut être déconcertante. Sensées et sans détours, ses paroles font mouche. Elles trouvent rapidement un écho au sein du peuple, qui s’empresse de les partager sur les réseaux sociaux. C’est par exemple le cas de sa réaction quant à la légalisation du mariage homosexuel : « Nous appliquons un principe très simple : reconnaître les faits. L’avortement est vieux comme le monde. Les couples homosexuels existent depuis la nuit des temps. Le mariage gay, je vous en prie ! Il y a eu Jules César, Alexandre le Grand, et on nous dit que c’est moderne, alors que c’est vieux comme l’humanité. C’est une réalité objective. Ça existe. Ne pas le légaliser reviendrait à torturer les gens inutilement. »4
Enfin, le mode de vie austère, ou du moins inhabituel pour un chef d’État, ainsi que le « maigre » salaire qu’il lui reste après toutes ses donations à des œuvres caritatives lui ont valu le surnom de « président le plus pauvre du monde ». Voici donc, pour conclure sur des paroles pleines de sagesse, ce qu’en pense Pepe Mujica : « Je ne suis pas pauvre. Pauvres sont les personnes qui pensent que je suis pauvre. J’ai certes peu de choses, le minimum, mais c’est justement pour pouvoir être riche. Je souhaite avoir du temps pour le consacrer à des occupations qui me motivent. Et si j’avais beaucoup de possessions, je devrais m’en occuper et je ne pourrais pas m’adonner à ce qui me plait réellement. C’est ça la vraie liberté. L’austérité. Consommer peu. Ma maison est petite, mais c’est pour avoir plus de temps à consacrer aux choses qui me plaisent. Autrement, je devrais avoir une employée de maison, ce qui serait comme une intrusion dans ma maison. Et si j’avais beaucoup de choses, je devrais les surveiller pour ne pas me les faire voler. Non. Avec trois petites pièces, ça me suffit. Un coup de balai entre ma femme et moi et c’est réglé. Nous avons ainsi du temps pour faire ce qui nous anime vraiment. Nous sommes loin d’être pauvres. »5 Que dire de plus ?
1 http://elpais.com/elpais/2013/05/30/opinion/1369937259_145488.html. Ma traduction.
2 Discours original et complet du président disponible à l’adresse suivante : http://gadebate.un.org/sites/default/files/gastatements/68/UY_es.pdf. Les passages ont été traduits par mes soins.
3 http://www.youtube.com/watch?v=OLef1zl7k4Q
4 http://www.elliberal.com.ar/ampliada.php?ID=128335. Ma traduction.
5 http://esnoticia.co/noticia-1474-el-presidente-uruguayo-pepe-mujica-yo-no-soy-pobre. Ma traduction.
oui, il faut sortir de la rhétorique pouvoir d'achat, croissance, compétition que les gens du marché et experts en tout…