Au moment où la primaire américaine bat son plein, il n’est pas inutile de s’interroger sur la relation complexe entretenue par les Etats-Unis avec l’idée d’égalité et d’inégalité.
On s’imagine parfois que les Etats-Unis ont une tolérance sans limite et éternelle pour l’inégalité, alors que la France serait caractérisée par une passion sans pareil pour l’égalité. Rien n’est plus faux. En vérité, ce sont les Etats-Unis – suivi du Royaume-Uni – qui ont inventé dans l’entre-deux-guerres l’impôt fortement progressif sur le revenu et sur les successions, avec des niveaux de progressivité fiscale jamais utilisés en France ou en Allemagne (sauf pendant de très courtes périodes). Commençons par examiner le graphique suivant, qui décrit l’évolution du taux supérieur de l’impôt sur le revenu (c’est-à-dire le taux applicable aux revenus les plus élevés) aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et en France de 1900 à 2015:
Il y a un siècle, à la veille de la Première guerre mondiale, l’impôt sur le revenu n’existait quasiment pas. Puis les taux montèrent très vite à la fin de la guerre et au début des années 1920. Tous les pays sont concernés, mais ce sont clairement les Etats-Unis puis le Royaume-Uni qui mènent le mouvement. Si l’on fait la moyenne sur la période 1930-1980, c’est-à-dire un demi-siècle, on constate que le taux applicable aux revenus américains les plus élevés est en moyenne de 82 %, avec des pointes à 91 % des années 1940 aux années 1960, de Roosevelt à Kennedy, et toujours 70 % lors de l’élection de Reagan en 1980. Sur la même période, la France et l’Allemagne se limitent à des taux supérieurs de l’ordre de 50-60%, ce qui est déjà une révolution par rapport à l’avant-Première guerre mondiale, mais ce qui reste modeste par comparaison à ce qui se fait à la même époque dans les pays anglo-saxons.
L’écart est encore plus massif si l’on examine maintenant le cas de l’impôt successoral. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni appliquent pendant des décennies des taux de l’ordre de 70-80% aux plus grandes fortunes, alors que le taux supérieur de l’impôt sur les successions a généralement été compris entre 20% et 40% en Allemagne et en France tout au long du 20e siècle. Le taux de 45% actuellement appliqué aux plus fortes successions en ligne directe est le plus élévé jamais utilisé dans l’hexagone, mais il paraît bien modeste par comparaison aux sommets anglo-saxons de l’après-Seconde guerre mondiale.
Pourquoi les Etats-Unis mettent-ils en place à partir des années 1920-1930 cette vigoureuse politique de réduction des inégalités? Dès la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, on observe outre-Atlantique une inquiétude de plus en plus vive au sujet de la montée des inégalités. Cela conduit au terme d’un long processus à amender la constitution américaine (procédure pourtant peu commode) pour permettre la création d’un impôt fédéral sur le revenu en 1913, puis d’un impôt fédéral sur les successions en 1916. Il est intéressant de noter que les Etats-Unis craignent à cette époque de ressembler un jour à la Vieille Europe, alors perçue comme hyper-inégalitaire, et contraire à l’esprit démocratique américain.
Cela apparaît clairement à la lecture du fameux discours tenu en 1919 par Irving Fisher, alors président de l’association des économistes américains. Fisher, qui n’avait rien d’un dangereux gauchiste, explique à ses distingués collègues réunis pour leur congrès annuel que la montée des inégalités et d’une concentration « non-démocratique » des richesses, s’approchant des niveaux européens, est la principale menace pour le développement harmonieux de l’Amérique. Il en conclut notamment qu’il faut imposer lourdement les plus hautes successions, par exemple en les amputant d’un tiers à la première génération, deux tiers à la seconde, et trois tiers à la troisième (voir ici). C’est quasiment ce qui arriva, puisque le taux supérieur du tout nouvel impôt successoral bondit à 40% dès les années 1920 et 70-80% dès les années 1930-1940.
Il est également intéressant de noter que le seul moment où l’Allemagne applique des taux très élevés aux plus hautes successions et aux plus hauts revenus survient entre 1946 et 1949, c’est-à-dire pendant la période d’occupation américaine, quand la politique fiscale allemande est fixée par l’Allied Control Council, en pratique dominé par les Etats-Unis. On retrouve d’ailleurs le même phénomène au Japon, comme le montrent les deux graphiques suivants (où le Japon a été ajouté en plus des quatre autre pays):
Insistons sur le fait que les Etats-Unis de 1946-1949 ne cherchent aucunement à « punir » les Allemands et Japonais en leur imposant des taux confiscatoires, puisqu’il s’agit très exactement de la même politique que celle appliquée à la maison. Dans l’esprit américain de l’époque, même si cela peut semble étonnant vu d’aujourd’hui, cela participe au contraire de leur mission civilisatrice: il s’agit d’apporter dans le même temps de nouvelles institutions démocratiques et de nouvelles institutions fiscales à ces deux pays, de façon à éviter qu’une concentration excessive des richesses se mette en place, et que la démocratie ne se transforme en ploutocratie.
Le cas de l’impôt successoral japonais a également ceci d’intéressant qu’il est toujours resté relativement lourd, au moins nominalement, avec un taux supérieur qui vient d’être remonté à 55% par le gouvernement de centre-droit en 2015.
Plus généralement, assisterait-on aujourd’hui aux prémisses d’un retour historique à une plus forte progressivité fiscale, une sorte de remake du mouvement amorcé il y a près d’un siècle ? Le succès de Sanders aux primaires américaines traduit sans nulle doute une exaspération croissante vis-à-vis de la montée des inégalités et des pseudo-alternances Clinton et Obama. Il faudra toutefois bien des combats politiques pour parvenir à contrer l’emprise croissante de l’argent privé sur la vie politique et sur les médias, notamment aux Etats-Unis (mais pas seulement).
Une autre différence essentielle avec le début du 20e siècle tient au fait que la concurrence fiscale entre pays et l’opacité financière ont atteint en ce début de 21e siècle des proportions inédites dans l’histoire, ce qui rend difficile le retour à une forte progressivité fiscale en l’absence d’une coordination internationale adéquate (qui est techniquement possible, mais politiquement et intellectuellement compliquée dans le contexte actuel).
On ajoutera un autre facteur qui ne faisait pas partie du paysage politico-idéologique d’il y a un siècle: il existe aujourd’hui deux grands pays ex-communistes, la Russie et la Chine, qui après leurs expériences traumatiques ont quasiment renoncé à toute tentative rationnelle de réduction des inégalités par la puissance publique. Il n’existe ainsi aucun impôt successoral dans ces deux pays (capitalistes de tous les pays, allez mourir en Russie ou en Chine pour transmettre votre fortune sans payer le moindre impôt!), et même si le gouvernement chinois parle d’en introduire un, dans le cadre d’une vaste réforme fiscale, sa réticence vis-à-vis de l’état de droit risque fort de le dissuader de passer à l’acte.
Examinons maintenant une autre dimension de la lutte contre les inégalités, à savoir le salaire minimum, qui pourrait bien jouer un rôle central à l’avenir. Dans la foulée du New Deal, les Etats-Unis ont créé un salaire minimum fédéral dès les années 1930, et son niveau (exprimé en dollars de 2015) a dépassé les 10 dollars par heure à la fin des années 1960, soit trois fois plus que le niveau français de l’époque:
On assiste là encore à un retournement complet à la suite de l’élection de Reagan en 1980. En l’absence de mécanisme d’indexation automatique, le salaire minimum fédéral est gelé pendant de longues périodes, avec quelques revalorisations ponctuelles sous Clinton et Obama, qui ne suffisent pas à compenser le fait que le pouvoir d’achat du salaire minimum se retrouve lentement mais surement grignoté par l’inflation depuis maintenant plusieurs décennies: guère plus de 7 dollars par heure en 2016, contre près de 11 dollars en 1969, soit une perte du niveau absolu de pouvoir d’achat de plus d’un tiers en un demi-siècle, ce qui n’est pas banal pour un pays en croissance. On comprend mieux pourquoi Sanders propose de revaloriser à 15 dollars par heure le salaire minimum fédéral.
L’autre enjeu crucial soulevé par Sanders est celui de la gratuité de la santé et de l’université. La question est centrale, car les inégalités d’accès à l’éduction ont atteint des sommets inouïs aux Etats-Unis, comme le montre clairement ce graphique, issue des travaux d’Emmanuel Saez et Raj Chetty, et qui décrit le lien observé aux Etats-Unis en 2008-2012 entre le revenu des parents (exprimé en percentiles, du 1% le plus faible au 1% le plus élevé) et la probabilité que les enfants fassent des études supérieures:
On observe une ligne droite quasi-parfaite, qui va pratiquement de 0% à 100% : les enfants issus des milieux les plus modestes ont un probabilité à peine supérieure à 20% d’accéder aux études supérieures, contre plus de 90% pour les enfants issus des milieux les plus favorisés. Ce graphique montre le gouffre béant qui existe parfois entre d’un côté les lénifiants discours méritocratiques tenus par les élites et les gagnants du système (qui ont toujours eu beaucoup d’imagination pour justifier leur position, mais qui en un siècle ont fait d’indéniables progrès dans cette direction), et de l’autre la réalité de ce que vivent les classes populaires et de très larges groupes de la population. Encore faut-il préciser que les enfants d’origine modeste qui parviennent à se frayer un chemin vers les études ne vont évidemment pas aux mêmes universités que les enfants favorisés. Le revenu moyen des parents des étudiants de Harvard correspond actuellement au revenu moyen des 2% des Américains les plus aisés. Il existe certes quelques étudiants dont les parents ne font pas partie du top 2%, mais ils sont tellement peu nombreux, et ceux qui sont issus du top 2% sont tellement haut placés dans le top 2%, que la moyenne est la même que si tous les étudiants avaient été choisis au hasard au sein du top 2%.
Là encore, les résistances au changement seront fortes, en particulier de la part des grandes universités et des élites, qui ne veulent pas perdre la main sur les procédures d’admission. Le combat pour l’égalité d’accès à l’éducation n’en reste pas moins l’un des plus porteurs pour l’avenir, ne serait-ce que parce qu’il est fortement susceptible de mobiliser les minorités hispaniques et noires (en passe de devenir la majorité), davantage peut-être que la question de la progressivité fiscale ou même le salaire minimum (même si ces différents combats peuvent et doivent avancer de concert).
Une chose de sûre: même si les inégalités y sont devenus beaucoup plus élevés qu’en Europe au cours des dernières décennies, les Etats-Unis ont une relation avec la notion d’égalité et d’inégalité qui est beaucoup plus complexe que ce que l’on imagine parfois, et qui n’a pas fini de nous surprendre, au 21e siècle comme au 20e siècle. Confrontés à des inégalités jugées insupportables, les Etats-Unis ont inventé au cours du siècle écoulé de nouveaux outils pour les réduire. Il en ira sans doute de même à l’avenir, sous des formes qu’il est difficile de prévoir, mais auxquelles on peut se préparer en remettant ces questions en perspective longue. La fin de l’histoire n’est pas pour demain.
(données complètes en format xls disponibles ici)
Cet article a été publié sur le blog de Thomas Piketty hébergé par Le Monde.
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