Sport Le 9 mai 2020

« El Trinche » Carlovich : il était meilleur que Maradona, il est mort dans l’anonymat

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« El Trinche » Carlovich : il était meilleur que Maradona, il est mort dans l’anonymat

Stefan Renna n’a jamais vu jouer l’Argentin Tomás Felipe Carlovich. Cela ne l’empêche pas de lui rendre hommage, après l’annonce de sa mort le vendredi 8 mai. C’est que « El Trinche » possédait toutes les caractéristiques du footballeur « à part ».


 

 

Il s’appelait Tomás Felipe Carlovich. Un blaze que même les plus grands fans de football n’ont peut-être jamais entendu. Carlovich, c’est un joueur de diggers si l’on me permet cette métaphore musicale. Et si on la file, cette métaphore, Carlovich tient davantage du « Rock’n’rolla » de Guy Ritchie que de la « Rock’n’roll star » des frères Gallagher. Tomás Felipe Carlovich, c’était un footballeur que je n’ai jamais vu jouer. El Trinche est décédé ce vendredi à l’âge de 74 ans. Voici son histoire.

 

Esta noche juega El Trinche

Tomás Felipe Carlovich naît le 19 avril 1946 à Rosario, dans la province argentine de Santa Fe. C’est le dernier né d’une fratrie de sept pibes (trois filles et quatre garçons), dont les parents ont quitté la Yougoslavie après la crise de 1929 pour chercher un avenir meilleur de l’autre côté de l’Atlantique. On sait très peu de choses de son enfance, si ce n’est qu’il partage le quotidien de millions de petits Argentins : il joue au foot. Comme d’autres avant et après lui, El Trinche (« la fourchette », pourquoi ce surnom ? Je ne sais pas.) se forge une technique sur le bitume des rues de son quartier (Belgrano) et les potreros, ces terrains de jeu – souvent vagues – improvisés. Quand il débute en club, Carlovich est déjà un joueur de gambeta, cette expression typiquement argentine pour illustrer le dribble, le crochet, le petit pont.

Sa « carrière » débute à Rosario Central, l’un des deux clubs phares de la ville avec les Newell’s Old Boys. Mais La Fourchette manque de discipline : il lui arrive de manquer l’entraînement car il oublie de se réveiller ou parce qu’il préfère aller pêcher. Du coup, après seulement deux apparitions en première division avec les Canallas, la canaille de Belgrano quitte Central (Rosario) pour un autre Central (Córdoba, mais de la ville de Rosario)… bref c’est pas central dans son histoire. Avec les Charrúas, surnom donné aux joueurs du Central Córdoba de Rosario, Carlovich devient une idole.

Esta noche juega el Trinche, soit « ce soir El Trinche joue », résume son passage dans le club du stade Gabino Sosa. On ne venait pas pour voir un match de football mais pour un footballeur. De quoi devenir loco, comme Marcelo Bielsa, qui était présent dans les gradins presque tous les samedis. Entre 1972 et 1974, la légende du Trinche s’écrit sur et hors de la cancha. À tel point que les Rosarinos diront de lui qu’il était meilleur que Maradona. Le Pibe de Oro Lui-même ne s’y trompe pas. En 1993, quand il débarque aux Newell’s Old Boys, un journaliste lui demande : qu’est-ce que ça fait d’avoir le meilleur joueur du monde ici ? Réponse de Maradona : « Le meilleur, il vit à Rosario et il s’appelle Carlovich »1. Adoubé par D1os, excusez du peu !

Quelles étaient ses caractéristiques pour mériter tant de louanges ? Difficile de les décrire car il n’existe aucune image de Carlovich en action. Son talent, il faut se l’imaginer, en s’aidant notamment des récits de certaines personnalités parmi les plus respectées du football argentin : José Pékerman, César Luis Menotti ou encore Jorge Valdano. Un Redondo en plus élégant encore, un Riquelme en moins explosif ; Carlovich est un joueur lent dans ses mouvements mais extrêmement rapide dans ses pensées. « Une demi-seconde avant de recevoir la balle, je savais d’où elle allait arriver et ce que j’allais en faire », raconte El Trinche dans un splendide et émouvant épisode d’Informe Robinson, un magazine sportif de la TV espagnole2. Si Carlovich n’est pas devenu un joueur professionnel, c’est tout simplement parce qu’il n’en a pas eu envie. Le reste de sa carrière se raconte en anecdotes.

WikiCommons

 

Doble caño

La plus connue, c’est une histoire de petit pont. Ou plutôt, de petitS pontS3. La « spéciale » du Trinche ? Le doble caño. Un adversaire vient à son encontre, il lui colle un premier petit pont ; sous le choc, celui-ci tente de revenir sur Carlovich qui l’attend et lui en colle un second. Au revoir, merci et c’est tout un stade qui en redemande. Comme ce jour où il décide de jouer tout un match de tacón – du talon – comme ça, juste parce que ça le faisait kiffer.

Avril 1974. La sélection albiceleste de Mario Kempes débarque à Rosario pour un dernier tour de chauffe avant le mondial allemand. Elle doit affronter une sélection rosarina composée de cinq joueurs de Newell’s, cinq de Rosario Central et… Carlovich, seul joueur de deuxième division. Résultat : une « zère » monumentale, 3-1 pour la sélection… de Rosario ! Le sélectionneur national Vladislao Cap doit supplier l’équipe adverse de faire sortir Carlovich à la mi-temps pour tenter d’éviter une déculottée mémorable à quelques semaines de la Coupe du monde.

Autre anecdote qu’aucun fact-checking ne pourra sans doute vérifier : El Trinche aurait pu signer aux New York Cosmos de Pelé, mais O Rei aurait lui-même tout fait capoter de peur qu’on lui vole la vedette. En 1976, Carlovich signe toutefois à l’Independiente de Rivadavia, un club de la ville de Mendoza. Là-bas, il demande comme prime de match une voiture. Dès qu’il la reçoit, Carlovich file à Rosario et plus personne ne verra son ombre à Mendoza. Qu’importe le pognon quand on peut avoir la paresse. El Trinche le dira lui-même : pour lui, « jouer au Central Cordoba c’est comme jouer au Real Madrid »4.

 

La mort d’un « romantique »

Combien de buts a-t-il inscrit en carrière ? Aucune idée. Combien de trophées levés au ciel ? Très peu. Combien de matches disputés en première division argentine ? Deux ou trois, peut-être quatre. Si l’on se base sur ses statistiques, Carlovich possède tous les attributs d’un fantôme du football. Une impression fuyante renforcée par son absence quasi totale des écrans. Quand on tape « Carlovich » sur YouTube : rien. Est-ce que les anecdotes racontées ci-dessus sont toutes vraies ? [emoji qui hausse les épaules]

Mais c’est sans doute tout ça qui contribue à faire de Tomas Felipe Carlovich un joueur de football à part. « Il est devenu un symbole d’un football romantique qui aujourd’hui n’existe pratiquement plus », illustre l’ex-directeur sportif du Real Madrid Jorge Valdano5. La légende d’El Trinche ne s’écrit pas en chiffres et en compilations YouTube, mais grâce à notre propre imagination. A défaut de voir, on peut rêver. Et moi, je l’imagine bien attendre tranquillement au paradis l’ordure qui a provoqué sa mort en lui volant sa bicyclette6 pour lui glisser un petit pont OKLM.

 


1. https://www.sofoot.com/adoube-par-maradona-tomas-carlovich-est-mort-483173.html

2. Pour en savoir plus sur le Robinson en question, lire dans Le Temps : https://www.letemps.ch/sport/michael-robinson-langlais-conquis-lespagne

3. https://www.sofoot.com/voici-10-histoires-de-petits-ponts-mythiques-481608.html#5-tomas-felipe-carlovich-sur-pancho-sa

4. Voici le documentaire en intégralité (et en espagnol)

5. Ibid.

6. https://www.lanacion.com.ar/deportes/futbol/trinche-carlovich-nid2362618

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